Peut-on naturaliser la suggestion hypnotique? Pour une critique radicale des débats actuels (étatistes, anti-étatistes)

Résumé: En se construisant sur le pari que les phénomènes de la suggestion hypnotique sont a priori naturalisables, et que les sciences cognitives offrent un cadre théorique acceptable pour leurs protocoles expérimentaux, les théories contemporaines de l'hypnose ignorent les doutes formulés par la philosophie de l'esprit actuelle touchant la naturalisation des concepts qui ont un contenu normatif, logique ou moral. Les phrases de suggestion comportent cependant des paradoxes qui rendent formellement indécidable l'interprétation de résultats-clés de nombre d'expériences hypnotiques. L'opposition entre étatistes et non-étatistes s'expliquerait alors par un contresens sur la valeur des données de base invoquées dans leurs polémiques.

Mot-clés: épistémologie des sciences cognitives, hypnose, naturalisation, philosophie de l'esprit, paradoxes sémantiques.


Le présent essai a une vocation explicitement polémique, puisqu'il met en question la possibilité même d'intégrer la théorie cognitive (ou prétendue telle) de l'hypnose et de la suggestion au corps, en voie de constitution, des neurosciences. D'une part en effet, une telle doctrine présenterait, si elle existait, un intérêt absolument privilégiée pour les sciences cognitives: elle rendrait compte des opérations les plus sophistiquées de l'esprit (par exemple l'évaluation subjective des perceptions de la douleur, ou bien la planification intentionnelle d'actions complexes), à travers une suite expérimentalement contrôlable de processus causaux, dont on n'aurait plus, pour ainsi dire, qu'à affiner par ailleurs la description (que ces processus causaux soient classiquement intra-mentaux, et liés à la cognition et à l'affectivité, ou au contraire, comme dans le courant socio-cognitif, extra-mentaux, et liés aux interactions des individus selon les lois de la psychologie sociale). D'un autre côté, force est de reconnaître que, depuis un siècle, pas un seul argument en faveur de l'une ou l'autre des solutions naturalistes aux problèmes de la suggestion hypnotique n'a été définitivement acquise. Tout se passe comme si, au contraire, dès qu'un argument en faveur de la thèse socio-cognitive est avancée, aussitôt lui fait pièce un argument étatiste, et réciproquement! Le débat est devenu ces dernières années tellement proliférant, sans jamais, fait étonnant, que les protagonistes arrivent simplement à se mettre d'accord sur ce à quoi ressemblerait une solution aux questions qu'ils soulèvent, qu'il devient légitime d'interroger les termes du débat - de se demander si ce n'est pas tout simplement l'option naturaliste, et la volonté d'adopter, sans aucune critique préalable, un cognitivisme de façade, qui paralyse les chercheurs.

Réduit à son noyau, le problème est le suivant: les étatistes pensent qu'il est impossible de nier que l'état mental hypnotique soit un état psychique quelconque, ou une altération de la conscience qui rend compte causalement d'anomalies objectives (ils invoquent surtout les performances des hypnotisés devant la douleur); les anti-étatistes nient qu'il y ait besoin d'un tel état mental, et que l'assomption d'un rôle dans la dramatisation spectaculaire des protocoles hypnotiques est suffisante pour expliquer, par une suggestion purement relationnelle, tous les phénomènes bizarres attribués à un état spécial de l'esprit hypnotisé. Une (fausse) troisième voie semble se dessiner, rassemblant ceux qui pondèrent les deux facteurs, mais qui, ce faisant, renoncent à toute justification théorique pour préserver un simple empirisme clinique.

Les uns et les autres semblent avoir construit un mur infranchissable entre la théorie cognitive qu'ils élaborent et les débats épistémologiques qui agitent la philosophie de l'esprit, et qui, rapportés à la suggestion hypnotique, donnent de bonnes raisons de penser qu'il n'y en a aucune théorie scientifique possible. Ce n'est pas une extravagance. En sémantique, tout un courant de pensée logique et linguistique a pris le parti de défendre une "no-theory theory of meaning" (une théorie de l'absence de théorie de la signification), expression exemplaire qui ne reflète aucune démission du point de vue rationaliste, mais une conscience aiguë des exigences de la science, et de ce que certains objets n'y sont pas propres.

Dans leur conclusion à Theories of Hypnosis - Current Models and Perspectives, S. Lynn et J. Rhue (1) posent les trois questions auxquelles les 600 pages de recherches anciennes et contemporaines qui précèdent n'ont jamais pu donner ni une réponse, ni même l'idée d'une réponse acceptable par tous: "(1) L'hypnose est-il un état de conscience altéré? (2) Le comportement hypnotique est-il involontaire? (3) À quel degré l'hypnotisabilité est-elle stable, spécifique (trait-like) et modifiable?" Or, il est clair que ces questions ne peuvent avoir de solution empirique que si un consensus se dessine au niveau conceptuel, et d'abord conceptuel, sur ce que peut être un état normal de la conscience, ainsi que la faculté d'agir et la nature du volontaire, et pour finir, si l'on donne des raisons solides de soustraire un terme d'aptitude comme "hypnotisabilité" au cercle connu: pour être hypnotisable, il faut avoir une certaine hypnotisabilité, et la preuve qu'on a bien cette hypnotisabilité, c'est qu'on peut être hypnotisé. Les théoriciens de l'hypnose ont déjà reconnu la force de cet argument dans le cas du cercle suggestion / suggestibilité; sauf pétition de principe sur l'existence objective de l'hypnose, il s'y applique tout autant. Une fois soulevés ces doutes, il n'est même plus sûr que l'hypnose, telle qu'elle figure dans ces trois questions, soit donc mieux qu'un mot en quête de référent, et le problème de l'hypnose, l'effet pseudo-référentiel d'un terme uniquement consacré par la tradition historique.

