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CRIMINOLOGIE

La criminologie est habituellement considérée comme la science des causes du crime. Mais cette science reste encore à ses débuts, bien qu’elle date du dernier quart du XIXe siècle. Elle traverse même une crise si profonde qu’elle est atteinte à la fois dans la définition de ses ambitions , de son domaine  et de ses méthodes .

Cette crise ne rend pas inutiles les travaux accomplis jusqu’à présent, relatifs à la criminalité et aux facteurs de la délinquance individuelle. Certains enchaînements sont connus. Les points acquis constituent déjà des moyens d’être moins aveugles dans le traitement des délinquants, qu’il faut bien considérer eux-mêmes comme moins différents de nous qu’une habitude rassurante ne nous portait à le penser.

1. Une discipline en crise d’identité

Le double sens que peut prendre le mot de cause en criminologie rend ambiguë toute ambition  de déterminer les causes du crime. Certains criminologues, qui sont principalement des cliniciens, considèrent comme cause l’enchaînement des circonstances qui ont provoqué, dans le cas particulier du délinquant soumis à leur examen, la conduite délictueuse motivant la condamnation. La criminologie de ces cas individuels, étudiés sous leurs aspects médicaux, psychologiques et sociaux, grâce à la coopération polydisciplinaire de spécialistes, est dite «clinique». Cette première approche offre un intérêt essentiel pour la recherche fondamentale. Elle permet la reconstitution de l’interaction particulière à chaque délinquant observé. Elle a aussi une grande utilité pratique: elle individualise, autant qu’il se peut en l’état de nos connaissances, les méthodes de traitement destinées à réduire au minimum les chances de récidive du malfaiteur considéré. La criminologie clinique n’a pas, en outre, l’ambition de parvenir à dégager les rapports généraux de causalité pouvant être exprimés sous forme de lois, lesquelles doivent, à leur tour, permettre la prévision des événements ultérieurs.

Cet objectif est celui d’une autre forme de criminologie appelée «générale», parce qu’elle repose sur une généralité d’observations et sur la comparaison statistique de populations ou, au moins, d’échantillons de populations (le terme de population étant ici pris dans son sens statistique). Au regard de la criminologie générale, seule mérite d’être appelée cause criminelle la particularité qui donne une des clefs du comportement différent des criminels et des honnêtes gens. N’a pas droit à cette qualification, en revanche, l’enchaînement d’événements ou de troubles observé aussi souvent ou plus souvent chez d’autres individus que chez les criminels.

Or une difficulté presque insurmontable réside dans la faible valeur représentative des criminels sur lesquels portent la plupart des travaux: les condamnés détenus en prison. Le risque est grand de prendre pour cause de délinquance des anomalies, des troubles ou des caractéristiques, qui ne sont, en réalité, que conséquence de la réaction sociale. Une maladie, une névrose qui devient manifeste en prison peut, en effet, avoir couvé longtemps avant le crime ou, à l’inverse, n’avoir commencé à naître qu’en prison, sans que ses symptômes soient différents dans les deux cas.

En outre, la criminologie générale est gênée par un phénomène spécifique que l’on ne retrouve pas ailleurs. À la différence des autres sciences humaines dépendantes, comme elle, de l’examen d’un échantillon limité de population globale, sa faiblesse particulière est de ne pouvoir observer qu’une partie de son champ d’étude, une partie probablement différente de la partie non éclairée, composée des délinquants qui «courent » encore. De là résulte que les conclusions générales relatives aux causes du crime faites à partir des criminels capturés menacent d’être fausses.

Les frontières du domaine  de la criminologie constituent une deuxième source d’incertitude. La conception classique consistait à limiter la criminologie à la connaissance des facteurs du crime. Elle a été celle de la plupart des criminologues du XIXe siècle; elle est restée, en fait, le champ principal de la criminologie contemporaine. Le domaine est déjà vaste, car il englobe, outre l’observation des auteurs d’infractions, celle du fait social de masses, constitué par l’ensemble des infractions commises dans un pays à une époque déterminée, fait social qu’il est traditionnel d’appeler «criminalité», pour le distinguer de l’événement individuel examiné à l’échelle de la personne et dénommé «infraction», «crime», « délit » (ces trois termes étant ici synonymes).

Il s’agit d’une étude sociologique portant sur le volume, les formes de la délinquance et les facteurs politiques, économiques, sociaux et culturels associés à son développement. L’école du XIXe siècle avait déjà joint ces deux aspects des recherches criminologiques. De nos jours, cependant, cette vue paraît étroite et le crime lui-même tend à n’être plus considéré que comme l’un des trois champs de la criminologie, envisagée, plus largement, comme l’étude scientifique de l’ensemble du phénomène criminel. Ce phénomène universel obéit toujours à la même chronologie.

Toute société humaine connaît trois étapes d’un même mécanisme lié, peut-être, à la structure même des collectivités humaines. La première est celle de l’établissement des lois pénales. Sous des formes tantôt coutumières, tantôt écrites, variables selon le degré d’évolution de la civilisation considérée, toute collectivité humaine édicte des normes de conduite imposées sous la menace d’une sanction pénale. Ce premier temps du phénomène ne cesse jamais, par suite de la naissance, de la vie et de la mort des règles pénales, qui se renouvellent au cours de l’histoire des sociétés. Son étude relève de l’histoire du droit, de la sociologie et de l’ethnologie juridique.

