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Perspectives Psychiatriques

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PERSPECTIVES PSY


 

Volume 40, N°1, janvier-février 2001 - p.41-6

Une folie ordinaire : le crime (dit) passionnel

 

Annik HOUEL*, Patricia MERCADER**, Helga SOBOTA*** :
* Professeur en Psychologie sociale, Université Lyon 2.
** Maître de conférences en Psychologie sociale, Université Lyon 2.
*** Sociologue, Directeur des affaires culturelles de la Ville de Grenoble.
Institut de Psychologie, Université Lyon 2, 5, avenue Pierre Mendès-France, 69500 Lyon, France.

 

Résumé : Dans la presse quotidienne, les articles qui évoquent des crimes dits passionnels affrontent généralement le problème de départager ce qui est normal ou anormal, sain ou pathologique dans différentes sortes d'amour, de passion, ou de couple. Les crimes passionnels sont souvent qualifiés d'«ordinaires», et ce paradoxe est le cœur de ce que nous explorons ici, car il apparaît comme le symptôme du désir inconscient qui forme le soubassement du style de ces articles, et de leur succès. La passion, être «fou de» quelqu'un, caractérisée par une symbiose entre les partenaires, est présentée comme une forme idéale d'amour, et comme une raison suffisante pour préférer la mort à la séparation. Le meurtre est présenté comme fou, mais pas le meurtrier, pour autant que son crime puisse être expliqué par un accès de colère ou de jalousie. Très rarement, le meurtrier est renvoyé à d'anciens modèles de psychopathologie, comme la théorie de Lombroso : dans ce cas, le meurtrier est soit un étranger, soit quelqu'un du «quart-monde». En somme, nous soutenons que le paradoxal «crime passionnel ordinaire» facilite l'identification des lecteurs au meurtrier, leur permettant ainsi de satisfaire en toute sécurité leur désir archaïque et inconscient de symbiose.

Mots clés : passion, crimes, fusion, folie, presse.

Abstract :In the daily papers, the articles relating to so-called passion crimes usually deal with the problem of what is normal or abnormal, sane or insane in different kinds of love, passion, or couples. Passion crimes are often qualified as «ordinary», and this paradox is the core of what we explore here, for it appears as a symptom of the unconscious desires underlying the style of these articles, and their success. Passion, being «crazy about» someone, characterized by a symbiosis between the partners, is presented as an ideal form of love, and as a sufficient reason to prefer death than separation. Killing is presented as crazy, but the killer is not, as long as his or her crime can be explained by some fit of anger or jealousy. Very rarely, the killer is refered to some ancient models of psychopathology, like Lombroso's theory ; in these rare cases, the killer is whether a foreigner, or an extremely poor person. In sum, we argue that the paradoxical «ordinary passion crime» facilitates the readers' identification to the killer, allowing them to safely satisfy their archaic and unconscious desire of symbiosis.

Key words: passion, crimes, symbiosis, crazyness, daily papers.

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Le crime, supposé susciter l'effroi, peut parfois susciter excitation et amusement : c'est le cas du crime passionnel, souvent même présenté, de façon très paradoxale, comme un crime «ordinaire», seul en son genre dans la presse. Sur quoi repose cette exception ? En quoi un crime passionnel peut-il être suffisamment ordinaire pour retenir notre attention, si ce n'est parce qu'il nous est familier, de cette étrange familiarité qui repose sur la part de haine ou de violence, refoulée et niée bien sûr, que comportent nos propres relations amoureuses, actuelles et infantiles ?