Je laisse de côté la question (1). Pour parler d'"état de conscience altéré", il faudrait déjà disposer d'un concept univoque de conscience. Parler de ses altérations, c'est d'emblée situer celle-ci sur une échelle quantitative, ce qui est précisément le point en question. Il est patent que la conscience est un état vécu en première personne, qu'en outre, elle entre à titre normatif dans la désignation d'un nombre important de phénomène mentaux (par exemple, on peut dire: "j'aurais dû être conscient de ceci ou de cela"), et enfin, que les qualia conscients comportent une part incompressible de référence bizarre à une expérience privée, par principe invérifiable. Quand les sujets hypnotisés font état d'altérations de leur état de conscience, il n'y a donc aucune raison de les créditer d'une autorité spéciale pour le faire, et ce n'est pas parce qu'ils ressentent des oscillations mentales quelconques que celles-ci ont pour siège la conscience en un sens minimalement objectivable et pur de toute préconception théorique non-critique touchant ce qu'est ou ce que doit être une conscience normale. Observateurs et sujets d'expérience, de ce point de vue, partagent les mêmes incertitudes. Et ce n'est pas parce qu'ils se mettent d'accord sur des termes obscurs que les termes en deviennent plus clairs.

Je laisse aussi la question (2) de côté. Ses incertitudes découlent en partie des doutes issus de la question (1): telle qu'elle est toujours interprétée dans les théories naturalistes de l'hypnose, la volonté renvoie à un ressenti intérieur subjectif. Mais ce n'est pas parce que le langage ordinaire incline à décrire l'obéissance complaisante ("compliance") en termes de dépossession de l'autonomie normale (et là encore, moralement normative) de l'individu, que c'est bien ce qui se passe, ou même ce qui doit être décrit dans les protocoles hypnotiques. La disparition de la volonté qui régit les actes n'est pas forcément un événement mental ou social caractérisé; elle peut aussi bien découler d'un changement de contexte institutionnel, comme par exemple, lorsqu'on livre à l'examen expérimental (dans un laboratoire de psychologie) ou à la vérification par autrui (dans le cabinet d'un hypnothérapeute) les modalités de son propre contrôle de soi. Se mettre en position de sujet d'expérience ou de client sollicitant un remède contre des tendances dont on ne veut plus (fumer, etc.), modifie toute description possible de la liberté de la volonté. Or, il est vain de chercher à réduire cette difficulté par un affinement du protocole expérimental (en psychologie sociale, comme dans l'approche cognitivo-affective): il s'agit d'une difficulté purement conceptuelle, fonction d'une fait que la volonté n'est pas une chose, mais une fiction inséparable du rôle rationalisant qu'elle joue dans la justification des conduites, dans l'échange verbal et l'interprétation de ses contenus.

Pour qu'il y ait une rationalité cognitive digne de ce nom, et une naturalisation correcte des faits de suggestion hypnotiques, il faudrait que les termes entre lesquels on construit un rapport causal prétendument déterministe (l'induction et/ou la suggestion hypnotique, d'une part, et de l'autre, la réponse des sujets dans des circonstances définies d'avance) soit logiquement indépendants. Étatistes et anti-étatistes, quelle que soit l'ampleur des divergences théoriques et pratiques entre eux, présument que c'est le cas. Je propose un argument en trois temps pour mettre cela en doute.

En conclusion, je soutiendrai que la dépendance logique paradoxale entre suggestion et réponse à la suggestion tend à rendre formellement indécidable l'interprétation des résultats d'une "expérimentation hypnotique" conforme aux canons épistémologiques usuels. Pour maintenir la charge polémique de cet essai, je proposerai ensuite l'idée que, faute de prendre position face aux doutes de la philosophie de l'esprit sur une naturalisation exhaustive de toute espèce d'intentionnalité, et en croyant donc la naturalisation des actions et des perceptions les plus sophistiquées a priori possible, les théories actuelles de l'hypnose n'empruntent aux sciences cognitives qu'une phraséologie extérieure. Il n'y a rien de commun entre les théories cognitives, expérimentalement fondées, de la perception ou du contrôle de l'action, et le court-circuit que proposent les théories de l'hypnose entre la vie mentale la plus riche et un contrôle causal illusoire, qui négligent les contraintes formelles qui pèsent sur l'interprétabilité des réponses des sujets des "expériences hypnotiques".

Références bibliographiques

P.-H. Castel, La Querelle de l'hystérie, PUF, 1998.

P.-H. Castel, La suggestion comme problème moral en psychopathologie, in Bernheim et Delbœuf, entre hypnose et suggestion, Revue du Corpus n°32, Presses universitaires de Nanterre, éd. J. Carroy et P.-H.Castel, Nanterre, 1997.

Hypnosis Theories: Themes, Variations and Research Directions, Theories of Hypnosis ¾ Current Models and Perspectives, Guilford Press, 1991, p.601.