Dans cette optique, le crime n’est plus que la seconde phase d’un processus social universel. Il est inéluctablement provoqué par l’établissement des lois, qui entraîne partout leur violation par une fraction de la collectivité, rebelle, sans doute, à l’uniformité de la règle générale imposée par la majorité des membres de la société ou par la volonté des chefs de celle-ci. Le deuxième temps du phénomène criminel en déclenche, à son tour, un troisième: celui de la réaction sociale. D’abord primitive et marquée par un châtiment aussi instinctif qu’immédiat, la riposte du groupe, après le crime, se transforme en une réaction raisonnée qui se dédouble elle-même, d’abord en procédure de jugement, puis en mesure administrative d’exécution de la peine prononcée. La science pénitentiaire étudie cette seconde procédure de la réaction sociale. La première obéit aux règles fixées par le code de procédure pénale. Mais elle n’est pas exclusivement réservée à l’étude des juristes. Considérée sous l’angle de la criminologie générale, elle relève, en outre, d’une psychologie et d’une sociologie judiciaires malheureusement encore trop limitées.

L’interdépendance des trois temps du phénomène est la raison de cette extension de la criminologie. Il n’y aurait pas d’infraction s’il n’y avait pas de normes de conduite à violer. La réaction sociale serait inexistante sans délit ni délinquant. L’interpénétration est même si intime que le cycle du phénomène criminel se précipite malheureusement avec le degré de développement de toute société. L’emprisonnement, notamment, qui est l’une des formes principales de la réaction sociale, provoque une contamination des malfaiteurs. Il offre l’occasion d’une formation professionnelle à rebours, que donnent, sur la manière de commettre des délits, les récidivistes aux délinquants primaires, et par laquelle se créent de nouvelles causes de délits. À son tour, l’inquiétude ressentie par les honnêtes gens devant l’essor de la criminalité provoque la multiplication des lois pénales. Celle-ci, de son côté, ainsi que l’ont observé déjà les sociologues du XIXe siècle, augmente les occasions de transgressions et, par suite, la criminalité.

L’hésitation portant sur le domaine de la criminalité ne se limite pas d’ailleurs à l’embarras de choisir entre deux conceptions. Dans certains pays (Allemagne, Autriche), on a joint à l’étude de la criminologie la médecine légale, qui est la médecine appliquée aux victimes des infractions. On y ajoute parfois la psychiatrie, la psychologie criminelle et la criminalistique. Divisée en parties si différentes, la criminologie paraît alors n’être qu’un faisceau d’emprunts à d’autres sciences humaines. Or elle ne peut prétendre au rang de science autonome que si ses méthodes créent entre ses branches une cohésion spécifique. C’est ici que réside la troisième raison de sa crise contemporaine.

Les méthodes  de la criminologie ont évolué depuis les débuts de cette science.

Le commencement de la vraie recherche scientifique remonte au moins à 1876, quand le fondateur de cette discipline, le médecin militaire italien Lombroso (1836-1909) publia la première édition de L’Homme criminel  (1875-1876), qui attira l’attention des contemporains sur la possibilité d’appliquer l’esprit du positivisme scientifique à ce secteur pathologique des activités humaines. Lombroso n’inventa pas l’appellation de criminologie. Le mot fut employé plus tard par un magistrat italien, Garofalo (1851-1934), qui le prit pour titre d’un ouvrage sur ce sujet, publié en 1885. Ce juriste fut l’un des deux principaux disciples de Lombroso; l’autre, plus célèbre encore, fut Ferri (1856-1929), auteur d’une Sociologie criminelle , parue en 1881. Au XIXe siècle, on appelait cette science «anthropologie criminelle». C’est sous ce titre que se tinrent sept congrès internationaux dans diverses villes d’Europe, de 1885 à 1913. Cette première désignation de la criminologie est révélatrice de ses méthodes initiales: Lombroso a commencé par l’analyse des facteurs individuels  du crime. Homme d’une époque où les idées de Darwin (1809-1882) exerçaient une influence décisive (le célèbre ouvrage De l’origine des espèces par voie de sélection naturelle  date de 1859), il croyait avoir découvert un type général de criminel: le criminel-né. Après avoir longuement pratiqué l’examen anthropométrique, médical et psychologique de 5 907 délinquants vivants et procédé à de minutieuses mesures sur 383 crânes de criminels, il pensait avoir trouvé que la morphologie, les réactions biologiques et psychologiques de beaucoup de criminels appartenaient à celles d’un type d’individus restés en arrière dans l’évolution menant à l’homme, proches encore des sauvages primitifs. L’atavisme, cette réapparition de certains caractères venus des ancêtres, caractères qui pouvaient ne pas s’être manifestés dans les générations intermédiaires, lui paraissait expliquer cette singularité. On croyait encore au rôle de la dégénérescence, dont le médecin français Morel (1809-1879) avait décrit l’action dans son Traité des dégénérescences de l’espèce humaine  (1857). La découverte par Lombroso d’une fossette occipitale particulièrement développée sur le crâne de certains criminels l’avait confirmé dans cette manière de voir. À ses yeux, le criminel-né était voué au crime, car son état de régression par rapport à l’homme normal le rendait inapte à obéir aux lois pénales édictées pour et par des hommes plus évolués que lui.

Cette manière d’imputer la délinquance aux facteurs d’un déterminisme biologique souleva l’opposition d’une partie des contemporains. Les Français surtout la contestèrent et mirent, au contraire, l’accent sur le rôle du milieu social dans lequel naît, grandit et vit le criminel. Ils insistèrent à tel point sur l’action de l’environnement qu’on appelle encore «école du milieu social» leur école. L’un des plus connus d’entre eux, Gabriel de Tarde (1843-1904), était persuadé que l’imitation tenait une place très grande dans l’adoption des conduites humaines. Il insista sur l’importance des comportements appris dans le processus criminel (sa Philosophie pénale  date de 1890). Un autre, A. Lacassagne, qui dirigeait les Archives d’anthropologie criminelle, écrivit que «le milieu social est le bouillon de culture de la criminalité; le microbe, c’est le criminel, un élément qui n’a d’importance que le jour où il trouve le bouillon qui le fait fermenter.» Durkheim (1858-1917), de son côté, en ramenant les faits moraux à des faits sociaux, attribuait aussi aux facteurs sociaux une action prépondérante dans la délinquance. C’est ce qu’il exposa, en particulier au sujet de l’homicide, dans son ouvrage sur Le Suicide  (1897). Moins célèbre hors du cercle des spécialistes, H. Joly approfondit l’étude des causes sociales, dans Le Crime  (1888), La France criminelle  (1889), Le Combat contre le crime  (1891).