Au sein même des faits divers, dans le cas du crime passionnel, le journaliste marque une distance très repérable dans une ironie parfois lourde, tout en utilisant les procédés habituels. Si cette stratégie journalistique est en effet très appuyée, c'est qu'elle permet un jeu en complicité avec le lecteur, un lecteur pour le moins consentant. Ce consentement repose sur la charge affective que suscite en chacun de nous l'idée d'amour et surtout de sa «folie», la passion, et dans le même temps sur les mécanismes de défense qui sont automatiquement mis en œuvre, face à cette même charge affective. Le traitement journalistique du crime passionnel - qui n'est d'ailleurs pas une catégorie juridique mais une «invention» de la presse à la fin du XIXe siècle [1, 7] - est en fait une stratégie défensive contre la violence des affects sollicités par ces histoires qui relèvent, objectivement, plus du drame que de la comédie. Une expression pour le moins contradictoire : «Un crime passionnel ordinaire», qui revient pourtant très souvent, est exemplaire de la stratégie que le journaliste est obligé d'employer.

De quel ordinaire s'agit-il et à quels adjuvants ordinaires ou extraordinaires le récit doit-il recourir pour être crédible, parfois au-delà de toute logique, si ce n'est celle de l'inconscient? Ce n'est qu'en prenant en compte cette logique sous-jacente qu'on peut comprendre les mécanismes de la stratégie journalistique. Directement accessible à tous, au-delà même des frontières culturelles, l'ironie est en effet le mode de défense le plus classique. Ainsi comprend-on également mieux les contradictions qui ne manquent pas d'apparaître à l'analyse des représentations attachées aux termes qui s'attachent à la notion même de passion, telles la rivalité, la jalousie, ou la folie : images habituellement socialement reconnues, admises, mais fort malmenées dans un récit apparemment cahotique1.

Je t'aime, un peu, beaucoup, passionnément...

La passion se définit essentiellement par son caractère fusionnel : le moi de chacun des partenaires s'absorbe dans le moi de l'autre, chacun court le risque de se confondre avec l'autre, si l'autre lui échappe, le sujet perd une partie de lui-même [3]. Cet état passionnel que Freud qualifiait de pathologique recouvre les premiers moments de la relation amoureuse, le temps de l'énamoration ou de la lune de miel ; généralement, il est suivi d'une crise, d'un mouvement de défusion qui permet, s'il est surmonté, que s'instaure une relation plus équilibrée, un amour où chacun retrouve une certaine autonomie psychique, et où l'interdépendance du couple ne signifie plus indifférenciation [4]. Le crime passionnel marquerait-il la seule issue d'une passion qui s'éternise sans qu'aucune résolution de la crise ne puisse s'élaborer ? [2].

Aussi peut-on comprendre le recours à l'image d'un amour fusionnel, présupposé comme idéal de l'amour, et qui permet de se situer en-deçà de cette crise catastrophique. On trouve cette image à l'œuvre de façon récurrente, surtout quand le suicide du meurtrier recouvre le meurtre, c'est-à-dire quand toute trace de différend, et de différence, dans le degré d'investissement d'un des deux partenaires peut être effacée : «Un couple tué par balle : suicide probable». Une unique balle, ainsi que le suggère l'usage du singulier dans le titre, se révèle suffisante pour ôter la vie à l'épouse et au mari comme s'ils formaient un tout indivisible (12 janvier 1986).

L'image d'un suicide à deux se superpose à celle d'un amour à deux, image trop faible par rapport à cette représentation de la fusion, supposée être le signe de l'amour : «La mort plutôt que le divorce», est-il dit pour cet autre couple qui se déchire, où là encore c'est un homme qui se suicide après avoir tué sa compagne. Si la mort parvient à abolir le crime et la réprobation morale qui l'accompagne, c'est parce qu'elle est conçue comme preuve ultime de l'union. C'est parce que son «espoir insensé de reconquérir sa femme, de retrouver le bonheur perdu» venait de s'éteindre avec l'échec de la tentative de conciliation que Christian tue Suzanne, puis retourne l'arme contre lui-même. Après «des jours de passion suivis du simple bonheur», le couple, face au divorce devenu inéluctable, s'est muré dans le silence. Elle, «ne se livrait à aucune confidence», lui restait «muet sur ses états d'âme». Le couple désuni retrouve enfin une relation fusionnelle lorsque Christian «s'effondre à côté de sa femme, comme deux gisants enfin réunis par delà toutes les discordes dans une flaque rouge de leurs deux sangs». La promesse d'éternel amour, dont le symbole est le mélange des sangs, est ainsi arrachée à «onze jours de la St-Valentin» et à deux pas d'une boutique qui «affiche en vitrine sur des cœurs de baudruche rouge "Je t'aime fort comme ça"» (4 février 1986).

