Des maladies introuvables aux Etats-Unis: "hystérie collective"

ou pathologie de masse de l'imaginaire individualiste? (*)

(version révisée d'un article paru dans Le débat n°108, janvier-février 2000)

A la mémoire de Joël Sipos

Le public français perçoit régulièrement l'écho de farouches querelles médico-sociales nées Outre-Atlantique, relatives à des "épidémies" de natures très diverses, et qui laissent l'impression de refléter davantage certains traits caractéristiques de la société américaine, sans vraiment annoncer l'apparition et la prochaine catastrophique extension au monde de maladies nouvelles et terribles, comme l'épidémie de SIDA, qui leur sert ici de paradigme implicite. Mais la façon dont l'information nous parvient, en ordre dispersé, sur le syndrome de la guerre du Golfe (Gulf War Syndrome, GWS), les thérapies de rappel hypnotique d'abus sexuels subis dans l'enfance (Recovered Memory Therapy, RMT), sur les personnalités multiples (Multiple Personality Disorder, MPD), ou encore le syndrome de fatigue chronique (Chronic Fatigue Syndrome, CFS), tend à masquer l'uniformité de structure, sociologique comme conceptuelle, qui pose effectivement problème, d'une "épidémie" à l'autre, et motive en raison la violence invraisemblable des affrontements scientifiques, politiques, et même philosophiques, sur le champ de bataille dont je vais tenter de dresser la carte (1). Plus récemment, ces syndromes ont été importés en France à partir de leurs descriptions anglo-saxonnes, et comme on pourra le constater sans mal, en s'efforçant de copier les procédés résolument non-scientifiques, voire anti-scientifiques (car les scientifiques ne font rien!) qui ont permis de les accréditer aux Etats-Unis. On assiste ainsi à la même tentative de contournement de l'autorité médicale par des biais politiques, contournement qui rend impossible tout débat sur la nature de ces pathologies (en particulier le Syndrome de la guerre du Golfe, qui a connu récemment une extension analogue dans celui de la guerre du Kosovo, et le Syndrome de fatigue chronique, qui tend à supplanter en France d'autres pathologies sous-définies, sous le nom transparent de Syndrome polyalgique idiopathique diffus).

La forme épidémique et ses contenus morbides

Il peut sembler en effet extrêmement étrange de parler d'épidémie pour des pathologies dont la transmission infectieuse est soit objectivement nulle, soit sujette à caution. La notion d'"épidémie" mise en jeu par l'analyse n'est pourtant pas uniquement un effet du décompte statistique par des épidémiologues officiels de la morbidité et de la mortalité associée. En fait, elle comprend évidemment cette dimension quantitative traditionnelle, mais elle est aussi, et le point est crucial, infiltrée de conceptions "imitatives" de la diffusion des représentations et des stéréotypes de comportement pathologique contre lesquelles Durkheim se dressait, dans un chapitre important du Suicide (2). La présomption de "contagion mentale", une idée disparue du débat, revient ainsi en force, accompagnée d'observations assez convaincantes sur la force des médias, notamment Internet. Le premier intérêt de ces querelles est donc de réactualiser in vivo les débats qui ont présidé à la naissance de la sociologie, par l'élimination, justement, du point de vue "imitatif": celui de Tarde. La genèse "inter-individuelle" des croyances et des désirs (qui doit tant, chez lui, au modèle de la suggestion hypnotique) semble à nouveau contester la primauté durkheimienne des "représentations collectives" transcendantes à la psychologie des individus.

Pour illustrer le genre de difficultés auxquelles on a affaire, je prendrai donc le risque de ranger dans une même catégorie (celle d'épidémie à composante psychosociologique forte) une série de faits dont, bien sûr, l'homogénéité est une source inépuisable de polémiques; du moins, ce sur quoi elles portent n'en sera que plus clair.

L'intelligence "épidémique" d'une maladie qui n'était jamais comprise sur ce mode par la médecine scientifique a peut-être commencé avec l'anorexie (et la boulimie). Entre 1960 et 1975, le taux d'anorexie a doublé aux Etats-Unis, où il y aurait environ 1 million de jeunes femmes atteintes à divers degrés. L'Argentine, en ce moment même, connaît une croissance aussi fulgurante qu'inquiétante des cas recensés. Ces poussées statistiques incroyables ont des corrélats médiatiques patents. Les livres de Hilde Bruch ("Lady Anorexia") se sont vendus par centaines de milliers d'exemplaires en Amérique du Nord, au point que l'auto-diagnostic a fixé des formes "bruchiennes" d'anorexie, que les patientes bien informées présentaient avec constance (3). C'est sans doute avec l'anorexie et la boulimie, en offrant dans des ouvrages grand public une véritable panoplie psychologique livrée clé en main de la personnalité-type, qu'a commencé à se répandre cette formule décisive de l'identification morbide: "En lisant ce livre, je me suis enfin reconnu(e)". On la retrouve à tous les carrefours médiatiques des pathologies épidémiques actuelles: c'est un problème de reconnaissance et de révélation d'une souffrance jusqu'alors informulée (4). En tous cas, un nombre considérable de patientes qui furent ensuite diagnostiquée MPD, ou victimes d'abus sexuels dans l'enfance, avaient consulté d'abord pour troubles alimentaires accompagnés d'un état dépressif qu'elles jugeaient "inexplicable".

Avec le CFS, les difficultés se corsent. Car le CFS, faute d'avoir comme l'anorexie une existence pré-épidémique bien documentée, n'est pas une maladie reconnue par tous de la même manière, ni au même degré. Pour cette raison, les chiffres déjà sont disputés. Sur le site du Center for Disease Control d'Atlanta (CDC), la page d'accueil du CFS fournit des données prudentes, reflet de l'incertitude des diagnostics (5). Dans tout le pays, on ne compterait qu'entre 4 et 8,7 personnes touchées sur 100000; mais une enquête plus serrée (menées sur 4 villes seulement) donne à Seattle une fourchette de taux entre 75 et 265, et à San Francisco, d'environ 200 (6). Les statistiques sociales sont frappantes: 98% de Blancs ("Caucasiens", selon l'euphémisme de rigueur), dont 85% de femmes, 80% ayant reçu une éducation supérieure, 30% étant issues de familles à haut revenu. Il faut noter, avant de conclure que le CFS n'est rien que la "Yuppie flu" des éditoriaux sarcastiques (qui n'ont pas manqué), qu'on recensait la population qui s'était adressé à un médecin. Aux Etats-Unis, c'est une démarche que tout le monde ne peut pas entreprendre. De même, là où la concentration de malades augmente, le taux de femmes diminue (59% à Seattle), et la population comprend des minorités ethniques et des couches sociales inférieures (comme à San Francisco). Le chiffre total qui revient régulièrement est d'environ 400000 Américaines; aucun enfant de moins de 12 ans, peu entre 12 et 18 (qui se sont néanmoins rassemblés dans une organisation dont les membres se sont baptisés les YPWC: Young Person With CFS). Maintenant, si l'on ouvre le brûlot de Hillary Johnson, dont le livre, Osler's Web (7), est la bible des malades du CFS, les chiffres sont tout autres. Diagnostiqué comme il devrait l'être, le CFS toucherait alors 2 millions de personnes, avec des moyennes de 3% en constante hausse (puisque le gouvernement ne fait rien!). Plus significatif encore sont les écarts sur le pronostic. Pour le CDC d'Atlanta, le taux de guérison (notion sur laquelle les experts officiels restent prudents, à cause de sa teneur fort subjective, semble-t-il, dans le CFS) est de 50% après 5 ans, mais les sujets non-guéris voient leur condition s'aggraver progressivement; pour Hillary Johnson, après 5 ans, personne ne guérit, et le succès avant ce délai n'excède pas 4 à 8%.

Comment se présente le CFS? Justement, la réponse n'est pas claire (8). Autour du noyau de symptômes qui l'ont fait étiqueter de syndrome "post-viral" (personne n'a jamais trouvé de virus effectivement et partout actif, des traces d'herpès, c'est tout): une fatigue profonde, des douleurs musculaires diffuses, une fièvre légère et du mal de gorge, une invraisemblable liste de symptômes contingents, qui s'allonge à chaque congrès, mais qui évolue au décours de la maladie en prenant une couleur neuropsychologique de plus en plus nette: trous de mémoire bizarres, dépression (9). Les tableaux cliniques recensant une centaine de symptômes ne sont pas rares (dont la disparition des empreintes digitales!). La non-appartenance des symptômes à une entité nosographique connue est tenue pour un facteur positif d'attribution au CFS.

Le GWS, d'apparition plus récente, est de plus en plus, semble-t-il, associé au CFS, dont il partage par pans entiers la symptomatologie polymorphe. Ce fait a suscité évidemment des réactions très sceptiques de médecins soutenus par leurs institutions, et assez courageux pour faire face à la rage des patients coalisés (10). Qu'il ait frappé les vétérans américains pourrait encore se comprendre dans le cadre des névroses traumatiques de guerre (ou des "névroses de rente", comme on disait plus cruellement en 1918) (11). Plus troublant, les symptômes (prurit, maux de tête, difficultés respiratoires) se communiquent aux conjoints, voire aux enfants du malade. Or, les mensonges, ou l'incurie du gouvernement américain, incapable de dissiper les rumeurs sur l'exposition du contingent aux émanations toxiques des usines bombardées en Irak (ce qui a donné lieu à un vaste scandal), ont amené les associations de malades à chercher, sinon à promouvoir pour ces troubles une étiologie biologique (12). Quelque chose d'extrêmement spéculatif occupe depuis nombre de chercheurs, entre l'anomalie génétique, le déficit immunitaire, les infections opportunistes, et la contagion par un virus inconnu, tout ce qui est organique étant bon pour légitimer la maladie, l'interrogation psychosomatique étant exclue a priori comme stigmatisante.