Le différend, parfois très vif, qui opposa les tenants de l’école italienne et ceux de l’école française finit par un compromis. Dans chaque camp, on admettait déjà que la délinquance ne fût pas due à l’action de facteurs exclusivement individuels ou sociaux. Le titre même de l’ouvrage de Ferri, La Sociologie criminelle , était l’expression de la reconnaissance italienne du rôle des facteurs sociaux. Lombroso, dans les cinq éditions successives de son livre, avait modifié sa théorie (la dernière édition date de 1896-1897). Il reconnut en définitive l’existence de cinq types de criminels: le criminel-né, le criminel-fou, le criminel passionnel, le criminel d’occasion et le criminel d’habitude. D’après ses propres explications, les trois derniers de ces types sont ceux d’individus devenus criminels par le jeu des circonstances du milieu, au moins en grande partie. Les Français, de leur côté, ne niaient pas l’action des facteurs personnels. Mais, parce qu’ils doutaient seulement que leur influence fût décisive sans intervention criminogène des facteurs sociaux, ils refusaient d’admettre le fatalisme du crime et croyaient qu’une action sociale pouvait contrecarrer l’influence du milieu. L’auteur austro-allemand Von Liszt conciliait les deux opinions lorsqu’il écrivait que «le crime est le produit des facteurs individuels et des facteurs sociaux au moment du crime».

Restait à identifier ces facteurs individuels et sociaux dont l’action s’observerait significativement plus souvent sur la personne des criminels que sur celle des non-délinquants. Pendant plus d’un siècle, les criminologues ont passé en revue tous les éléments que l’avancement de nos connaissances en pathologie individuelle ou sociale donnait l’idée d’envisager comme cause possible de la délinquance. Mais ils n’ont pas réussi à prouver que la fréquence d’aucun fût significativement plus grande dans le monde des malfaiteurs que dans l’autre. Même la folie n’a pas permis cette démonstration: il n’est pas établi qu’une quelconque maladie mentale soit plus répandue chez les criminels que chez les non-criminels. On n’a pas pu montrer statistiquement que la proportion de fous fût plus élevée au sein d’une des populations qu’elle ne l’est dans l’autre. Cet échec n’est peut-être pas définitif.

Il se peut toutefois que de futures découvertes apportent la preuve cherchée en vain jusqu’à présent. Mais la persistance de l’échec jusqu’à maintenant conduit à orienter les recherches dans une direction nouvelle. Beaucoup de criminologues contemporains pensent que l’originalité des criminels par rapport aux non-délinquants ne réside ni dans le type, ni dans la force des facteurs, lesquels ne semblent pas suffire à rendre criminel l’individu soumis à leur influence, puisqu’ils agissent sur une proportion au moins égale de non-délinquants, sans convertir ceux-ci en criminels. Leur union fait leur force criminogène, non en soi, mais par quelque particularité à découvrir. Dans certaines conditions de chronologie et selon la valeur respective des différents facteurs, elle déclenche la réaction explosive. Découvrir la formule de ces associations différentielles spécifiques de la délinquance est devenu l’objectif majeur de la criminologie générale.

Une telle visée contribue à la crise de la criminologie, non seulement à cause de la complexité de l’entreprise, mais aussi parce qu’elle remet en cause les frontières et, peut-être, l’autonomie de cette discipline par rapport aux autres sciences humaines. L’étude de la multitude des combinaisons pouvant se présenter implique une observation des constellations des facteurs en jeu, laquelle appartient autant à ces autres sciences qu’à la criminologie, car les mêmes facteurs se combinent aussi, bien que de façon différente, dans la population générale. La crise des méthodes rejaillit sur celle du domaine . Elle renforce aussi celle des objectifs  de la criminologie.

2. La criminalité générale et ses facteurs

Le fait social d’ensemble qu’est la criminalité présente des caractères différents selon les pays, non seulement à cause des différences réelles relatives au volume et aux composantes de la délinquance, mais encore par suite de dissemblances juridiques dans la manière d’établir les incriminations et de les punir. On examinera ici les caractères généraux de la criminalité française et les facteurs de celle-ci.

Les caractères généraux de la criminalité

Les facteurs généraux de la délinquance peuvent être analysés sous deux aspects: l’action permanente de certaines causes, et l’effet aigu de certaines autres.

La criminalité légale

De 1832 aux années soixante, en France, le taux de la criminalité légale est resté relativement constant, en dépit de l’accroissement démographique et du développement des facteurs généraux de l’évolution des sociétés qui paraissent favoriser l’augmentation de la criminalité. C’est que la constance en question concerne la criminalité légale, mais non la criminalité apparente et moins encore la criminalité réelle.