Cet idéal d'amour fusionnel est moins utilisé dans le cas du crime seul que dans celui suivi d'un suicide, puisque la mort de la seule victime fait vaciller l'image de couple et voler en éclats celle de fusion ; de plus, des éléments de discorde ne manquent pas d'apparaître au cours du procès. Mais le mythe de la fusion fait vite retour sous la plume du jounaliste, au delà de toute crédibilité ; même quand une jeune femme montre sa volonté de se désengager d'une relation qui lui fait peur, l'image de la fusion amoureuse va finir par s'imposer avec la conjonction retrouvée dans la mort. «Ultime nuit d'amour», nous dit-on pour ce couple qui se déchire, et pour conclure, nuit idéalisée : «Comme les amants de Belle du Seigneur, ils savaient l'un et l'autre qu'à l'aube tout serait fini» (24 mars 1987). Cette négation d'une volonté de séparation est fréquente. Le récit tend au fil de l'article à faire coïncider les deux protagonistes dans une même définition de l'amour, là où d'autres éléments montrent que leur définition n'est justement pas, ou plus, la même. À l'idée de séparation, on préfère la mort qui efface tout et permet d'éluder les questions, en particulier celle des différences d'investissement entre les deux protagonistes et celle d'une éventuelle pathologie.

Il est ainsi fait appel à la part la plus archaïque - au sens psychanalytique - du fonctionnement psychique de l'être humain, part inconsciente donc, où dans cet espace premier de l'élaboration de la pensée, la séparation est impensable. Les éventuelles solutions de négociation, l'idée de crise, et de son dépassement, sont écartées au profit d'une solution simple et radicale, au risque de la mort. Cette solution est surtout une défense, qui évite d'envisager les torts réciproques, qui évite la notion de responsabilité et la castration inhérente à son acceptation. La solution est simple, le type de fonctionnement en tout ou rien, primaire mais rassurant puisqu'il se passe en même temps sur une autre scène, celle d'autrui. Chacun est concerné mais cherche à s'en préserver par cette image d'amour «fou», celle de la passion, qui fonctionne comme refuge. C'est cette contradiction qui permet de comprendre que les choses de l'amour et de la passion soient présentées comme inexplicables, et qui permet d'en accepter les tragiques conséquences comme inéluctables. Ceci explique l'aspect laconique de certains titres : «Trois morts dans le Puy-de-Dôme. Chagrin d'amour meurtrier» (27 novembre 1995).

... à la folie !

La raison, ou les raisons, sont donc cherchées en dehors de cet «amour fou», inexpliqué, dont les ressorts ne sont d'ailleurs pas explorés. Mais on pressent une force obscure, mystérieuse, la force de la pulsion : l'expression caricaturale, «Un coup de sang», qu'on retrouve souvent sous la plume des journalistes est exemplaire de ce processus. Car quoi de plus efficace, comme symbole de la force de la pulsion, que l'image du sang dans une histoire de crime ? Le «coup de sang» est d'ailleurs bien référé, paradoxalement, dans l'imagerie populaire, à l'auteur du coup plutôt qu'à celui, ou celle (le plus souvent), qui le reçoit.

L'idée du «coup de sang» évoque le coup de colère, et son caractère extraordinaire. Mais aussi son caractère ordinaire, c'est-à-dire le coup de colère qui peut arriver à chacun d'entre nous. Et d'équivalence en équivalence non interrogée, de l'amour à la passion, du coup de colère au coup de sang, les glissements de sens continuels permettent d'arriver rapidement au terme d'une équation symbolique où l'on trouve «le coup de folie.» Plus que comme passage à l'acte prévisible d'une personnalité pathologique, le crime passionnel peut alors être présenté comme «un accident passionnel». Il s'agit d'un événement, accidentel, qui dépasse l'entendement du sujet lui-même : «Jeune, riche, C. venait de tout perdre dans un moment d'égarement». C'est cet aspect accidentel qui explique que, dans le même article, on parle de «perte de contrôle» et de «moment d'égarement», et qu'il soit dit, au-delà de toute logique, que «C., sous des aspects calmes, cachait un tempérament hyper-nerveux. Des tics trahissaient une sérénité apparente» (10 et 12 mars 1989).