Avec le Multiple Chemical Sensitivity (MMC), on franchit un seuil important dans l'indétermination non seulement des effets, mais aussi des causes, donc dans l'angoisse. Cette fois, les accusés sont les toxiques présents dans l'environnement, sources d'allergies multiples, dont les symptômes, là encore, rejoignent tendanciellement ceux du CFS. La pollution, les substances diverses dans l'alimentation, etc., deviennent des inducteurs pathologiques de plein droit, et de façon absolument proliférante. Le MCS n'est pas reconnu comme maladie par les organismes officiels (d'où le peu de statistiques fiables), mais les tentatives de le connecter au CFS et au GWS, qui sont davantage légitimés, n'en sont que plus vives (13).

Dans ce premier tour d'horizon, je n'ai jusqu'à présent mentionné que des pathologies où les plaintes sont fondamentalement somatiques. On ne sait pas au juste ce qu'ont les gens, mais il est clair qu'ils souffrent et que leurs existences sont ruinées par l'immobilisation forcée et la dépression, sans compter les dégâts sociaux (perte d'emploi, famille brisée, problèmes d'argent) qui forment le cortège prévisible des syndromes mal légitimés, dans un pays sans couverture maladie universelle, où les compagnies d'assurance privée renâclent à indemniser des patients sur lesquels la médecine objective n'a aucune prise. La situation est bien plus excitante quand on inclut dans la liste de ces épidémies les phénomènes ahurissants qui ont les premiers justifié l'usage du terme d'"hystérie collective" pour rendre compte de ce qui se passait. Là, il ne s'agit plus tellement de plaintes somatiques, mais de divers malaises psychiques, dont l'étiologie n'est accessible qu'à travers une forme de traitement hypnotique spécial, la Repressed Memory Therapy (RMT). Par ce moyen, et celui-là seul, des souvenirs profondément enfouis reviennent à la conscience des malades, dont le contenu invariable est un traumatisme sexuel infantile. J'en mentionnerai deux: les personnalités multiples (Multiple Personality Disorder, MPD), dont, là encore, 90% sont des femmes, et les souvenirs d'inceste (Recovered Memory, RM). Que ces troubles soient épidémiques en un sens psychologique à la Tarde ne fait pas problème: une simple histoire de leur diffusion et des procédés d'enrôlement de nouveaux patients parle fortement en ce sens. Bien sûr, cela ne signifie en aucune manière qu'il n'y a ni incestes ni pédophilie aux Etats-Unis, ni que les malades de MPD simulent quoi que ce soit. En revanche, la corrélation est tellement criante entre la diffusion par les talk shows, les séminaires et les témoignages (qui sont de véritables best-sellers (14)) du modèle de comportement adéquat au diagnostic, et la multiplication des cas, que le rôle de l'induction suggestive est à peu près certain. Mais il y a plus. Le lien "épidémique" entre le CFS, le GWS et le MCS d'une part, et les MPD ou les RM de l'autre est assuré à l'arrière-plan par une très ancienne maladie des américains, dont les symptômes recouvraient à la fois les manifestations somatiques des syndromes chroniques de la première série, et (du moins en puissance) les troubles mentaux néo-hystériques de la seconde: la "neurasthénie" de Beard, l'"American nervousness" de 1880-1900, qui disparut après avoir été le diagnostic le plus populaire en son temps (15). Fort de ce constat historique, les sceptiques ont commencé à mettre en balance la réalité "matérielle", ou au contraire, "socialement construite" de ces épidémies, puis à toutes les traiter, selon leur forme épidémique, à égalité. Elaine Showalter incarne cette dernière position, qui a connu un succès de scandale à cause d'un ton ironique qui tranchait avec la rhétorique compassionnelle (et donc avec la reconnaissance de la légitimité de la maladie telle qu'elle est vécue par les malades) exigée par les associations (16).

Pour ces deux raisons (forme épidémique et arrière-plan neurasthénique commun), il est cohérent, même si c'est contestable, d'amalgamer selon un même paradigme d'"hystérie collective" des pathologies dont le contenu n'a pourtant apparemment rien à voir. Le terme ne nie nullement la réalité des souffrances, ou la factualité des phénomènes; il dénote un mode de propagation sociale et une texture mentale associée particulière, qui distinguent de telles pathologies des pathologies organiques usuelles.

Ian Hacking, dans Rewriting the Soul, traduit désormais en français (17), raconte ainsi comment s'est opéré le lien entre les cas de "personnalités multiples" (ou de "dissociation", selon la terminologie en vigueur) qui ont connu aux Etats-Unis une incroyable inflation dans les années 1980, et la montée au zénith médiatique d'une figure originale du Mal radical: l'abus sexuel contre les enfants. La personnalité multiple (Multiple Personality Disorder, MPD) est désormais considérée comme l'effet d'une défense "dissociative" contre des abus "refoulés" (repressed) (18). Le raisonnement, tel qu'il a été systématisé par Frank Putnam, un des experts du MPD, mais qu'on trouvait déjà chez Cornelia Wilbur, Richard Kluft, Bennett Braun et d'autres (selon des précisions que m'a donné Mikkel Borch-Jacobsen) est le suivant: pour expliquer pourquoi ces traumatismes sont si enfouis, et tenir compte du fait qu'ils se sont pourtant répétés sur une assez longue période, les patients fractionnent les souvenirs d'expériences d'abus en segments mémoriels séparés, chacun doués d'autonomie, et qui interagissent de façon conflictuelle. Le nombre de personnalités est fonction du nombre et de l'intensité des traumatismes. Traiter ces malades implique d'entrer en contact par hypnose avec une de leurs personnalités, le Inner Self-Helper, selon l'expression consacrée par Ralph Allison, ou "guide intérieur du moi", qui négocie avec le thérapeute un accord avec les autres membres de la personnalité multiple, jusqu'à l'apaisement du trouble dissociatif. Des milliers d'américaines souffrent de MPD; et il faut noter qu'il ne s'agit pas là d'une simple division du moi en deux, comme on en trouverait dans la littérature hypnotique de la fin du 19ème siècle, mais de personnalités éclatées en plusieurs dizaines de moi (le record est à 4500, d'après Richard Kluft), dotés chacun d'un caractère et de buts spécifiques. La désorientation existentielle de ces gens est franchement pathétique. Et comme dans les procès fameux de la fin du 19ème siècle, où des sujets hypnotisables plaidaient non coupables dans des crimes de sang en accusant leur magnétiseur, la question de la responsabilité pénale des actes de patients agis par un de leur mauvais "système", comme ils s'expriment, a quitté le domaine de la fiction policière.

En un sens, les problèmes posés par les RM, qui ont donné lieu à de terribles drames à cause de leurs conséquences légales (certains pères ayant été condamnés sur la seule base du témoignage des psychothérapeutes de leurs enfants, soumis à des techniques de remémoration sous hypnose), ne sont que l'extension sous une version affaiblie des principes pathologiques et thérapeutiques élaborés pour les MPD. Comme les patients MPD évoquent massivement des faits d'inceste, tous les troubles du soi, de la crise d'identité dépersonnalisante aux formes atténuées du désaveu ou de la surprise devant sa propre conduite, deviennent des motifs à exploration par la RMT. Sans souffrir ainsi d'aucun MPD, un nombre vertigineux de femmes (des dizaines de milliers) "découvrent" ainsi qu'elles ont été violées par leur père dans leur enfance. Après l'intégration officielle du MPD dans le très officiel DSM III (19), en 1980, 25 Etats américains reconnurent une valeur probante aux enquêtes sur le passé traumatique des plaignants menés en accord avec les procédures des RMT. La gravité des erreurs judiciaires commises depuis a conduit à la création de la False Memory Syndrome Foundation (FMSF), à Philadelphie en 1992 (20). Celle-ci imite d'ailleurs les procédés des organisations de malades (lobbying, séminaires, congrès scientifiques, groupes de soutien), mais dans le but inverse: assister les parents poursuivis. Ces derniers temps, un renversement de jurisprudence se dessine, semble-t-il: des praticiens ont été condamné a de lourds dommages-intérêts pour avoir suggéré des scènes d'inceste imaginaires à leurs patientes.

