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Auguste Comte, un scientiste ?

 

Auguste Comte, un scientiste ? Pour quiconque a entendu parler tant soit peu du "penseur positif", cela paraît l'évidence même. Il est entendu, une fois pour toutes, qu'Auguste Comte fut le père fondateur de cette doctrine naïve qui fait de la science une divinité en passe de faire entrer l'humanité dans un nouvel âge d'or, et qui révère les savants comme le Moyen-Age vénérait les saints.

·         Auguste Comte contre les savants

·         Auguste Comte contre le déterminisme absolu

 

Auguste Comte contre les savants

Mais Auguste Comte a-t-il été vraiment cela ? Eh bien, non ! En réalité il a même été tout le contraire. Ce philosophe que tout le monde croit si bien connaître n'a pas cessé, sa vie durant, de critiquer, et de la façon la plus virulente, les orientations qu'il voyait prendre à la science de son temps. Et il a passé son existence, au grand dam de sa carrière, à fustiger hautement les savants. Et que reprochait-il aux savants ? Oh, peu de choses ! D'avoir complètement perdu de vue le service de l'Humanité au profit du carriérisme le plus éhonté. De cultiver une déplorable "spécialisation dispersive", ennemie de toute synthèse. Enfin, de rester étrangement silencieux en matière sociale et morale, laissant ainsi le monopole du discours sur l'homme aux forces du passé : les rétrogrades-théologiens et les révolutionnaires-métaphysiciens.

La Préface personnelle du tome VI du Cours, dont on oublie trop qu'elle entraîna son auteur devant les tribunaux, donne déjà le ton de l'hostilité de Comte envers la science moderne -- même s'il y garde encore une certaine tendresse envers la naissante biologie.

Considérons enfin la troisième classe spéculative [la classe scientifique], celle qui seule constitue aujourd'hui le germe très imparfait de la vraie spiritualité moderne. [...] Afin d'apprécier convenablement à leur égard ma situation naturelle, il y faut distinguer avec soin les deux écoles qui s'y partagent, quoique très inégalement jusqu'ici, l'empire général de la positivité rationnelle : l'école mathématique proprement dite, dominant encore, sans contestation sérieuse, l'ensemble des études inorganiques, et l'école biologique, luttant faiblement aujourd'hui pour maintenir, contre l'irrationnel ascendant de la première, l'indépendance et la dignité des études organiques. En tant que celle-ci me comprend, elle m'est, au fond, plus favorable qu'hostile [...]

Pour achever d'apprécier la tendance profondément naturelle de l'influence scientifique à se réunir aujourd'hui, contre mon essor philosophique à l'influence métaphysique, et même à l'influence théologique, il faut enfin remarquer, d'après une exacte analyse de notre situation mentale, que, malgré leur antagonisme naturel, la première, en tant que dominée encore par les géomètres, doit être, au fond, beaucoup moins éloignée qu'elle ne le semble de transiger habituellement avec les deux autres, au détriment de la raison publique. Depuis que la rénovation finale des théories morales et sociales constitue directement, dans l'immense révolution où nous vivons, la nécessité prépondérante, la présidence scientifique laissée jusqu'ici à l'esprit mathématique tend à devenir presque aussi rétrograde que ne le sont déjà les impulsions métaphysiques et les résistances théologiques [...] Le sentiment secret de leur inévitable impuissance envers ces spéculations transcendantes dispose involontairement les géomètres actuels à en empêcher, autant que possible, l'essor décisif d'où résulterait leur propre déchéance scientifique, et leur réduction normale à l'office modeste, quoique indispensable, que leur assigne évidemment la vraie hiérarchie encyclopédique. [...] Quant aux besoins fondamentaux inhérents à notre situation intellectuelle, ils n'intéressent aucunement la plupart des géomètres, qui sont, au contraire, secrètement entraînés à en empêcher la satisfaction finale. Leur opposition, plus apparente que réelle, à la prépondérance métaphysique, ou même théologique, tend depuis longtemps à se réduire à ce qui est strictement nécessaire pour garantir les droits directs de la science, surtout mathématique, aux profits généraux de l'exploitation spéculative. Or ce but est certes suffisamment atteint aujourd'hui [...] Ceux qui, avec une audace apparente, attaquent chaque jour la liste civile de la royauté, sont, d'ordinaire, humblement prosternés devant la liste civile de la science [...]. Tous les intérêts mathématiques étant ainsi garantis [par les subventions étatiques], les géomètres consentent volontiers à laisser à la métaphysique, et même à la théologie, l'antique possession du domaine moral et politique où ils ne sauraient avoir aucune prétention sérieuse. [...] Aussi est-ce surtout à prolonger, autant que possible, cet état profondément contradictoire, en écartant, de toutes leurs forces, une vraie rénovation spéculative, que nos géomètres s'attacheront de plus en plus, sans s'inquiéter d'ailleurs, en aucune manière, des graves dangers sociaux que doit nécessairement offrir cette prolongation artificielle de l'interrègne spirituel. Le lecteur peut ainsi concevoir déjà que la résistance spontanée du milieu scientifique actuel à mon action philosophique n'offre rien d'essentiellement fortuit ou personnel, et qu'elle se développera désormais, avec une énergie croissante, soit à mon égard, soit envers mes collègues ou mes successeurs, à mesure que la nouvelle philosophie tendra inévitablement vers son inévitable ascendant final [...].