Si, après son acte, le criminel peut présenter un état de choc, sortir d'un moment de stupeur, d'oubli, moment bien connu en clinique psychiatrique comme confusionnel, les termes choisis tendent à décrire ce moment comme un accident, comme l'accident d'un être sujet à l'égarement et non pas sujet de son crime. Les aspects éventuellement pathologiques de la personnalité et de l'histoire du criminel ne sont pas recherchés, au contraire, ils sont minimisés : la tentative de J.-Ch. D., 25 ans, d'étrangler sa compagne, est présentée comme «l'histoire d'un amour fou», et s'il est fait mention d'antécédents psychiatriques, c'est pour dire que sa victime et compagne, une jeune femme de son âge, était au courant et «semblait accepter la personnalité de l'homme qui a voulu la tuer par amour» (11 octobre 1986).

Les journalistes, en n'évoquant pas l'éventualité d'un passage à l'acte, en déniant cette qualité aux actes qu'ils décrivent, reprennent une vieille tradition héritée de la psychiatrie du XIXe siècle qui utilisait, comme le rappelle Jean-Marie Labadie [8], cette notion d'«égarement momentané» avant tout pour se sortir de l'embarras théorique dans lequel elle se trouvait, mais dont elle tente de se dégager : la place accordée maintenant à l'expertise psychiatrique en témoigne. Pourtant les journalistes continuent à véhiculer ces schémas anciens ; c'est que la force des pulsions mises en lumière fait peur, et on préfère tenter un distinguo subtil entre la folie et la pathologie. Le «coup de folie» est plus «normal» que le passage à l'acte pathologique, et cette contradiction est résolue par l'attribution de la folie à l'amour ou à l'acte, mais pas à l'individu. «Folie meutrière» résume, en titre, le fait divers racontant l'histoire de ce jeune homme qui, avant de se suicider, tue sa compagne et leur enfant, histoire qui relève, pour conclure, de l'évidence du crime passionnel (2 décembre 1992). On peut alors s'identifier à nouveau au meurtrier plus aisément, car il est redevenu notre semblable : une pointe de désappointement perce dans la notation de l'aspect banal de l'accusé, banalité dont on a échoué à se démarquer, mais à laquelle on est ramené comme malgré soi.

Et le coupable devient celui qu'on plaint, face au silence forcé, de la victime : «cette souffrance, il la porte désormais en lui» (14 mai 1991). Il peut même récupérer la figure de la mort à sa décharge : ce meurtrier qui a fait deux victimes est présenté à deux reprises comme «un mort-vivant» (16 et 17 mai 1986). Ce type de description peut s'accompagner de qualificatifs qui vont de l'immaturité («un tout petit enfant narcissique») à une faiblesse psychologique qui se manifeste par les pleurs (1er juillet 1984, 18 novembre 1986).