Néanmoins, le tableau ne serait pas logiquement complet si l'on n'ajoutait à cette liste déjà longue les deux extrêmes invraisemblables qui, pour beaucoup, en disent toute la vérité. A mesure en effet que la preuve d'abus sexuels refoulés est devenu plus obscure, et comme le nombre de victimes ne cessait pour autant pas de croître, le thème de la conspiration a émergé comme explication ultime du paradoxe. Au lieu, ainsi, de rejeter les récits farfelus de patients multiples, ou un peu dissociés, invoquant au-delà de l'inceste, cannibalisme, viols collectifs et meurtres de nourrissons au cours de messes noires clandestines, on les a pris au sérieux (la Christian Science reste vivace dans les Etats du Sud), et même constitués en paradigme des troubles dissociatifs. Le Satanic Ritual Abuse (SRA) était né: environ 25% des cas de MPD s'y rattacheraient aujourd'hui (21). Pour ne pas perdre de vue le parallélisme entre cette fin de siècle et la précédente, je rappellerai juste que le recours à Satan est loin d'être conjoncturel: qu'on se reporte à Huysmans et au diabolisme comme grille d'interprétation de l'hystérie de la Salpêtrière, les mêmes "raisonnements" sont au travail. L'humour en moins, dira-t-on, mais il n'est pas sûr que Huysmans voulait tellement rire. Bien commode pour clore ce recensement par un éclat de rire de soulagement, les Alien Abductions (AA). Les extra-terrestres, en effet, enlèvent, puis inséminent des terriennes, qui se remémorent les faits sous hypnose, bien sûr, avec une vivacité exceptionnelle. C'est le lieu de mentionner la "loi de Showalter": plus les contenus sont abracadabrants, plus les autorités qui les légitiment sont impressionnantes. C'est donc à nouveau un psychiatre de Harvard, spécialiste du cauchemar, John Mack, qui a lancé l'idée et la promeut encore (22). A ce degré de déraison, et c'est pourquoi il convient de lui faire une place centrale, émerge dans toute sa pureté l'argument standard qui consolide les convictions de toutes les victimes d'abus: les récits se ressemblent tellement qu'il n'est pas possible qu'ils aient été forgés de toutes pièces. Corollaire: s'il n'existe rien de ce que disent les gens, ou quelque chose qui y ressemble fort, alors que leur arrive-t-il? Car il leur arrive bien quelque chose, non?

Qui veut répondre à une question ainsi formulée?

De l'épistémologie de la médecine à la sociologie de l'individualisme

S'ouvre ainsi un vaste chantier de distinctions à poser, de questions à diviser avec soin, et de problèmes spécifiques à formuler, loin en amont du cloaque politico-sanitaire où l'on se discrédite mutuellement dans la boue et la confusion.

Je propose de n'approcher que peu à peu la question apparemment centrale (mais qui ne l'est peut-être pas) de savoir s'il s'agit de "vraies" maladies, ou de "fausses" maladies. Car le premier constat qui s'impose est d'abord celui de l'existence de quelque chose = x, qui cause des souffrances parfaitement objectives à une masse considérable de gens, et qui, à ce simple titre, est quelque chose de réel. La question de la "vérité" ne peut se poser que relativement à ce qu'on l'on dit de ce réel: qu'on choisisse un discours scientifique, où la vérité est validée par le biais de procédures de vérification objectives, ou qu'on privilégie le discours des malades sur leur expérience subjective, à condition de le juger sincère, ce qui n'est pas en doute (sauf exceptions montées en épingle par la polémique). En allant un peu plus loin encore, on arrive à ceci: il y a deux séries de problèmes distincts dans les "épidémies" en question. D'une part, des problèmes liés à la médecine actuelle, et à sa capacité à faire une place à ce qu'on appellera, après Robert Aronowitz, les "idiosyncrasies" des malades exposés à une douleur qui leur est propre, et qui, de ce fait, comprend un aspect subjectif incompressible (23). Rien ne serait plus erroné, de ce point de vue, que d'isoler au sein de la nosologie contemporaine, et comme autant de cas monstrueux, des pathologies comme le CFS, des autres pathologies parfaitement légitimées (comme les maladies cardio-vasculaires) dont on sait, non seulement qu'elles sont réelles, mais au sujet desquelles personne, semble-t-il, n'irait poser la question de la fausseté ou de la vérité. En réalité, comme le montre admirablement Robert Aronowitz, leur émergence est le fruit de processus que nous ne repérons pas facilement, qui sont liés à la construction des maladies nouvelles dans un contexte social donné, parce qu'une maladie n'est jamais simplement découverte, mais toujours en même temps négociée: ce qu'est "vraiment" un symptôme dépend des conceptions théoriques des praticiens, de l'histoire des maladies, de la manière dont elles sont "cadrées" (framed) en fonction d'intérêts économiques et politiques précis. Or, même si ces processus aboutissent rarement à des développements spectaculaires, ils sont constamment à l'œuvre. On peut donc tout à fait reconnaître, dans cette optique, qu'il y a une réalité biologique sous-jacente, et maintenir néanmoins que cette réalité n'est pas une maladie tant qu'elle n'est pas médiée par un certain nombre de relais sociologiques, qui vont, par exemple, décider des seuils de morbidité, de l'inclusion ou pas des cas marginaux ou quasi asymptomatiques, etc. L'autre série de problèmes concerne l'autonomie de la "construction sociale" des maladies par rapport à toute réalité biologique sous-jacente: est-il possible qu'à partir, sinon de rien, du moins d'une famille disparate de vécus inscrutables, prenne forme une entité caractéristique, qui ne soit cependant qu'un artefact pathologique culturel? La question rebondit alors: la fabrication de taxinomies nouvelles (surtout adossées à des profils-types plus susceptibles de contracter telle maladie!) engendre-t-elle les cas qui lui corresponde? Ou bien, de façon éventuellement subsidiaire, mais peut-être aussi indépendante, des mécanismes inter-individuels (la suggestion, etc.) amalgament-ils aux cas "vrais" des cas parasitaires, qui finissent par brouiller les limites de la maladie?

Soit donc la première série de problèmes.

Une ancienne distinction conceptuelle d'Oswei Temkin, l'historien de la médecine, a été reprise à nouveau frais par Arthur Kleinman (24): elle opposait "disease" et "sickness" (ou "illness", qui désigne en général la maladie au sens populaire, mais telle que la société l'identifie). Disease renvoie à un point de vue "ontologique" en médecine: il existe des espèces naturelles de maladie, et le réductionnisme de la biochimie moléculaire contemporaine vise l'explication causale de telles entités nosographiques spécifiées. Sickness désigne un trouble individuel, auquel la médecine "holiste" intègre l'expérience idiosyncrasique de la douleur. Or un trait fondamental de la médecine clinique contemporaine, c'est qu'une entité biologique (disease) n'est repérée que chez l'individu moyen. La clinique, en effet, depuis le grand virage des années 30, repose sur la procédure du test "en double aveugle contre placebo", dont le but explicite était d'en finir avec les hiérarchies entre cliniciens justifiées par leur "expérience" idiosyncrasique (en fait, souvent, l'ancienneté, la place dans les hiérarchies institutionnelles, etc.), et d'arriver à un savoir médical fondé uniquement sur des preuves ("evidence based") (25). Mais le développement de ces pratiques de preuve en médecine, qui a été un des facteurs-clés du progrès, en est arrivé à un extrême imprévu: les malades eux-mêmes, dans leur singularité, ont également disparu la moyenne. Comme l'individualisme méthodologique est la règle en ces matières (les anecdotes abondent qui font état de la détestation pour tout ce qui pourrait être supra-individuel chez les médecins et les épidémiologues: jamais un sociologue n'a été recruté pour analyser les biais éventuels des enquêtes), le résidu tenace d'idiosyncrasie, ou de variabilité holistique, qu'on ne cessait de rencontrer, a dû faire à son tour l'objet d'une analyse. Mais celle-ci ne pouvait, bien sûr, être conçue que dans la visée de réduire la totalité biopsychosociale de l'individu aux termes d'une analyse "multifactorielle" en données morbides ontologiquement isolables (par exemple, il faut manger moins gras, ou absorber des anti-cholestérolémiant, tandis que les règles culturelles d'alimentation ou le poids économique et social de la structure capitaliste de l'agro-alimentaire, ne sont jamais interrogés). L'intérêt politique de la chose est patent, surtout aux Etats-Unis. C'est le "séduisant corollaire" noté par Aronowitz, qu'"il n'est pas besoin de corriger la base sociale de la maladie plurifactorielle par une action concertée, puisqu'il appartient aux individus de prendre les bonnes et les mauvaises décisions dont résulte en somme le risque de maladie pour la population toute entière. L'approche "facteurs de risques" a permis l'expression de cette éthique individualiste, tout en possédant ou semblant posséder des caractéristiques fondées sur un fait scientifique" (26).

L'interprétation la plus claire des épidémies actuelles (à teneur somatique) vient alors toute seule: c'est la révolte, logiquement commandée par l'efficacité croissante de la démarche ontologique, des individus dont la souffrance idiosyncrasique n'est plus prise en charge par la médecine, mais qui tendent néanmoins à se considérer de plus en plus responsables à l'égard des conditions pratiques de leur santé. Robert Aronowitz en administre la démonstration tout à fait splendide en examinant des pathologies médiatiquement moins bruyantes que le CFS ou le GWS: la maladie de Lyme (dont certains symptômes évoquent le CFS), ou bien l'angine de poitrine, remplacée peu à peu par les maladies coronariennes. Plus donc la médecine devient evidence based, plus le créneau potentiel de maladies comme le CFS s'accroît. Mais ce n'est pas à cause de la naïveté du public, ni par négligence des effets du rapport médecin-patient: ce serait aplatir le problème sur une interaction personnelle. C'est parce qu'il y a de plus en plus de zones à la périphérie des entités morbides du réductionnisme moderne, où l'inclusion des patients peu symptomatiques, ou qui cumulent les facteurs de risques, et sont un peu ceci et un peu cela, et au total dans un malaise permanent, est un sous-produit inévitable du progrès. Ajoutez-y la marginalisation institutionnelle croissante des professionnels du holisme (celle des psychanalystes, dans le champ de la santé mentale, répond, on le voit, à une nécessité qui est d'ordre épistémologique avant d'être sociologique) et le brasier est empilé qui n'attend plus qu'une étincelle. Les CFS, conclut Robert Aronowitz, "comme beaucoup d'autres maladies fonctionnelles, représentent une solution implicitement négociée au problème de la souffrance idiosyncrasique qui n'est pas totalement réductible à une pathologie spécifique" (27). Quant à "gérer l'idiosyncrasie", selon l'espoir qu'il exprime in fine, il est permis d'être pessimiste: il n'y a rien à faire dans une société individualiste, sinon distribuer des anxiolytiques.