Précisons ces termes. On appelle criminalité légale  tantôt l’ensemble des jugements, tantôt celui des condamnations prononcées par les juridictions répressives d’un pays. La criminalité légale est distinguée de la criminalité apparente , parce que celle-ci est elle-même définie comme formée de la totalité des infractions portées à la connaissance des autorités de police par voie de plaintes, dénonciations ou procès-verbaux. Cette criminalité apparente, à son tour, est inférieure à la criminalité réelle , constituée de toutes les infractions effectivement commises au sein de la société considérée à un moment donné. Le chiffre séparant la criminalité apparente de la criminalité réelle est appelé «chiffre obscur». Les spécialistes de la criminologie criminelle s’efforcent d’évaluer le volume de la criminalité réelle à partir de la criminalité légale. Dans leurs estimations de la criminalité réelle, les hypothèses sur l’ordre de grandeur du chiffre obscur et sur ses variations selon les époques et les infractions tiennent une place essentielle. Elles introduisent un facteur intuitif, qui demeure important, malgré l’élégance de certaines méthodes favorisant une étude moins subjective. La seule constance qui ait pu être établie est celle du taux de la criminalité légale. Cette constance, elle-même, n’est que relative. Dans les périodes de crises aiguës, la criminalité a franchi les limites à l’intérieur desquelles elle reste ordinairement contenue.

Mais, même sous cette réserve, la constance du taux posait un problème d’interprétation. Était-elle l’indice d’une constance de la criminalité réelle? Enrico Ferri, l’un des «positivistes» italiens, le croyait. Il avait constaté cette constance jusqu’à la Première Guerre mondiale et il l’expliquait par une prétendue «loi de saturation criminelle»: «Comme dans un volume d’eau donné, à une température donnée, écrivait-il, se dissout une quantité déterminée d’une substance chimique, pas un atome de plus et pas un de moins, de même dans un milieu social donné, avec des conditions individuelles et physiques données, il se commet un nombre déterminé de délits, pas un de plus, pas un de moins.» Il avait formulé une loi complémentaire, dite «de sursaturation», valable en cas de changement social important. Lorsque ces conditions se modifient, en s’aggravant, un nombre plus élevé de crimes peut être commis. La saturation se produit plus tard, mais elle a lieu aussi. Les oscillations enregistrées par la courbe seraient, selon cette explication, le résultat de «surchauffes» provoquant une sursaturation.

Cette interprétation est cependant abandonnée de nos jours, par suite de la tendance tout à fait opposée de la criminalité apparente. Plus proche, par définition même, de la criminalité réelle, cette criminalité ne donne, hélas, aucun signe de saturation. La constance de la criminalité légale est sans doute surtout la conséquence d’une saturation des services publics chargés de poursuivre et de punir les malfaiteurs. Les effectifs et les crédits de ces services augmentent moins vite que la criminalité réelle. Un retard se prend et, tant qu’il dure, le nombre des affaires jugées s’arrête au plafond des possibilités d’enquête, d’instruction et de jugement. Quand les moyens mis à la disposition des services sont ensuite augmentés, le rendement s’élève, mais la limite supérieure indiquée plus haut n’est généralement pas dépassée non plus.

On peut aussi se demander pourquoi la criminalité légale ne descend presque jamais au-dessous d’une certaine limite inférieure. Dans les sociétés contemporaines, les facteurs de criminalité agissent quasi constamment dans le sens de la hausse. Leurs changements ne concernent que les variations de rythme dans leur pression. Au cours de l’intervalle de temps séparant deux poussées plus vives, le répit n’est pas en général l’occasion de franchir la limite inférieure précitée, car les tribunaux rattrapent le retard en réglant les affaires restées en instance. Le chiffre de celles-ci s’ajoute alors à celui des affaires de l’année et empêche le total annuel de baisser davantage. Le temps passé à cette tâche occupe à peu près celui de la trêve. Lorsque l’arriéré a disparu, la poussée suivante survient, qui provoque le recommencement du processus.

Les mouvements de la criminalité

La constance de la criminalité légale n’est que relative. Son volume global varie entre les limites indiquées au paragraphe précédent. Il les dépasse même parfois, surtout en cas de guerre. L’importance respective des diverses catégories de crimes composant la criminalité légale totale change d’autre part selon les périodes. La difficulté est de savoir si ces deux séries de mouvements sont la réplique de mouvements identiques de la criminalité réelle.

Le graphique permet d’étudier les variations de volume global dont la criminalité légale est l’objet. L’analyse des dents de scie qui s’inscrivent au cours de la période étudiée révèle que beaucoup des oscillations enregistrées sont sans correspondance avec la criminalité réelle. Elles tiennent au changement des caractères de la répression et non aux changements de ceux de la délinquance. Les guerres , elles-mêmes ne font que partiellement exception. L’énorme augmentation constatée au cours du second conflit mondial et au lendemain de celui-ci reflète, certes, la réalité. Les poussées qui se lisent aussi à la fin du premier conflit mondial et, antérieurement, après la guerre de 1870 sont, de même, l’enregistrement d’un fait social certain. Le trouble apporté par les hostilités, l’éclatement des familles, la pénurie, l’occupation étrangère si elle se produit, les images de la violence sont des facteurs criminogènes qui exercent leur influence d’autant plus que la guerre se prolonge. Au lendemain de la paix, la criminalité reste réellement forte, parce que la démobilisation des anciens criminels libère un lot de malfaiteurs qui s’ajoute à celui des malfaiteurs qui les ont remplacés durant leur mobilisation. Enfin, le dépaysement d’autres anciens mobilisés, mal rétablis dans leur existence civile, crée un contingent supplémentaire de recrues criminelles. En revanche, la baisse qui se constate sous forme d’un V au lendemain même du début des conflits de 1870, de 1914-1918 et qui s’inscrirait au commencement de la guerre de 1939-1945 si les statistiques étaient complètes est sûrement en grande partie étrangère à la criminalité réelle. Les statistiques enregistrent le trouble de l’appareil judiciaire, partiellement enrayé par la mobilisation des juges, et celui de l’appareil policier, dû à une cause analogue. En même temps, la mobilisation d’une fraction des criminels d’habitude, non encore remplacés par de nouveaux venus, provoque une baisse véritable.