L'éternel jaloux

Tout effort de rationalisation semble donc bien difficile face à l'amour, la passion et sa folie. Les journalistes vont essayer de trouver à cette folie une ultime explication, plus commune, admise par tout un chacun : c'est la jalousie [9]. Elle donne la clé du drame : «La jalousie a tué», pour celui qui tue une compagne fidèle sur simple dénonciation anonyme (6 novembre 1987). La jalousie, comme l'amour, peut alors être tenue pour responsable du crime. C'est la possession qui justifie, en tentant de l'expliquer, ces comportements essentiellement masculins qui vont d'une jalousie maladive au meurtre, sans que la responsabilité en soit forcément attribuée à l'homme ; au contraire, elle peut être attribuée à la victime : «elle signe son arrêt de mort», dit-on de cette femme décrite comme un peu trop volage (22 novembre 1988). La victime appartient d'ailleurs parfois à son meurtrier au-delà de la mort : «sa victime», trouve-t-on souvent2 (14 février 1989). Pour toute explication, «Je voulais qu'elle n'appartienne à personne d'autre» sont les paroles du criminel rapportées en titre (février 1989). Dans ce cas-là, une fois de plus, on se contente de rapporter les faits sans pouvoir les expliquer, et en dernière instance, les faits sont banalisés et acquièrent la force de l'évidence : «C'est l'épilogue d'un drame banal et passionnel qui laisse quatre orphelins», lit-on à propos du crime d'un mari jaloux (15 janvier 1988). Sans doute recule-t-on aussi devant une explication qui ferait courir le risque d'interroger la dissymétrie des rapports entre les sexes, la possession n'obéissant manifestement pas aux mêmes règles suivant le sexe.

Certains cas, ceux où l'argent brouille le jeu, sortent de cet ordinaire de la passion. C'est à cette occasion que sont données, implicitement en tout cas, des définitions du crime passionnel : «Ces coups et blessures ayant entraîné la mort sans intention de la donner qui sont l'apanage du crime passionnel» (20 et 21 février 1987). Le crime passionnel, qui n'a pas de définition juridique, en a néanmoins une aux yeux du public, et les avocats de la partie civile sont apparemment obligés d'en tenir compte, comme cette avocate qui plaide contre une accusée : «Ce qu'elle évite soigneusement en revanche, c'est de transformer en drame passionnel le geste meurtrier de Ginette D» (28 mars 1987). Les avocats de la défense, en revanche, auront beau jeu de s'y référer : «Il était en quête d'un amour et son rêve s'est écroulé. Ce n'est pas ça un crime passionnel ?» (février 1989).

Le recours au passé

Fidèle à ses origines du siècle dernier, la définition journalistique retrouve parfois certains aspects de théories scientifiques passéistes qui vont dans le sens des croyances populaires les plus solidement ancrées. Comme pour le «coup de folie» hérité de la psychiatrie d'autrefois, on trouve quelques allusions aux théories de la criminologie de la fin du XIXe siècle, incarnées par la figure du «criminel-né» de Lombroso [10], alors que pour Lombroso, le criminel passionnel ne relevait pas de cette catégorie mais plutôt de la normalité, bref un homme (presque) ordinaire. Ainsi quand les journalistes s'attachent, lors du procès, à décrire l'accusé(e), insistent-ils plutôt sur la constitution fragile des accusés, à entendre au sens psychologique donc, et sur les trente-huit cas d'accusés où les traits physiques sont présents, on trouve seulement deux mentions péjoratives : «courtes mains» pour un maçon réunionnais qui a étranglé sa femme (27 octobre 1989) et une «silhouette inquiétante» pour Ahmed Ben Ch. qui a poignardé la sienne (16 janvrier 1987). Mais si elle est peu utilisée, la notion de criminel-né fait parfois retour avec ce genre de descriptions qui se rapprochent alors de celles de Lombroso pour qui le criminel-né était épais, lourd, grossier, proche de l'animal. Cette notion serait-elle ici réservée aux hommes d'origine étrangère ? C'est le seul cas d'ailleurs où l'on trouve aussi l'animalité chère à Lombroso ; le même article titre son dernier paragraphe par : «Le tigre» et finit ainsi : «Aujourd'hui, Ben Ch. joue les gros chats pantouflards, mais le 13 juin, il fut sans doute tigre avec son couteau marqué "Gazelle". Suite et fin ce soir» (16 janvier 1987). L suite en question confirme ce rabaissement des deux protagonistes au rang animal, l'un tigre et l'autre gazelle, et ramène la dispute conjugale au rang d'un combat entre deux animaux d'une force inégale, utilisant cette fois des stéréotypes de sexe qui n'ont pas besoin d'être explicités tellement ils sont «naturels».