Cette analyse coïncide avec le profil sociologique des victimes de ces épidémies. Car, les Etats-Unis appelant d'éternelles observations de Tocqueville, il est difficile de se défendre contre le sentiment qu'on assiste, avec la floraison des associations de défense de malades, au déploiement paroxystique d'une logique individualiste exemplaire. Ian Hacking faisait ainsi remarquer que l'on a fini, en somme, par confier aux associations le soin de standardiser les tableaux cliniques par des procédures démocratiques. Certes, cela met d'accord les patients à la fois entre eux et avec les chercheurs, sur ce qui, autrement, serait ressenti comme des effets intolérables à la marge de l'échantillonnage statistique (Qui est "vraiment" malade, à partir de quel degré? Et donc qui est exclu de la maladie "légitime"?). Mais ce consensus démocratique déstabilise toute catégorisation, parce qu'il suffit qu'un malade symptomatique se plaigne, mais échappe aux critères reconnus, pour que les autres se portent à son secours, et exigent la révision des dits critères. Il suffit donc qu'une pathologie soit sous-définie, et que la détresse des malades soit immense, pour que la ligne jaune soit constamment franchie, sans possibilité de retour. En outre, sur le plan moral, les malades ne peuvent tolérer qu'on qualifie leur pathologie d'"hystérique": dans la mesure où l'hygiénisme ambiant ne fait que responsabiliser les individus toujours davantage à l'égard des "facteurs de risque", le relent d'immoralité (simulation ou complaisance) que véhicule ce terme braque les patients comme aucun autre. Cette évidente bonne foi dans la souffrance, et l'implication personnelle complète qui en est le corollaire frappant, dans tous les témoignages publiés et officialisés comme dans les messages anonymes postés sur Internet, brouille alors la limite entre "être vraiment malade" et "avoir un savoir vrai sur la maladie". Car la bonne volonté absolue dans la recherche de la guérison vaut caution d'authenticité pour la pathologie, et ainsi, les malades entraînent les chercheurs dans une surenchère mutuellement frustrante, en exigeant, comme prix de leur confiance et de l'argent des subventions obtenu par un militantisme sans faille, une vérité objective adéquate à la leur (qui est subjective). Au médecin de trouver "ce que j'ai"; autrement dit, d'expliquer ce que je ressens, mais comme je le ressens. Comme dit Robert Aronowitz des groupes profanes, qui ne cessent de relancer le gouvernement et les agences sanitaires fédérales, jamais satisfaits du peu de résultats objectifs (et scandalisés qu'on n'en ait éventuellement aucun!): "Ceux-ci dépeignent la science neutre comme l'arbitre ultime de la légitimité, tout en attaquant l'hégémonie de la médecine contemporaine" (28). Du coup, les oscillations se font de plus en plus brutales d'un bord à l'autre du paradigme: soit on fait peser une responsabilité complète sur les gens, accusés de se croire malades parce qu'on ne trouve rien d'objectif chez eux, soit on les exonère de toute participation à leur état, et c'est la faute au système immunitaire (d'une complexité bien commode), ou à un virus encore inconnu qu'il faut encore et encore chercher. Il est impossible, en somme, de démentir objectivement un vécu subjectif; même, et c'est le fait nouveau que ces épidémies nous imposent, quand les symptômes changent tout le temps. En effet, confrontés à ce démenti désobjectivant, les patients assurent que ces symptômes se transforment en eux. Le pur discours sur leur vécu devient du coup la trame qui en garantit l'homogénéité, la permanence "privée": comment opposer les variations protéiformes de leurs symptômes à la prétention de réalité matérielle de la maladie, quand les malades revendiquent dans l'interaction sociale avec ceux qui les soignent, d'être les vrais experts sur une maladie, dont eux, au moins, ils ont l'expérience ("ils savent")? Pour en venir à camper sur de pareilles positions, et ne pas s'en laisser déloger, il faut évidemment qu'ils soient plusieurs à éprouver des changements (pas forcément les mêmes, juste des changements), et que leur résultat (une angoisse paniquante, on le comprend), soit décrit par tous comme un attentat odieux aux valeurs du groupe. Dans tous les récits sereins des premières crises épidémiques de CFS, celle de Lake Tahoe au Nevada, en 1984, ou à Incline Village en 1985, c'est le trait constamment relevé par les observateurs: les gens ont pensé qu'ils avaient la même chose, ou du moins que ce qui frappait mon voisin "correspondait" à un type de malaise que je ressentais aussi bien.

En tous cas, ces organisations proposent un mode de vie global, sinon quasi totalitaire: lobbying, veille sanitaire, groupes de soutien, médecines douces, sorties collectives, livres de cuisine, rien ne manque, laissant loin derrière les Alcooliques Anonymes. Ainsi naît une sorte de communautarisme spontané, en réaction à l'émiettement individualiste qui est pourtant, si je ne me trompe, le moteur de ce militantisme de la pathologie épidémique: ne reste à la fin que la souffrance partagée. Les malades se décrivent tous comme des "survivors" en bute à la société qui les méprise (ou ne les croit pas) autant qu'à la maladie. Ce qu'on appelle "hystérie collective" pourrait être ainsi le dernier soubresaut de la solidarité radicale des imaginaires dans un monde refroidi par sa laïcisation exponentielle. La désespérante vulgarité des références à Satan, comme aux (nombreuses!) guérisons miraculeuses du CFS par les faith-healers, le confirme sans appel. La sainteté du dévouement à un prochain qui n'incarne rien au-delà de sa pure individualité souffrante, voilà le dernier affect chaud, et le point d'appel d'une charité où la projection de soi tient lieu de transcendance.

Constructionnisme social versus réalité ontologique de la maladie

"Vraie" ou "fausse" maladie: le problème dépend donc de ce qu'on appelle la vérité: l'authenticité d'un vécu morbide, ou bien l'adéquation objective à un état de choses dépourvu de subjectivité (et même d'histoire ou de contexte social). Ce que la médecine "hégémonique" des institutions officielles a proposé est sans doute la pire solution: penser la vérité sans réel connu de ces pathologies en termes de rationalisation progressive des critères d'objectivité. Ne pouvant se défaire de l'idée qu'il y a bien quelque chose à expliquer, placés en outre sous la surveillance tatillonne des malades, les chercheurs font comme s'ils avaient affaire au SIDA, temporisent en protocoles nécessairement dilatoires (ils ne savent pas dans quelle direction chercher, vus l'imprécision et le flottement permanent des symptômes chez les malades), et ils n'arrivent pas (encore que les choses évoluent) à formuler sans maladresse un jugement qui objective la construction sociale de ces maladies. Ils restent en effet bloqués par une difficulté essentielle: comment une maladie dont les gens souffrent réellement peut-elle naître d'un "jeu de représentations"? Ceci a-t-il seulement un sens? En attendant, les patients se voient refusés le brevet de "maladie bona fide" comme dit Hillary Johnson, au sens juridique du terme, celui qui forcerait les compagnies d'assurance à indemniser les victimes. Et le mieux que Robert Aronowitz propose, en refusant de trancher entre "vraie" ou "fausse" maladie, c'est d'accepter qu'il y ait toujours des "gagnants" et des "perdants" dans la négociation infinie des limites de pertinence de nos classifications (29). Mais quelle société égalitaire et démocratique tolérera jamais l'ostracisme qui en résulte?

C'est bien pourquoi on ne saurait rester au milieu du gué. Il faut en venir à demander en quel sens les épidémies les plus vraisemblablement psychogènes (ou sociogènes), le MPD, les RM, sont imaginaires ("hystériques"). Disant cela, je n'entends nullement les qualifier de "maladies imaginaires", mais plutôt de maladies de l'imagination; autrement dit, je reconnais tout à fait que ces pathologies existent, et ce n'est pas en expliquant posément aux victimes qu'elles s'illusionnent que l'épidémie va gentiment cesser: elle a son inertie propre, et ce réel-là est incontournable. Reste à donner à l'expression de "maladies de l'imagination" un sens non-polémique, et qui ne prolonge pas l'irrationalité de l'objet dans celle de l'explication.

En effet, le statut de la critique de l'imaginaire n'est pas scientifique: il est historique et littéraire. Mais dans les polémiques sur ces phénomènes épidémiques, se produit un fait qui a beaucoup d'importance pour les "Cultural Studies", ce mixte d'anthropologie, de philosophie des sciences sociales et de théorie littéraire, souvent marqué par le féminisme, qui joue le rôle d'instance critique dans le débat intellectuel américain. C'est que les "littéraires" ne veulent pas se taire devant les arguments des biologistes, au plus grand scandale de ces derniers. Non seulement, en effet, l'histoire des épidémies hystéro-neurasthéniques à la fin du 19ème siècle est un fait bien documenté, mais les implications sociologiques de ce qui se passe, du CFS au MPD, sont tellement criantes que dans les "Sciences Wars" (selon le terme en vigueur), dont on ne connaît trop souvent en France que les séquelles du canular de Sokal, la réfutation des prétentions médicales à objectiver scientifiquement ces maladies est devenue un défi décisif pour le "constructionnisme social"; en un mot, pour cette méthode critique qui passe (aux yeux de ses adversaires) pour considérer qu'il n'existe jamais de "faits" purs, mais seulement des "interprétations" situées, lesquelles révèlent les enjeux sociaux cachés au cœur même de la démarche objective par excellence, l'étude scientifique de la nature (30).