Les révolutions  et les changements de régime s’inscrivent dans les statistiques de la criminalité légale avec un mélange similaire de correspondances réelles et d’enregistrements parasites. Les crises économiques et les récessions temporaires ont longtemps entraîné une hausse de la délinquance, due à des vols de nécessité. Les changements brusques de situation socio-économique restent à l’origine d’autres délits. Mais l’établissement des allocations de chômage semble avoir réduit les vols de nécessité. Le graphique ne met pas d’accroissement en évidence durant la grande crise de 1929-1934 (la hausse de 1934 est due à l’augmentation des délits de coups et blessures volontaires et de port d’armes). Beaucoup d’autres mouvements de la criminalité légale sont l’effet de changements juridiques, limités à la réaction sociale. Des lois d’amnistie, des mesures collectives de grâce, la modification des juridictions compétentes pour juger certaines infractions expliquent des baisses pour les premières, tantôt des hausses et tantôt des baisses pour les secondes. On voit l’effet, légèrement différé à cause de la répression des attentats anarchistes des années suivantes, de la loi de 1891 sur le sursis, qui a réduit durablement la proportion des condamnations fermes. L’importance de ces enregistrements parasites conduit à penser que la courbe de la criminalité réelle est probablement moins tourmentée que celle de la criminalité légale.

D’autre part, l’importance respective des différentes catégories de crimes composant la criminalité légale totale évolue. Il n’est pas certain que toutes ces variations d’importance respective soient l’indice de variations dans la composition de la criminalité réelle. Certaines d’entre elles sont l’effet de changements d’orientation dans la direction des efforts de la police qui, selon les périodes, affecte plus ou moins des effectifs et des moyens (généralement insuffisants) dont elle dispose à la poursuite de l’une ou l’autre catégorie d’infractions.

Il reste que, pour ce qui est de la criminalité apparente, les statistiques tenues en France depuis la fin des années soixante font apparaître des évolutions relatives sensibles, les agressions contre les biens prenant le pas sur les violences physiques contre les personnes: l’enrichissement du pays, la multiplication des résidences secondaires, la civilisation de l’automobile sont autant d’éléments qui éclairent le phénomène.

Les facteurs généraux de la criminalité

Certaines circonstances liées à l’évolution des sociétés modernes créent des occasions de délits pour l’ensemble des membres de la collectivité considérée, mais elles ne provoquent la délinquance que d’une fraction, à vrai dire, faible de cette collectivité, qui ne résiste pas à ces occasions (cf. supra ). Nous avons mentionné l’action temporaire des guerres, des révolutions et des crises économiques. Les autres facteurs généraux exercent une action continue. L’urbanisation, le déplacement de populations, le changement de composition ethnique, l’évolution des professions, les stupéfiants et l’alcool, l’extension des loisirs non organisés constituent quelques-uns de ces facteurs. En même temps, le recul de certains freins, dont celui de la morale religieuse, affaiblit les facultés de résistance individuelle et joue également un rôle criminogène.

L’urbanisation

Le passage des sociétés agricoles aux sociétés industrielles modernes entraîne un changement de la criminalité, et, semble-t-il, un accroissement de celle-ci.

Le changement de structure des sociétés exerce une influence dès qu’il commence. Des zones rurales demeurent dont la criminalité constitue un vestige de l’ancienne criminalité dominante, caractéristique des sociétés agricoles. Les infractions contre les personnes, les infanticides, les incendies, et spécialement les empoisonnements sont réputés plus fréquents dans les zones rurales. Les délits contre les mœurs, surtout l’inceste, prévaudraient également à la campagne. Au contraire, les délits contre les biens, spécialement les vols avec effraction, les abus de confiance, les escroqueries, le recel, les avortements et les délits contre la chose publique prédomineraient dans les cités. Cette proposition générale n’est pas sans évoquer une pseudo «loi thermique», considérée comme l’une des premières découvertes de la criminologie à la fin du XIXe siècle et selon laquelle les types d’infractions varieraient suivant le type de climat, les crimes de sang augmentant avec les climats chauds, les infractions contre les biens s’accroissant avec les climats froids. Au XIXe siècle déjà, l’analyse des statistiques de la criminalité légale obligeait à mettre en doute la réalité de la loi thermique. Joly, en s’appuyant sur les observations de Tarde, avait déjà formulé des réserves à cet égard (La France criminelle , 1889). Cependant, le développement de l’urbanisation dans les régions lyonnaise, grenobloise ou marseillaise a retiré ce qui pourrait rester de justification à la prétendue loi thermique. Les infractions contre les biens ont augmenté en même temps que l’industrialisation, sans différence selon la température du climat.