De même, la théorie lombrosienne de l'hérédité n'apparaît (en filigrane) qu'à propos d'autres exclus, les hommes et femmes du quart-monde : «... l'hérédité, l'alcoolisme et surtout une misère majuscule se sont combinés pour amener là, c'est-à-dire devant les jurés, cette femme de trente ans au regard de vieille» (5 février 1991). L'hérédité tient alors lieu d'analyse sociologique.

L'emploi peu différencié de tous ces termes, amour, passion, possession, jalousie et folie permet d'éviter une recherche de définition plus rigoureuse d'ordre sociologique, mais aussi d'ordre psychologique, domaine dans lequel, rappelons-le, la passion est tenue pour le signe d'une pathologie de l'amour : d'ailleurs il s'agit bel et bien avant tout de la crainte d'une rupture de la relation amoureuse vécue sur le mode de la passion, c'est-à-dire sur un mode pathologique, celui de la fusion. A l'inverse d'une définition qui prendrait en compte la position de sujet du meurtrier, dans le discours journalistique c'est l'amour, toujours l'amour, l'éternel coupable, et l'utilisation du mot participe au processus de déresponsabilisation du criminel, comme le procédé qui consiste à rendre les armes sujets de l'acte. Les formules choc : «Un amour trop tranchant» (11 mars 1986) ou «Attentat amoureux» (28 septembre 1990) condensent admirablement ces deux procédés.

De toute façon, l'idée de mort n'est jamais bien éloignée de celle de cet amour fusionnel où chacun se perd dans l'autre, et permet de faire intervenir le destin. C'est lui qui assume alors la responsabilité du drame à la place des protagonistes qui ne sont plus que la proie de puissances qui leur échappent : à «l'heure fatidique», il n'est plus «permis de détourner le cours du destin» (4 février 1986). Un tel destin ne peut être que fatal, obéissant ainsi au modèle de l'amour occidental tel que l'a décrit Denis de Rougemont [12]. Aussi trouve-t-on à l'envi des expressions comme le «mal de mort», mis en équivalence avec le «mal d'amour» ; un journaliste peut alors donner à admirer ces propos de la défense : «Oui, la mort peut être le reflet de l'amour» (6 novembre 1990). «Le mal dont je souffre est inguérissable», explique une meurtrière, et cela suffit (25 juin 1988).

Le fait divers passionnel, un drame antique ?

Les références aux grands mythes amoureux de notre culture parachèvent ces processus. Roméo et Juliette sont souvent convoqués : «Il ne s'agissait pas de "Roméo" bien attrayants, certes...» (22 mai 1991). Mais le ton est souvent péjoratif comme si les protagonistes ne méritaient pas cette glorieuse référence. Il semble nécessaire de montrer quelque dérision, d'effectuer un léger décalage pour ne pas trop se laisser emporter par le tragique qui conduirait à une compassion incompatible, au bout du compte, avec l'idée de Justice. Ironie souvent lourde donc, mais nécessaire, car il s'agit grâce à cette stratégie défensive de dénier la réalité d'un drame, d'un drame ordinaire qui nous concerne tous. Car si utiliser ces clichés fait partie de la lisibilité du journal, de façon à ce que les thèmes introducteurs soient parfaitement identifiables, le genre «crime passionnel» appelle sur la scène du récit des schémas particulièrement prégnants et anciens.

C'est dans ces représentations de l'amour et de la passion mises en scène qu'on approche au plus près de leur soubassement archaïque, et que les enjeux de la préhistoire individuelle de chacun se trouvent sollicités : car la passion renvoie automatiquement le lecteur à un monde primaire, celui du psychisme, un monde archaïque où persistent des images très primitives, celles des imagos parentales. Les images de fusion et de séparation impossible permettent de caresser, momentanément, le temps de la lecture, l'idée d'un amour mythique qui met en jeu l'image idéalisée de l'amour maternel, au fondement de la construction psychique de tout un chacun, homme ou femme, mais qui appartient au monde de l'inconscient. C'est le paradis perdu que chacun continue de rêver, mais qui doit, en toute raison, pour échapper à la folie de la passion, rester inatteignable, perdu à jamais. Ce rêve, cependant, est l'un des fondements inconscients majeurs où s'origine le plaisir du lecteur et sa capacité à s'identifier aux protagonistes du drame.