Or, il faut bien l'avouer, les arguments constructionnistes, dans ce domaine précis, sont terriblement efficaces.

Elaine Showalter définit ses "hystories" (un jeu de mots de Lacan passé en anglais: les "hystoires") comme des "cultural narratives of hysteria". Elle conjugue ainsi le concept des "illness narratives" d'Arthur Kleinman, avec une attention pour l'invariance des discours que l'analyse du récit à la Propp, et la poétique structurale en général, a pu l'habituer à déceler. Les hystoires, dit-elle, se développent "au carrefour encombré où s'entrecroisent la théorie psychanalytique, la narratologie, la critique féministe et l'histoire de la médecine, toutes tirant leurs ressources à la fois de la vogue des cas de Freud (surtout Dora), et de la reconnaissance du fait que toute pratique médicale dépend d'un "récit" - "l'histoire du docteur" qui à la fois façonne l'étude formelle du cas, et détermine en pratique le traitement" (31). Elaine Showalter part d'une thèse solide: l'intertextualité explique parfaitement pourquoi les récits de patients se ressemblent, et sont cependant riches de variantes multiples et cohérentes, par la simple puissance du développement d'une batterie de figures de base qui produit un effet littéraire de "réalisme" saisissant. L'intertextualité dissout l'illusion cardinale que "ça doit exister, puisque les gens disent tous la même chose". En même temps, elle économise d'autres explications plus coûteuses: l'idée "que des enfants ne pourraient pas inventer des histoires pareilles" (qui est souvent le point de départ d'une RMT), n'est pas combattue par la vieille dénonciation des illusions sur l'innocence sexuelle des enfants (un poncif), mais par un rappel de leur capacité à forger des scénarios faisant feu de tout bois, et ce, indépendamment de la lecture freudienne qu'on fera peut-être, mais ensuite, de leurs buts inconscients.

Maintenant, quel que soit l'intérêt de la démarche, les difficultés sérieuses commencent lorsqu'on fait jouer ce concept d'intertextualité en épistémologie de la médecine. En effet, si l'on peut définir un "ordre des fictions" qui explique l'effet de cohérence réaliste des récits des victimes (c'est surtout le cas dans les pathologies dissociatives, plus elles sont sévères), on n'a pas dit comment on pouvait tomber malade de (ou dans) ce scénario fictionnel. Après tout, si le récit du malade n'est pas référentiel, mais oblique (il produit un effet de réalisme), pourquoi en souffrir? Le même récit dans d'autres bouches ne suscite qu'incrédulité, ou indifférence. Le problème des fictions causalement efficaces sur le psychisme par leur seul contenu de sens est un des problèmes de la philosophie de l'esprit les plus redoutables.

Une objection classique à la position constructionniste défendue par Elaine Showalter, mais aussi par Ian Hacking, consisterait à dire: la description peut être fausse, influencée par ceci ou cela, stéréotypée, ou n'être qu'une manière historiquement datée de rationaliser un malaise; il n'en reste pas moins qu'une description est causalement inerte, et que quelle que soit la façon dont je décris ce que je sens, ma sensation douloureuse n'est pas l'effet de ce que je rationalise à son sujet. La chose néanmoins est subtile. Ian Hacking, dans Rewriting the Soul, montre bien que le "souvenir" de ce que j'ai fait est largement déterminé par la façon historiquement changeante dont mes actions sont décrites (et redécrites). Car il n'y a d'action que sous une description. En ce sens, si la description change, tel geste juste équivoque de mon enfance, dont je me souviens aujourd'hui, devient un attouchement, alors que sur le moment, ni moi ni l'abuseur n'aurions décrit nos actions ainsi, et peut-être ne l'aurions-nous même pas décrit comme des actions. Ian Hacking tente par là de tempérer la virulence des évidences qui jaillissent des RMT, sans dire que les souvenirs sont "vrais", sans dire non plus qu'ils sont "faux", mais en soulignant qu'il faut un contexte épistémique pour faire de telles attributions: "vrais", soit, mais selon quelle description, et de quel réel? Or, si l'explication est convaincante pour l'action et le souvenir de l'action, peut-elle l'être pour des sensations, et notamment pour des vécus de douleur? Le doute s'insinue notamment pour le motif suivant: redécrire une action passée, donc la requalifier, modifie non seulement l'image mentale que je puis avoir en mémoire, mais certainement aussi sa force motivante pour des actions futures. Si je redécris un vécu de douleur, va-t-elle pour autant s'atténuer? C'est douteux.

Mais qui dit redescription dit reclassification; l'argument de Ian Hacking a donc un second volet.

Systématisant des intuitions qu'on pouvait déjà lire sous la plume de grands historiens constructionnistes de la médecine (32), Ian Hacking n'hésite pas à défendre une position qui paraît résoudre magiquement le conflit de la réalité biologique ou physique sous-jacente, avec la nécessaire prise en compte des facteurs sociaux et de la pluralité des modalités du savoir, bref, le problème des Sciences Wars. Sauvagement condensé, son argument consiste à dire que la redescription taxinomique (celle qui intéresse Arthur Aronowitz, mais aussi tous les constructionnistes) est peut-être totale, mais que justement, c'est toujours la redescription d'un certain x. On peut donc faire l'histoire d'un "nom" (de maladie) dont la signification évolue, mais dont la référence est fixée. Pour cette raison on peut en renégocier la valeur selon des intérêts épistémiques fluctuants, tout en restant en prise sur une "essence" stable. On avait la neurasthénie et l'hystérie, on a le CFS et le MPD, la référence est la même (même si on ignore dans le cas présent comment la fixer effectivement), mais la signification sociale de ces termes change, et change vraiment. Cette solution, qui concilie le genre de relativisme dont l'historien a besoin, et l'essentialisme de bon sens tapi au cœur de la posture réactionnaire du défenseur de la réalité-qui-existe-quoi-qu'on-en-pense, ne fait pourtant, je crois, que reculer l'épreuve cruciale. Car, peut-il exister un nom de maladie, i.e. une "espèce naturelle morbide", investie de sens, mobile historiquement et riche en effets sociaux divers, et qui ne se réfère à rien? Implicitement, on nous dit: "Attendez seulement un peu, et le CFS sera remplacé par autre chose, comme la neurasthénie de Beard s'est évanouie, ou métamorphosée dans les troubles psychosomatiques des années 30. Quant au MPD, c'est une façon nouvelle, et certes tragique, de se décrire comme allant mal…" Mais en redécrivant des maladies, guérit-on des malades? Qu'ils glissent dans des zones d'invisibilité taxinomique, cela se conçoit. Mais cet x qu'ils avaient, et qui fixait la référence (si elle existe!) des noms classificatoires "neurasthénie" et "CFS" (autorisant le constructivisme social et la mise en perspective historique), est-il un réel réel, ou un effet "réaliste" de réel? La question subsiste, juste décalée d'un cran (33).

C'est pourquoi une autre solution exerce un pouvoir magnétique, si j'ose dire, sur les constructionnistes persuadés que les épidémies contemporaines sont avant tout psychogènes. Ce n'est pas l'issue taxinomique, dans la version sociologique et épistémologique de Robert Aronowitz, ou celle plus philosophique de Ian Hacking. Elle paraît davantage dictée par le parallèle entre cette fin de siècle et la précédente: il y a bien contagion mentale et nous n'avons pas affaire à des altérations de nos représentations collectives (à la Durkheim), la psychologie suivant comme l'intendance, mais à des faits de suggestion inter-individuelle (à la Tarde), que leur contenu souvent sexuel invite à penser en termes néo-freudiens.

L'hystérie qui vient?

Il semble que l'on se heurte là à notre seconde série de problèmes, et à des difficultés un peu différentes. Si l'hystérie a toujours rendu hystériques les gens qui en font la théorie (pour en reconnaître les effets ou pour les nier), la figure que prend aujourd'hui le débat a un trait constant et absolument évident: le refus absolu qu'une pathologie soit en aucune façon "subjective". Il semble que dans le lexique contemporain, la subjectivité d'un trouble soit une imputation directe d'exagération "hystérique" (la souffrance déjà, même pas la maladie, n'est pas sérieuse), de complaisance et de simulation. Si c'est subjectif, ce n'est pas réel, le seul réel est celui du corps organique. C'est bien en ce sens que toute tentative de décrire les épidémies actuelles comme des maladies de l'imagination échoue: pour les victimes, ce n'est qu'un biais pour les traiter en malades imaginaires. Logiquement, cette récusation de la subjectivité prend sens dans le contexte actuel de méfiance envers les psychothérapies, qui n'est jamais si forte que lorsque la volonté d'être entendu se conjugue avec la critique féroce de l'impuissance des praticiens (34). Mais bien sûr, il ne s'agit pas de n'importe quoi, dans la psychothérapie: la cible des défenseurs de l'étiologie biologique des épidémies, et ce pourquoi ils recrutent dans des sphères universitaires dont les buts sont tout autres, c'est la prétention des psychothérapeutes, en revenant au fondement historique de leur art (l'hypnose) d'accéder à un réel oublié mais agissant, qui explique le pourquoi des conduites incompréhensibles des individus. En fait, les constructionnistes sont ici en position d'accusés, pas d'accusateurs; car on leur impute, en citant leurs sympathies pour Freud, l'obscurantisme même qu'ils dénoncent chez les victimes d'épidémies "psychogènes". Aux querelles sur le statut du CFS ou du MPD, se sont donc greffées d'autres polémiques, sur la nature de la suggestion, sur les fondements empiriques de la psychanalyse, et sur la réalité des syndromes "psychosomatiques" en médecine. Or, il faut noter d'emblée la contradiction des références psychologiques mobilisées dans l'analyse des épidémies actuelles. Lorsqu'on parle du CFS (et qu'on le relie à la neurasthénie fin de siècle), on suppose tout du long, chez les constructionnistes, que les symptômes sont psychogènes, et amplifiés par les médias qui en diffusent les "bons" tableaux (susceptibles au moment t de conférer au syndrome sa plausibilité). Il s'agit alors de contagion mentale par suggestion. En revanche, quand on parle de MPD, ou de RMT, on invoque l'induction iatrogène des troubles et l'on pointe la responsabilité des psychothérapeutes dans la suggestion de faits inexistants (35). Il y a ainsi une bonne suggestion, celle qui explique l'épidémie "psychosomatique" de CFS, et une mauvaise, celle qui produit l'épidémie "hystérique" de MPD.