Il est vrai, toutefois, que l’infanticide, qui est lié à une forme archaïque de protection des femmes contre les effets d’une maternité non acceptée, est resté plus développé dans les régions rurales, alors que l’avortement l’a longtemps, pour une grande part, remplacé dans les régions urbanisées (Recherches sur l’infanticide , 1955-1965, Travaux de l’Institut de sciences criminelles et pénitentiaires , Annales de la Faculté de droit et des sciences politiques et économiques de Strasbourg ). L’empoisonnement, de son côté, semble avoir donné lieu à plus de condamnations dans les zones rurales, au moins quand il est consommé par le poison contenu dans les insecticides et les fongicides employés dans les cultures. Enfin, l’inceste, dont les statistiques ne donnent qu’une faible image, paraît plus fréquent dans certains villages et dans certaines fermes isolées, bien qu’une preuve formelle de cette situation manque la plupart du temps. L’urbanisation, souvent elle-même liée à l’industrialisation, s’accompagne de délits favorisés par l’anonymat des zones urbaines, la dispersion des familles durant les heures de travail, le défaut de surveillance des loisirs juvéniles et probablement l’accroissement des quantités de biens offerts à la vue laissés sans contrôle suffisant. Les vols de véhicules, d’objets dans les grands magasins et dans les établissements de self-service, les cambriolages, les agressions à main armée contre les établissements de crédit, les transports de fonds et les usines, les infractions à base de ruse, tels les escroqueries ou les délits fondés sur la confiance trompée, abus de confiance, abus de biens sociaux, détournements de fonds publics sont urbains pour la plus grande partie. Leur nombre s’élève avec la densité de population. L’accroissement du parc automobile et de la circulation entraîne, d’autre part, l’élévation des homicides et coups et blessures non intentionnels, par imprudence, négligence et inobservation des règlements. Divers délits contre les mœurs, dont le proxénétisme, le racolage et la traite des êtres humains, trouvent dans les grandes villes les conditions de leur développement. Enfin certaines erreurs d’urbanisme, telle l’absence de centres de loisirs organisés pour les adolescents des grands centres, contribuent à l’apparition de bandes d’adolescents, une fraction d’entre eux devenant criminels.

On peut ainsi esquisser, avec G. Camilleri et C. Lazerges, une géographie criminelle de la France divisant celle-ci en deux territoires: la région parisienne, le pourtour méditerranéen, le Rhône, etc., forment «une France “agitée”» qui se caractérise par des taux élevés dans le domaine des atteintes physiques contre les personnes, des vols et, d’une manière générale, par l’omniprésence d’une violence motivée par le profit»; une seconde France, évocatrice de la «France profonde», est une France «calme», qui se signale par l’existence d’une criminalité astucieuse ou de petits délits, et par l’importance de la criminalité contre la famille».

Les déplacements de populations

Certains individus qui auraient résisté aux tentatives délictueuses s’ils étaient restés dans leur milieu traditionnel succombent quand ils s’éloignent de lui. Le dépaysement s’accompagne d’une dégradation des structures traditionnelles qui affaiblit les facultés de résistance aux occasions criminelles de certains individus fragiles par d’autres côtés. Or, l’évolution des sociétés modernes entraîne la mobilité humaine, notamment pour raisons professionnelles, et contribue à l’augmentation des taux de délinquance. Au XIXe siècle, le Français Joly avait déjà observé que le déplacement des populations entraînait une élévation du taux criminel.

L’émigration, non d’une province à l’autre d’un même pays, mais d’un pays à un autre, s’accompagne elle aussi d’un dépaysement. La criminalité des étrangers est plus forte que celle des nationaux. L’excédent de délinquance des étrangers peut être dû, pour une part, à l’anomalie de composition des populations d’immigrants, faites de personnes appartenant presque toutes aux tranches d’âge dans lesquelles le taux de délinquance est le plus fort et comportant moins de femmes que d’hommes. La délinquance des immigrants non naturalisés doit, d’ailleurs, être distinguée de celle des naturalisés. Depuis longtemps déjà, des travaux américains, confirmés en France par certaines observations, ont indiqué que la première génération des naturalisés ne comporte qu’une proportion de criminels inférieure à la moyenne générale de la population nationale. Ces résultats ont été expliqués par la sélection des candidatures à la naturalisation, faite par le service des naturalisations. Le taux semble s’accroître à la deuxième génération, comme on l’a constaté aux États-Unis, à cause des «conflits de culture » dont souffrent ces enfants, soumis à deux manières de vivre, l’une héritée de leurs origines, l’autre acquise par l’effet de leur implantation. À la troisième génération le taux baisse, semble-t-il, et, par suite de la diminution de l’acuité des conflits, il tend à se rapprocher du taux normal (assimilation des descendants de parents étrangers).

Les changements de composition ethnique des populations

Certains groupes ethniques paraissent plus portés que d’autres à commettre diverses sortes d’infractions. Dans la mesure où la politique d’immigration d’un pays provoque l’accroissement de minorités issues de tels groupes, soit qu’elle favorise ensuite leur assimilation, soit qu’elle tolère leur présence sans assimilation réelle, une partie de la délinquance du pays considéré peut se trouver modifiée.

D’anciens auteurs ont essayé de comparer la criminalité de peuples très différents. Ils ont cru avoir mis en lumière des différences dans l’intensité de la délinquance et dans ses formes. Mais il est difficile d’accorder foi à leurs travaux. Le caractère disparate des législations, joint aux attitudes différentes des autorités répressives dans chacun des États considérés, prive de rigueur la comparaison. Le Finlandais Verkko, en 1936, s’est efforcé de vaincre ces difficultés en limitant la comparaison au continent européen. Il a notamment établi le classement des peuples d’Europe en ce qui concerne la criminalité violente. Il lui a semblé possible de les grouper en quatre catégories: ceux dont la criminalité est forte du fait de l’alcool (Finlande, Russie, Lituanie, Roumanie); ceux dont la criminalité est forte sans être liée à l’alcool (Italie, Espagne, Hongrie, Yougoslavie, Bulgarie, Grèce); ceux de plus faible criminalité violente, mais souvent associée à l’influence de l’alcool (Suède, Norvège, Écosse, Irlande); ceux, enfin, dont la criminalité violente est faible et sans lien habituel avec l’agressivité alcoolique (Danemark, Islande, France, Tchécoslovaquie). Même à cet échelon, la variété des législations et celle des réactions sociales ont rendu fragiles ses conclusions.