Conclusion

Les faits divers criminels sont sans aucun doute le lieu privilégié de cet usage toujours populaire de la notion de crime passionnel, relativement immuable, dont atteste l'archaïsme des représentations sociales de l'amour et de la passion. Mais cet archaïsme est aussi un moyen de défense efficace, au même titre que l'ironie, qui permet de se désengager du tragique du fait divers mais aussi de celui auquel nous sommes confrontés individuellement. C'est la mise en lumière de ces mécanismes de défense qui permet de comprendre que, paradoxalement, l'idéal de la fusion, de la passion, puisse coexister avec, en toile de fond, l'idée récurrente de la banalité : l'expression «un coup de folie», ou «un crime passionnel ordinaire», qui reviennent comme des leitmotiv, mettent en lumière la contradiction à laquelle le journaliste est confronté. Ne pouvant la résoudre, il balance entre ces deux pôles, par l'ironie ou le tragique, au sens du tragique grec tel que, pour chaque être humain, l'incarne Œdipe. *

1. Le matériau spécifique de l'étude présentée ici, qui fait partie d'un corpus plus large, est constitué de 168 articles du Progrès, quotidien à grand tirage de la région lyonnaise (500 000 exemplaires), dépouillé de 1986 à 1991. Ce corpus est constitué aussi bien des récits du fait divers que des récit du procès, ainsi que les crimes suivis du suicide du meurtrier. Auquel cas il ne peut être question que du seul fait divers, cela va de soi. Pour l'approche qualitative, nous avons eu recours plus spécifiquement à la sémiotique greimassienne quant aux analyses narrative et discursive de chaque article, l'interprétation du sens étant soumise à deux investigations parallèles, le sens explicite et le sens latent. Voir Algirdas Julien Greimas [5, 6].
Notre corpus date peut-être, par rapport à l'idée que nos sociétés sont «chaudes», pour reprendre une expression de Lévi-Strauss, et que les mentalités évoluent donc rapidement. Dans cette hypothèse, nous avons régulièrement testé sur des mini-corpus, au fil des années, la permanence de notre matériau. Pour l'instant, nous faisons les mêmes constatations. Maurice Mouillaud et Jean-François Têtu relèvent des constantes du même ordre dans leurs travaux sur Le Journal Quotidien [11].

2. Bien sûr la marque du «possessif» ne veut pas forcément dire possession de l'objet par le sujet, mais son usage répétitif et surtout préférentiel (alors qu'il n'est pas forcément nécessaire) nous autorise à lui donner ce sens d'appropriation.

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RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES


1. Ambroise-Rendu AC. Et la presse inventa le crime passionnel. Histoire 1993; 168: 98-100.

2. Cherki-Nickles C, Dubec M. Crimes et sentiments. Paris: Seuil, 1992.

3. Cournut J. L'ordinaire de la passion. Paris: PUF, 1991.

4. David C. L'état amoureux. Paris: Petite Bibliothèque Payot, 1971.

5. Greimas AJ. Sémantique structurale. Paris: PUF, 1966.

6. Greimas AJ. Du sens II. Paris: Seuil, 1983.

7. Guillais J. Émergence du crime passionnel au XIXe siècle. Perspectives Psy 1997; 36: 45-50.

8. Labadie JM. Les mots du crime. Bruxelles: De Boeck Université, 1995.

9. Lagache D (1947). La jalousie amoureuse. Paris: PUF, 1981.

10. Lombroso C. L'homme criminel, criminel né, fou, moral, épileptique, criminel d'occasion, criminel par passion, étude anthropologique et psychiatrique. Paris: Alcan, 1895.

11. Mouillaud M, Têtu JF. Le journal quotidien. Lyon: PUL, 1989.

12. Rougemont D (de). L'amour et l'Occident. Paris: Plon, 1939.