Cours de philosophie positive, VI, XXII-XXIII (éd. Schleicher)

Ces prévisions n'étaient d'ailleurs que trop justifiées, puisque Comte allait se voir retirer, l'une après l'autre, les deux modestes fonctions de répétiteur et d'examinateur qu'il occupait à l'Ecole polytechnique.

Et cette critique de la science ne fera que s'amplifier dans le Système de politique positive :

Les reproches d'immoralité tant adressés, chez les modernes, à la culture scientifique, ne sont pas, au fond, dépourvus de tout fondement, même durable. Mon discours préliminaire a déjà signalé la tendance matérialiste qu'y s'attache nécessairement aux spéculations inférieures dépourvues de toute discipline supérieure. Une plus profonde appréciation montre, en outre, que, même systématisée, toute culture théorique dispose à l'immoralité en développant, non seulement la sécheresse, mais aussi l'orgueil.

Système de politique positive, I, 421

La science proprement dite, surtout mathématique, a fini par devenir, au fond, presque aussi rétrograde que le furent, pendant la longue préparation moderne, d'abord la théologie, et ensuite la métaphysique. Sa corruption morale se trouve maintenant au niveau de sa dégradation intellectuelle.

Système de politique positive, I, 476

Dans le tome IV du Système, Comte n'hésitera pas à réclamer "l'entière abolition [...] du budget scientifique" (p. 384), au même titre que celui des cultes (ou "budget théologique") et celui de l'instruction publique (ou "budget métaphysique") !

Je dois maintenant caractériser le complément de la suppression du budget théorique, en appréciant l'abolition nécessaire des subsides et compagnies scientifiques, dont la dictature dantonienne nous avait noblement délivrés. Quoique cette partie de la triple rétrogradation [théologique, métaphysique et scientifique] soit moins onéreuses que les précédentes, elle a réellement entravé davantage la régénération occidentale, en corrompant directement sa source intellectuelle. Ni le clergé, ni même l'Université ne font, autant que l'Institut, et surtout l'Académie des sciences, dévier la jeunesse française des dispositions synthétiques et sympathiques qu'exige sa mission actuelle.

[...] Une expérience décisive ne permet pas d'hésiter aujourd'hui sur l'irrévocable extinction de ces émeutes permanentes des médiocrités contre toute supériorité [...]

Système de politique positive, IV, 390-391

Enfin, peu avant sa mort, Comte ira plus loin encore : jusqu'à transformer sa fameuse loi des trois états en une loi des quatre états afin de montrer l'insuffisance à ses yeux de la seule science !

[...] la science, loin de constituer l'état positif, se borne à lui fournir, après la théologie et la métaphysique, une dernière préparation nécessaire, qui, comme les deux autres, a ses inconvénients autant que ses avantages et devient profondément nuisible en se prolongeant outre mesure. [...]