Lorsque vivent sous les mêmes lois des ethnies différentes, comme il arrive dans une forte proportion aux États-Unis et, dans une plus faible mesure, au sein d’autres pays comme la France, la comparaison gagne en rigueur, parce que les lois définissant les infractions sont les mêmes pour les divers groupes de populations comparées. Ici comme partout, cependant, il faut tenir compte des variations de réaction sociale vis-à-vis des minorités. L’attitude du public, comme celle des autorités chargées de la répression, n’est pas toujours identique envers les minorités et le reste d’une population, comme l’ont établi d’autres travaux américains. La criminalité apparente et la criminalité légale peuvent donc représenter pour les minorités une fraction plus grande de la criminalité réelle que pour les majorités.

Alcool et stupéfiants

L’intoxication par l’alcool et par les stupéfiants provoque les réactions criminelles de certains individus. Au cours de crises de delirium tremens, des alcooliques chroniques commettent des infractions en état de démence, au sens de l’article 64 du Code pénal français. Dans les phases moins avancées de l’alcoolisme, de même que dans les périodes de rémission de la dernière phase, des actes délictueux se trouvent aussi accomplis, conséquences notamment de l’irritabilité et de l’agressivité du sujet. S’agissant de l’alcool, l’ivresse elle-même est source de délinquance, soit que certains individus perdent le contrôle d’eux-mêmes sous l’emprise d’un état alcoolique dû à une intoxication fortuite, soit qu’ils s’enivrent délibérément, en vue de trouver le courage d’accomplir un acte de violence ou un homicide prémédité que la faiblesse de leur caractère, comme d’eux-mêmes, leur faisait redouter de ne pas avoir la volonté d’accomplir. Enfin, une proportion notable d’infractions non intentionnelles, et spécialement d’accidents de la circulation, est le fait de conducteurs ou de piétons-victimes, se trouvant dans un état d’imprégnation alcoolique, incriminé par le Code de la route.

Les statistiques établies dans les établissements pénitentiaires mettent, par ailleurs, en évidence une proportion importante d’individus alcooliques, ou issus de parents alcooliques, ou encore d’alcooliques issus de parents alcooliques, parmi les détenus. De là a été tirée la conclusion que l’alcool était un facteur important de délinquance. Sans contester la vraisemblance de cette affirmation, il importe d’observer que le chiffre élevé d’alcooliques dans les prisons n’est pas, en soi, une preuve suffisante du rôle de l’alcool dans la criminalité. L’attitude de la société, en ce qui concerne ses réactions répressives, change vis-à-vis des alcooliques par rapport à celle qui a lieu envers les autres délinquants. À juste titre, le sursis et la simple condamnation à l’amende peuvent être plus fréquemment refusés à des prévenus alcooliques qu’à d’autres, en considérant l’utilité d’un isolement des buveurs invétérés. La proportion d’alcooliques parmi les prisonniers n’est donc pas représentative, à ce premier titre déjà, de leur proportion parmi l’ensemble des criminels. Un deuxième élément risque de fausser la proportion; il tient à la capture des malfaiteurs par les autorités de police. Il n’est pas exclu que, parmi tous les criminels existant réellement, le lot de ceux qui tombent dans les mailles du filet constamment tendu par la police contienne une fraction d’alcooliques plus élevée que le contingent de ceux qui y échappent. Les bavardages, les réactions moins rapides de ces malfaiteurs les perdent peut-être plus souvent.

Extension des loisirs non organisés

L’extension des loisirs, caractéristique de la société moderne, a conféré au problème de l’emploi du temps des périodes non productives de la vie humaine une importance criminologique nouvelle, sensible pour les adultes, et, plus encore, pour les jeunes délinquants. Dès les années cinquante, les criminologues américains S. et E. Glueck, dans leur comparaison de 500 jeunes délinquants et de 500 jeunes non délinquants (composant deux groupes constitués à partir de sujets pris dans la même zone défavorisée de la banlieue de Boston), ont montré que les jeunes délinquants passaient une proportion bien plus forte de leurs loisirs au coin des rues. Plus récemment, le développement du phénomène des bandes a donné à celui de la délinquance des jeunes un visage nouveau.

Le relâchement des freins moraux

Parmi les déclins néfastes, le recul de la pratique religieuse  a été présenté au début du XXe siècle par Tarde comme un facteur criminogène (La Criminalité comparée , 1910). Cet auteur pensait que la déchristianisation s’accompagnait d’un recul de la moralité sans remplacement par un autre facteur d’éducation morale. Son point de vue, cependant, n’était pas partagé par d’autres criminologues, dont l’Italien Ferri qui, au contraire, prétendait que la vie religieuse était l’occasion de certains délits par les dérogations aux manières naturelles de vivre des hommes qu’elle imposait (Sociologie criminelle ). En criminologie, cette controverse, longtemps passionnée, s’est éteinte de nos jours. Les recherches entreprises pour isoler l’effet du recul des pratiques religieuses sur la délinquance n’ont pas pu être approfondies suffisamment jusqu’à présent pour être significatives. Soucieux de plus de précision, certains travaux ont tenté de comparer l’action préventive des diverses religions. Le criminologue allemand G. Aschaffenburg et le Hollandais W. Bonger semblaient avoir trouvé que les catholiques avaient tendance à commettre plus d’infractions que les protestants, et que les israélites étaient au contraire moins criminels que les protestants. Mais, comme l’observaient les criminologues américains Barnes et Teeters dans leurs Nouveaux Horizons en criminologie , l’appartenance religieuse ne peut être isolée d’autres caractéristiques socio-professionnelles, qui sont peut-être la cause des contrastes attribués superficiellement à la religion. Lorsque, par exemple, une religion est dominante dans une région, l’appartenance aux autres religions minoritaires crée des différences d’attitudes liées au phénomène général des réactions majoritaires vis-à-vis des minorités exposé plus haut. Suivant les pays, et dans ceux-ci suivant les régions, les fonctions économiques habituellement assumées par les membres des diverses confessions se trouvent souvent, d’autre part, distinctes. Les contrastes des criminalités peuvent être dus aux différences de positions socio-économiques. Enfin, de telles études négligent le degré de pratique religieuse des personnes rangées par les statistiques dans chaque confession. Or, l’intensité du pouvoir préventif de la morale religieuse varie avec celle de la pratique de chaque religion, dont les reculs ne sont pas simultanés.