Avec tout cela, il y a peu de chances que les notions de suggestion et d'hystérie aient beaucoup de consistance: on arrive plutôt à des situations inextricables, où, voulant prouver plus que ce qui est requis, les ennemis des RMT s'en prennent aux explications de Freud en invoquant les pouvoirs infinis de la suggestion, tandis que des féministes, par exemple Elaine Showalter, alarmées de voir que les femmes sont les principales victimes de ces pathologies introuvables, ont recours à la psychanalyse et à l'inconscient sexuel pour examiner les propos des malades. Or, bien sûr, deux choses sautent aux yeux: la suggestion est un argument vain, on le sait depuis le 19ème siècle, parce que là où il y a suggestion et auto-suggestion, il y a contre-suggestion et auto-contre-suggestion aussi bien, et l'on tourne en rond (36); d'autre part, les malades des épidémies psychologiques ne se confient jamais aux psychanalystes, puisque par définition ils récusent la subjectivité de leurs troubles (c'est la faute d'un parent ou d'un proche, le traumatisme a été infligé du dehors, ils n'y sont pour rien).

Au lieu ainsi d'invoquer comme une solution magique hystérie et suggestion, peut-être gagnerait-on à entrer dans les détails de ces cas de contagion mentale. Un trait frappant est le suivant, noté par Elaine Showalter: on a toujours à l'origine de toutes ces épidémies un noyau paranoïaque, et ensuite seulement, lié au charisme de certains meneurs d'opinion totalement imbus de leur certitude, une extension hystérique essentiellement imitative. En effet, il faut un ingrédient-clé pour déclencher l'épidémie: la conspiration, autrement dit la volonté mauvaise et secrète de quelques uns (les chercheurs bousculés dans leurs habitudes, le gouvernement fédéral, les pédophiles organisés, les satanistes), pour que la bonne foi des victimes échoue à prévaloir sur les doutes. Tout, dès lors, sent la manipulation et le complot. Deux références s'imposent pour en penser l'enracinement culturel américain: les sorcières de Salem, avec la préface prémonitoire d'Arthur Miller pour The Crucible, et, moins connu, mais admirablement pertinent, l'essai de Richard Hofstader, "The Paranoïd Style in American Politics" (37). Car cette fermeture dialectique, dont rien ne vient à bout, selon lequel des intérêts obscurs convergent pour nous vouloir le pire, est un attracteur de vocations extraordinairement puissant, et qui, aux Etats-Unis, a ses lettres de noblesse dans la défense des individus contre ce qui dépasse leur horizon (leur foi, leurs valeurs, leur rationalité), et cache un piège pervers. Sous cet angle, le militantisme associatif est un vecteur américain typique de la propagation épidémique, et je doute, à la différence de Sherril Mulhern, qu'on puisse craindre son extension en Europe, du moins avec la virulence qu'elle a notée, celle d'un véritable maccarthysme sanitaire (38).

De façon encore plus énigmatique, il est difficile de savoir s'il s'agit d'"hystérie" en un sens reconnaissable. Où est ici le désir, en effet, et l'identification au désir d'autrui qui est le pont-aux-ânes de la théorie freudienne de la contagion hystérique? Si Freud n'a jamais nié l'imitation dans l'hystérie, il en a toujours étroitement subordonné le processus à un acte du sujet, qui suppose une implication morale subjective dans l'imitation, et une intelligence inconsciente dans la sélection du trait à imiter, puisqu'on ne s'identifie hystériquement qu'à un idéal du désir d'autrui, pas à une personne réelle. D'où les contagions dans les couvents, les pensionnats de jeunes filles, ou de nos jours, les foyers de jeunes travailleurs: l'identification prolonge chez tous le privilège qu'a l'un ou l'autre de sembler connaître l'amour, ou quelque fortune exceptionnelle. Mais on peut bien rester sceptique sur le désir hystérique qui serait à l'œuvre dans les épidémies actuelles: la transmission des symptômes d'un corps à l'autre prend un tour franchement affolant, sans qu'on puisse facilement mettre au jour un quelconque désir de coïncidence subjective. Comment le GWS peut-il ainsi affecter des mêmes migraines, des mêmes dyspnées, des mêmes épuisements musculaires généralisés toute une famille, enfants compris? Nulle subjectivation, ici, de la pathologie hystérique selon les particularités de chacun; à peine de conflits; mais des symptômes-décalcomanies qui s'impriment sur les corps, en silence. Rien ne sert, pour faire freudien, de mentionner les voies en général sexuelles de la transmission, telles que les victimes les allèguent Par exemple cette femme à qui le prurit intense de son mari, un vétéran d'Irak, se serait communiqué par le sperme, causant une brûlure génitale violente dont tout le reste serait parti. Cela n'a justement rien à voir avec l'érotisation hystérique de facteurs non-sexuels de la vie de relation. Et si l'on peut à bon droit s'inquiéter que le fait de fantasmer des scènes perverses ou brutales soit considéré par les avocats des RMT comme un "signe" d'abus sexuel infantile, nul besoin de psychanalyse pour déceler là l'effet du moralisme normatif des thérapeutes. En fait, il faut bien des choses à l'hystérie pour être freudienne, et l'on a le plus grand mal à voir derrière ces protestations de freudisme plus que l'attention féministe au fait que le sexe des victimes doit beaucoup aux conditions morales et sociales de la sexualité des femmes, et également à une sorte de réaction en miroir, qui veut que si les partisans de l'étiologie biologique (i.e. non-sociale) sont des anti-freudiens déclarés, alors, en leur répondant, il faut aussi défendre Freud.

En réalité, la définition de l'hystérie qui prévaut chez les partisans de la RMT, et les quelques théoriciens d'envergure des MPD, est ouvertement janétienne (c'est le modèle même que Bessel Van der Kolk, qui a fondé la Trauma Clinic de Boston, a adapté aux normes de la psychologie expérimentale). Cette hystérie se passe de fantasme, la réalité lui suffit, et elle n'a pas besoin des sophistications de l'appareil psychique freudien. Elle emprunte son tableau aux Post-Traumatic Stress Disorder (le PTSD), qu'elle s'efforce de féminiser à coups de formules-chocs. C'est la thèse de Judith Herman: "l'hystérie est la névrose de combat de la guerre des sexes" (39). Or, comme les filles sont les principales victimes d'abus, sans Œdipe ni transfert, on remonte ainsi de la dissociation de l'adulte aux traumatismes de son enfance. Les praticiens de la RMT, certes, ne nient pas qu'il y ait une certaine dose de construction dans la reconquête des souvenirs oubliés. Mais comme leur but (ce pour quoi ils sont payés) est essentiellement réadaptatif, et qu'ils visent donc le renforcement du moi, ils considèrent que la guérison n'est acquise que lorsque la malade est en position de témoigner publiquement de ce qu'elle a subi (et de se retourner contre le proche qui l'a abusé, en le traînant en justice). L'incapacité à faire face, la dépression et l'angoisse prouvent l'effort désespéré du psychisme pour s'auto-intégrer harmonieusement. Certes, le mot "refoulé", pour qualifier le traumatisme, n'est pas chez Janet, il est freudien. Mais il n'implique pas l'existence d'un inconscient, ou sinon, celui d'un subconscient hypnotique. Pourtant, aucun des tenants de la RMT (ni du MPD), n'admet le corrélat qui semblait une évidence à la fin du 19ème siècle: l'hystérie est suggestible, et ses contenus mentaux positifs doivent être regardés avec méfiance. Janet, ainsi, savait bien qu'il y a des significations sexuelles dans l'hystérie, mais il ne leur donnait pas de poids particulier, et surtout, il traitait le détail des propos des malades avec réserve, qu'ils portent sur le sexe, ou sur n'importe quel autre contenu émotionnel fort. La forme dissociative (le "rétrécissement du champ de conscience") lui suffisait; sa cause en était l'affaiblissement héréditaire. En revanche, les praticiens américains ont besoin d'expliquer la dissociation elle-même comme l'effet d'une cause, et le traumatisme sexuel dans l'enfance la fournit. Mais alors, l'étiologie entraîne avec elle sa signification comme son ombre: le contenu sexuel du traumatisme n'est pas un contenu de sens comme tous les autres, susceptible d'induction ou de reconfiguration suggestive a posteriori, il est donné avec l'efficacité disruptive du choc psychique, et il en partage la légitimité explicative.