Le dernier état doit être, à cet effet, décomposé, dans ses deux modes successifs, l'un scientifique, l'autre philosophique, respectivement analytique et synthétique. [...] Au fond, la science proprement dite est aussi préliminaire que la théologie ou la métaphysique et doit finalement être autant éliminée [...] J'ose même refuser aux sciences l'attribut de la pleine positivité, qui ne consiste pas seulement dans la réalité des spéculations, mais dans la combinaison continue avec l'utilité [...]

Lettre au docteur Audiffrent, 1857

 

Auguste Comte contre le déterminisme absolu

On me dira : "Bon, je vous l'accorde, Comte n'a pas été un scientiste. Mais avouez au moins que sa croyance en un déterminisme scientifique absolu et général a joué un rôle particulièrement néfaste dans l'histoire de la pensée humaine."

Et que pourrai-je répondre à cela ?

Eh bien je répondrai tout simplement que le Comte "déterministe", est tout aussi légendaire que le Comte "scientiste". Pour Comte, en effet, la science ne permettra jamais, même dans le domaine de la nature, des prédictions parfaites. Le "principal caractère" de la réalité est "trop peu déterminé par la science", écrit-il (Système, I, 316) -- et en particulier la connaissance scientifique de l'homme, individuel et social, "restera toujours inférieure à nos besoins réels" (ibid., 323). D'où l'idée, à première vue surprenante, qu'il exposera dans la préface de la Synthèse subjective, de compléter la science par la fiction néo-fétichiste : "pour compléter les lois, il faut des volontés" :

Même envers les moindres phénomènes, la détermination scientifique ne saurait devenir complète.

Système de politique positive, I, 315

l'immuabilité des lois naturelles ne saurait convenir aux phénomènes composés, et reste toujours bornée à leurs éléments irréductibles.

Synthèse subjective, 8

il faut peu s'étonner que, depuis la naissance des théories réelles, elle [l'accusation de fatalisme] ait toujours accompagné chaque extension nouvelle du domaine positif. Lorsque des phénomènes quelconques passent du régime des volontés [l'état théologique], même modifiées par les entités [l'état métaphysique], au régime des lois [l'état positif], le contraste de leur régularité finale avec leur instabilité primitive doit, en effet, présenter d'abord un caractère de fatalité, qui ne peut disparaître ensuite que par une appréciation très approfondie du véritable esprit scientifique. Cette méprise est d'autant plus inévitable que notre type initial des lois naturelles se rapporte à des phénomènes immodifiables pour nous, ceux des mouvements célestes, qui nous rappelleront toujours une nécessité absolue, qu'on ne peut s'empêcher d'étendre aux événements plus complexes, à mesure qu'on y introduit la méthode positive. Il faut même reconnaître que le dogme positiviste suppose partout une stricte invariabilité dans l'ordre fondamental, dont les variations, spontanées ou artificielles, ne sont jamais que secondaires et passagères. Les concevoir dépourvues de toute limite équivaudrait, en effet, à l'entière négation des lois naturelles. Mais, en expliquant ainsi l'inévitable imputation de fatalisme qui s'adresse toujours aux nouvelles théories positives, on voit également que l'aveugle persistance d'un tel reproche indique aujourd'hui une très superficielle appréciation du vrai positivisme. Car si, pour tous les phénomènes, l'ordre naturel est immodifiable dans ses dispositions principales, pour tous aussi, sauf ceux du ciel, ses dispositions secondaires sont d'autant plus modifiables qu'il s'agit d'effets plus compliqués. L'esprit positif, qui dut être fataliste tant qu'il se borna aux études mathématico-astronomiques, perdit nécessairement ce premier caractère en s'étendant aux recherches biologiques, où les variations deviennent si considérables. En s'élevant enfin jusqu'au domaine sociologique, il doit aujourd'hui cesser d'encourir le reproche que mérita son enfance, puisque son principal exercice se rapporte désormais aux phénomènes les plus modifiables, surtout par notre intervention.

Système de politique positive, I, 54-55

(Voir aussi la critique des économistes libéraux, Système, I, 156, également fondée sur le rejet du déterminisme scientifique absolu.)

On m'accordera qu'avec tout cela Auguste Comte fait un bien curieux scientiste, et un bien curieux déterministe.

Février 1989

 

Emmanuel Lazinier (emmanuel.lazinier@mail.dotcom.fr