La France n’a pas été l’objet d’études précises de cet ordre. La géographie criminelle relative aux zones de plus forte intensité des différentes catégories de délinquance n’a pas été combinée avec la sociologie religieuse (qui renseigne non seulement sur les appartenances confessionnelles, mais encore sur les degrés de pratique religieuse selon les régions). À défaut, des itinéraires détournés ont été empruntés. Certains auteurs, naguère, ont cherché s’il y avait un lien entre le divorce et la criminalité. Ils pensaient que l’intensité du divorce, interdit aux catholiques dont la religion dominait dans l’ensemble de la France, pourrait être prise pour indice du degré de déchristianisation. La concordance des zones géographiques de fort divorce et de forte criminalité l’aurait montré peut-être. La conclusion de telles recherches n’a pas été décisive (P. Bouzat et J. Pinatel, Traité de droit pénal et de criminologie ). Une autre méthode fut fondée sur l’examen de la corrélation entre les zones des suicides les plus fréquents et celles de la délinquance. Elle consistait à prendre le taux de suicide comme l’indice d’un recul de la morale religieuse, parce que les religions principalement pratiquées en France réprouvent le suicide. Elle n’a pas donné non plus de résultat. Tarde avait montré l’absence de relation significative dès 1910. L’impossibilité d’une démonstration rigoureuse n’exclut d’ailleurs pas l’éventualité d’une corrélation. Mais celle-ci reste jusqu’à présent de l’ordre des hypothèses, de l’expérience individuelle et du bon sens.

Le relâchement des freins moraux peut être dû, d’autre part, à l’évolution de l’instruction et de l’éducation familiale . S’agissant des écoles et des lycées, l’espoir avait été grand au XIXe siècle que le développement de l’instruction publique contribuerait à la lutte contre la délinquance. Victor Hugo avait notamment écrit qu’en ouvrant de nouvelles écoles on fermerait les prisons. La comparaison des chiffres globaux de la criminalité, au milieu du XIXe siècle et de nos jours, ne confirme pas son hypothèse. Il est clair que d’autres facteurs sont entrés en jeu, privant le développement de la culture du pouvoir de retenir un nombre croissant d’individus sur la pente de la délinquance. Aucun système n’a pu être proposé permettant de mesurer avec rigueur l’effet attribué en ce sens par certains censeurs contemporains au système éducatif actuellement en vigueur, selon lequel l’effort et la discipline, jadis imposés aux élèves dans les classes primaires et secondaires, auraient développé davantage la force de résistance aux tentations que la manière moins autoritaire de diriger leurs classes, reprochée par certains aux enseignants contemporains. Au sein de la famille, par ailleurs, le recul de l’autorité paternelle a été dénoncé comme l’une des causes du conflit des générations dans certains pays et spécialement dans certains milieux. Il est possible, et même probable, que ce fait entre en ligne de compte dans la délinquance. Mais il s’y insère associé à la transformation de multiples autres facteurs, dont l’interaction est plus ou moins néfaste selon l’ensemble des données en cause. Des délinquants ont été élevés par des pères trop faibles et d’autres par des pères trop autoritaires. Beaucoup de non-délinquants ont reçu aussi une éducation défaillante par excès ou par défaut. L’affection peut compenser certaines lacunes. L’attitude de l’autre parent entre aussi en jeu. La complexité d’une telle interaction relève de l’étude des facteurs individuels de la délinquance.

Les moyens d’information  ont été également présentés comme des facteurs favorisant la délinquance, par la place faite aux faits divers, et par les détails de scènes atroces ou scandaleuses flattant les instincts les plus bas du public. Il leur a été reproché de familiariser d’avance le futur malfaiteur avec les techniques requises. Sans nier le danger des excès, on doit reconnaître que, vis-à-vis des adultes, la recherche de la sensation dans la presse n’est pas la seule cause de l’importance donnée aux faits divers. Le besoin de justice implique que la chronique judiciaire rende compte des condamnations, ce qui impose le compte rendu des crimes eux-mêmes par la presse au moment où ils ont lieu. La presse a également joué un rôle dans la répression des infractions, requérant par ses campagnes plus de fermeté dans la lutte contre les bourreaux d’enfants ou leurs ravisseurs, et dénonçant certaines erreurs judiciaires, dont celle de l’affaire Dreyfus. Le procès fait à la presse rendrait nécessaire un jugement tenant compte des deux aspects du rôle joué par celle-ci.

Les facteurs généraux de la criminalité exercent une action sélective sur les individus, au sein de la collectivité dans laquelle leur influence se fait sentir. Parmi toutes les personnes soumises à l’influence de l’urbanisation, des nouveaux loisirs et des divers autres facteurs précédemment décrits, une très faible fraction succombe. Il faut donc admettre que, considérés isolément, ou même cumulés, ces facteurs ne sont pas des causes du crime au sens qui a été défini au début de cette étude. Sans doute est-ce par leur combinaison avec des facteurs individuels différents, présents chez les criminels dans des conditions explosives qui ne se rencontrent pas chez les non-criminels, que ces facteurs généraux contribuent à provoquer la délinquance de certaines personnes.

 

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