Serait-il tellement spéculatif de croire que l'abus du mot "hystérie", notamment quand on l'emploie pour dire qu'elle peut prendre n'importe quelle forme physiologique ou mentale, et que ces formes varient selon les sociétés et l'histoire, n'est pas le moindre commis dans ces querelles? L'extrême qualité et l'abondance des travaux d'anthropologie culturelle et d'histoire de la médecine qui ont pris l'hystérie pour thème, ces dernières années, risque ainsi de jouer le rôle d'un écran qui nous empêche d'accéder à ce qui pourrait bien être nouveau et irréductible dans les épidémies actuelles. Plus grave, nous pourrions croire que nous avons déjà la réponse aux menaces d'extension mondiale de ces syndromes, auxquels il suffirait, comme au 19ème siècle, d'opposer en bloc l'autorité médicale et le bon sens, d'une façon qui n'est pas possible aux Etats-Unis, pour des raisons institutionnelles et politiques contingentes (libéralisme, etc.); et en pensant par-devers nous: "tant pis pour eux!" Car il est bien facile de dire que les événements se répètent, si l'on n'isole pas les conditions de structure d'une plasticité socio-historique que je ne nie pas, mais qui demeure énigmatique, et qu'on n'élucidera pas à coups d'analogies entre représentations, figures esthétiques ou excès collectifs spectaculaires, d'une fin de siècle à l'autre. Sous le recours à l'hystérie pointe l'oreille d'un souci de justifier le constructivisme social radical à peu de frais: voilà enfin une maladie qui a des effets palpables sur les corps, mais qui devrait tout au langage, aux images, bref, à la culture. C'est l'ivresse de l'explication causale mise à la portée des littéraires. Il se pourrait donc qu'il y ait énormément de travail à fournir pour surmonter des facilités tentantes. Ce que l'histoire suggère (qu'il s'agit d'"hystérie collective"), elle ne le démontre pas. Bien plus, elle soulève la question de savoir si les partages conceptuels sur lesquels reposait notre intelligence (relative) de l'hystérie, entre le mental et le social, l'esprit et le corps, le sexuel et le non-sexuel, le subjectif et l'individuel, l'imaginaire et le réel, et tant d'autres, ne sont pas bouleversés par ce qui arrive sous nos yeux.

Je ne voudrais pas paraître, en cédant à un travers philosophique connu, désespérément aporétique au terme de ce parcours. Il y a peu de chances pour que les épidémies américaines aient pour cause première des infections ou des anomalies du système immunitaire (pour le CFS, le GWS, le MCS), ou que les abus sexuels réels contre les enfants soient un problème de société aux conséquences si massives (pour le MPD et les RMT). Voilà ce qu'il faut d'abord conclure, à mon avis. En revanche, rien ne dit que les explications sociales ou psychologiques concurrentes soient vraies, uniquement parce que les explications biologiques ou traumatiques sont douteuses. Il faut donc adopter une posture entreprenante face au défi que lance ce qui est (peut-être) l'émergence d'une figure post-individualiste de l'humanité, défi dont le sérieux se mesure à la multiplication de malaises inédits, et dont la profondeur tient au fait qu'il met en tension dans l'intimité des sujets deux tendances jusqu'alors tant bien que mal coordonnées: la revendication du bien-être privé (dans son terminus ad quem: mon corps), et l'autorité ultime de la science pour en économiser les débordements irrationnels. Je laisse bien sûr une pareille idée au stade du brouillon qu'elle n'a pas dépassé, mais elle me paraît envelopper au moins deux choses: dans des cas d'"épidémies" comme celles évoquées ici, la plupart des antinomies usuelles dans la description de nos sociétés modernes se transforment en cercles vicieux (par exemple, comment opposer ici le communautarisme à l'individualisme?); ensuite, les corps, qui souffrent en masse de douleurs étrangement conformes, et non plus un à un dans un souci hystérique traditionnel d'exception et de défi, ne se laissent pas guérir par des modifications des représentations des esprits qui les habitent, et surtout pas par des appels à la raison. Sur la mince coquille du présent, une faille se dessinerait donc, de plus en plus perceptible, qu'une certaine myopie intellectuelle et la routine dans la gestion du mécontentement universel ne peuvent plus vraiment masquer. Le réseau de craquelures s'est désormais figé sous une forme épidémique aux contenus multiples, et Internet, sans quoi rien n'eût été possible, matérialise ce réseau solidarisant entre les expériences pathétiques de gens toujours plus nombreux, et qui ne se laisseront pas jeter sur le bord du chemin aussi facilement que les neurasthéniques en 1900.

J'aimerais bien savoir si, et sur quoi, aux Etats-Unis, l'œuf se brise.

* Je remercie M. Borch-Jacobsen pour ses rectifications, ainsi que M. Gauchet et L. Mucchielli pour leurs remarques critiques.

(1) Pour rester dans le registre géographique, une précision n'est pas inutile. Loin d'être exclusivement nord-américaine, ces épidémies touchent les pays qui ont des affinités historiques essentielles avec les Etats-Unis: Grande-Bretagne et Israël, notamment; la guerre du Golfe a d'ailleurs remis au goût du jour les débats sur la névrose traumatique de guerre (rangée en général dans le Post-traumatic Stress Disorder, PTSD). L'Europe semblait épargnée par ces "épidémies", les rares cas cités, dont il sera question plus bas, ont surtout une fonction de légitimation historique a posteriori. En revanche, la crise du "Coca belge" a été nettement identifiée comme "mass sociogenic illness" dans les revues médicales officielles; il y a donc de bonnes raisons de penser que les politiques de santé publique européennes seront confrontées dans les années qui viennent à des phénomènes similaires, et ceci, indépendamment des campagnes de sensibilisation menées par les organisations de malades américaines pour attirer l'attention du public étranger sur des symptômes pour le moment ignorés chez eux. En soi, les voies de diffusion de ces "épidémies" seront sociologiquement intéressantes à étudier, parce qu'on mettra à l'épreuve l'intuition qui guide la plupart des sceptiques, qui nient la nature purement biologique de ces maladies étranges, et aux yeux de qui il y a une corrélation déterminante entre leur extension massive, et les idéaux individualistes, le consumérisme, et les organisations sanitaires des régimes libéraux.

Pour une description brève du genre de situations pathologiques typiques du GWS, du CFS, des RMT et du MPD, voir les quatre vignettes cliniques au début de mon essai à paraître dans le Journal Français de Psychiatrie, "Des espèces nouvelles de l'hystérie collective? L'exemple américain en débat"

(2) E. Durkheim, Le suicide, Alcan, 1897, Paris, (7ème édition, PUF, 1993, Paris), chapitre IV.

(3) Hilde Bruch, Eating Disorders; Obesity, Anorexia Nervosa, and the Person Within, Basic Books, New York, 1973 est le plus connu; son titre est révélateur.

(4) Au lecteur qui souhaiterait saisir la condition des malades souffrants des maladies discutées ici, je recommande la lecture des commentaires postés sur les sites des grands libraires en ligne d'Internet. Dans leur naïveté ou leur sophistication, comme en général dans leur agressivité diffamatrice, ils sont émaillés de ces formules: "Ma vie a changé quand j'ai lu ce livre, j'ai enfin compris, grâce au Dr X, ce que personne n'avait su m'expliquer". On peut consulter en ce moment par exemple, sur Amazon©, les courriers électroniques relatifs à The Courage to Heal Workbook: For Women and Men Survivors of Child Sexual Abuse, de Laura Davis, complément du fameux The Courage to Heal, de Ellen Bass et Laura Davis, qui a dépassé le million d'exemplaires, ou pour un règlement de compte typique, les remarques sur Child Sexual Abuse and False Memory Syndrome, de Robert A. Baker. Ces commentaires se remplacent continûment les uns les autres, ils propagent les thèses minoritaires et concrétisent une sorte de réappropriation populaire de la maîtrise de la santé contre l'institution médicale officielle, avec de graves conséquences (pressions politiques au moment de votes budgétaires, auditions devant le Congrès, menaces contre les chercheurs sceptiques dont on réclame la tête, etc.). Par exemple, au sujet d'un livre sur la remémoration d'abus sexuels oubliés: "It was very hard to read the book, because of all the memories that came back (…) It explained a lot of things I had no idea of WHY I was doing them". Ces commentaires sont généralement signés et l'on peut joindre les auteurs pas courrier électronique. Une autre source documentaire est bien sûr le vaste nombre de forums qui se tiennent sur Internet. S'y connecter dépend des fournisseurs d'accès, mais ce ne sont pas forcément les forums surveillés (moderated), et soutenus par les organisations de malades, qui sont les plus intéressants. Sans en parcourir quelques uns (comme news.*.alt.med.cfs), je doute qu'on perçoive l'ampleur du problème: l'information en réseau est un élément de la crise, car les institutions les plus rationnelles ne tirent leur pouvoir que d'être des nœuds dans la diffusion des données, vraies, fausses ou hypothétiques. Du coup, le chassé-croisé, d'un message à l'autre, entre les appels au secours, et l'échange de références d'articles pointus de biochimie, entretient une ambiance qui dépasse les prévisions les plus noires des détracteurs d'Internet: obnubilation sur l'immédiat, nivellement des hiérarchies de compétence, propagation de rumeurs, etc.

(5) http://www.cdc.gov/ncidod/diseases/cfs/cfshome.htm (je ne donne en général qu'une référence électronique par sujet: par le jeu des liens, on peut ensuite retrouver les autres). Un livre très dense sur le CFS est celui qu'a dirigé Stephen E. Straus, Chronic Fatigue Syndrome, Marcel Dekker, New York, 1994; Stephen Straus est passé du camp des partisans de la nature biologique du CFS à celui des sceptiques (ce serait un trouble psychosomatique), et sa démission est donc réclamée à cor et à cri par toutes les associations de malades. Il existe en France une tentative de faire reconnaître le CFS, qui de manière frappante est sensiblement décalée par rapport à l'actualité médiatique du syndrome aux Etats-Unis (où depuis 1998, il est en perte relative de vitesse): deux sites Internet, en train d'ailleurs de fusionner, en assure la publicité: http://asso.nordnet.fr/cfs-spid, et le site de l'AFEM (Association Française de l'Encéphalomyélite Myalgique): http://perso.wanadoo.fr/afem.sfc. Au CHU de Lille, en médecine interne, une équipe autour de Frédéric Kochman a sa propre hypothèse sur le syndrome (qui serait induit par des troubles du sommeil lent profond consécutifs à une consommation excessive de benzodiazépines); une autre équipe à Marseille, à La Thimone, y travaille. C'est dans le rayon "médecine douce" qu'on trouve les principaux ouvrages sur la maladie. Le plus ancien semble être celui de Henri Rubinstein, Le virus de la déprime: le syndrome de fatigue chronique, François Bourin, Paris, 1991 (comme on voit, l'étiologie à la mode est systématiquement reproduite). Plus récemment, signalons celui de Gill Jacobs, Fatigue chronique, Modus Vivendi éditions, Paris, 1998, et une importation canadienne, Syndrome de la fatigue chronique, de A. W. Martin, Quebecor 1999. Bien sûr, aucune des analyses sceptiques, qu'elles soient d'origine psychiatrique ou sociologique n'est prise en compte dans ces ouvrages. Mais les traitements plus savants, à Lille, notamment, utilisent des versions ouvertement "naturelles" de traitements chimiques connus (par exemple, on propose du millepertuis, plutôt que des anti-dépresseurs standards), des cures de sommeil et d'alimentation absolument typiques des techniques anti-neurasthéniques de la fin du 19ème siècle (cure de Weir-Mitchell). L'audience visée est essentiellement les femmes de la classe moyenne instruite.

(6) L'interprétation en est également polémique: les tenants du trouble psychogène attribuent ce fait à la diffusion de l'information, les tenants d'une étiologie biologique à des aberrations statistiques quand les échantillons sont trop petits, comme dans les petites villes ou à la campagne.

(7) Hillary Jonhson, Osler's Web. In the Labyrinth of the Chronic Fatigue Syndrome Epidemic, Crown Publishers, New York, 1996.

(8) Il existe de nombreux sites associatifs de malades du CFS; je signale en particulier http://www.cfids-me.org, et http://www.cfids.org. CFIDS signifie: Chronic Fatigue and Immune Dysfunction Syndrome: Le système immunitaire est la caution biologisante de la légitimité du trouble, mais on n'a rien trouvé pour le moment qui l'établisse. Le médicament (?) à l'heure actuelle prescrit, l'Ampligen® de Hemispherx Biopharma, résulte de spéculations sur l'ARN impliqué dans la synthèse des polypeptides requises pour l'activation des défenses antivirales. Le sigle ME participe de la même stratégie de légitimation nosographique, et il signifie Myalgic Encephalomyelitis. La 10ème édition du ICD (International Classification of Disease, publié par l'OMS) cote G93.3 cette affection. Il ne s'agit pas d'une reconnaissance de l'existence de la maladie (au sens où la tuberculose existe), mais d'un simple enregistrement de sa symptomatologie comme un objet à l'étude.

(9) On peut consulter, ne serait-ce que pour voir comment se fait la diffusion de l'information sur la maladie, la page du Dr Jay Goldstein: http://www.sonic.net/~melissk/goldsten.html. Une autobiographie assez complète, très typique, d'une malade (et qui l'est encore) peut se lire en ligne à http://victoria.tc.ca/~wo286/book.html.

(10) Typique est la réaction d'un praticien soutenu par l'American Psychiatric Association, J. M Grohol, dans "Gulf War Syndrome, Facts vs. Fictions", qu'on peut lire à http://mentalhelp.net/archives/editor16.htm. Visiter aussi le site de l'université du Colorado sur la fibromyalgie, à http://www.coloradohealthnet.org/fibro/fibro_center.html.

La fibromyalgie connaît en ce moment une nouvelle fortune en France, et de façon troublante, par les mêmes voies que celles qui ont favorisé l'émergence du CFS aux Etats-Unis: 1) intérêt médical très localisé, systématiquement ignorant des données psychiatriques (sur les algies dépressives) comme de l'histoire et de l'épistémologie des références scientitiques importées des Etats-Unis pour crédibiliser la recherche, 2) relais par une fédération d'associations de patients (l'UFAF, l'Union française des associations de fibromyalgiques), avec une recherche de contacts politiques pour réveiller un corps médical supposé indifférent. 3) Dernier ingrédient: évoquer des chiffres faramineux de malades qui ignorent avant le nom de leur maladie, et invoquer le défaut de couverture sociale pour les maladies invalidantes aux causes inconnues. Je donne ici en exemple un récent article publié sur le site d'Infosciences, intitulé: Le mystère de la fibromyalgie...

"Six cent mille Français souffrent de fibromyalgie. Pourtant on ne fait pas grand bruit autour d'elle, excepté un député qui demande sa reconnaissance. L'occasion d'en parler. "La fibromyalgie ? C'est une pathologie très difficile à expliquer, très complexe", s'exclame d'entrée de jeu Jean Eisinger, médecin chef du service de rhumatologie du Centre hospitalier de Toulon-La Seyne, en parlant de ce qu'on nomme aussi Syndrome polyalgique idiopathique diffus (SPID). Une pathologie difficile à décrire, peu reconnue mais qui concernerait 600 000 personnes rien qu'en France. Dominique Paillé, député des Deux-Sèvres (France), a déposé début mai une proposition de résolution pour la création d'une mission d'information parlementaire en vue de la reconnaissance de ce syndrome. Le député demande entre autres la réalisation d'une étude statistique et épidémiologique et d'un état des lieux relatif à la prise en charge par les caisses d'assurance maladie et la définition d'une politique de sensibilisation du corps médical. Car si les patients souffrent, c'est en silence pour l'instant. La fibromyalgie se caractérise par l'association d'une douleur musculaire inexpliquée d'une part et par une douleur à la palpation à certains points caractéristiques d'autre part. D'autres symptômes tout aussi importants peuvent se manifester tels que des troubles du sommeil, une raideur matinale et surtout une fatigue chronique omniprésente. Les patients se plaignent parfois de fourmillements mais aussi de sentiments d'angoisse. Or la plupart de ces symptômes ressemblent à ceux d'autres maladies d'où un diagnostic souvent difficile. Au final, la fibromyalgie se révèle par un diagnostic d'exclusion lorsque toutes les causes "classiquement" associées aux douleurs musculaires, comme les traumatismes ou les infections, ont été écartées. Paradoxalement, "la normalité des examens biologiques et des radios est caractéristique de cette maladie", indique Jean Eisinger. En explorant plus profondément par résonance magnétique nucléaire (RMN), on trouve chez certains patients un métabolisme énergétique anormal, confirmé par une biopsie musculaire. Des anomalies endocriniennes, notamment celle de l'hormone de croissance, ont été observées ainsi que des variations de neurotransmetteurs comme la sérotonine ou la substance P ; la première manquant tandis que la seconde est en surplus. Sensation de douleur générale et diffuse, sentiment de fatigue allant de la simple lassitude à l'épuisement total : voilà donc le quotidien des patients atteints de fibromyalgie. "Imaginer que vous accouchiez toute la journée et vous aurez une idée du seuil de la douleur", lance Carole Robert, délégué général de l'Union française des associations de fibromyalgiques (UFAF), elle-même touchée par le syndrome. La prise en charge est essentiellement non médicalisée et a pour but de soulager la douleur. "Certains anti-dépresseurs fonctionnent mais pas tous", souligne Jean Eisinger. Confrontés à l'incompréhension de leur entourage et de leur famille, les malades se replient sur eux-mêmes, ce qui les entraîne la plupart du temps dans la dépression. Une dépression que l'on désigne comme une cause alors qu'elle n'est souvent qu'une conséquence. "Trente pour cent des patients présentent des symptômes psychiatriques concomitants, indique le rhumatologue. En fait, le tableau de ce syndrome est mal défini. Tous les malades présentent des signes communs puis ils peuvent être classés en sous-groupes selon qu'ils présentent tels ou tels autres signes." Les femmes entre 20 et 50 ans sont plus particulièrement touchées puisqu'elles représentent environ 80 à 85% des malades. "Pourtant de plus en plus d'hommes viennent vers nous, souligne Carole Robert. A force de dire qu'il s'agit d'une maladie presque exclusivement féminine, ils ont peur de parler." Le SPID reste donc, malgré le nombre important de publications dont il fait l'objet, une maladie aux contours mal définis et à l'étiologie inconnue. En 1996, le secrétaire français d'Etat à la santé avait annoncé l'affectation de crédits pour la recherche et la mise sous le régime des maladies invalidantes. Cinq ans plus tard tout reste à faire, ou presque. De l'argent, personne ne semble avoir vu la couleur et les malades sont toujours aussi démunis face à l'ignorance généralisée. (Béatrice Le Brun)"

La fibromyalgie, manière de récupérer dans des taxinomies classiques les douleurs musculaires du CFS, récupère d'ailleurs les attributs de ce qu'on nomme couramment en France "spasmophilie". On sait qu'il existe pour cette pathologie des thérapeutiques au magnésium, dont la défense clinique est assez curieuse. On ne sait pas du tout pourquoi le magnésium agirait (c'est pourquoi on monte en épingle une ou deux indications plus certaines que les autres au milieu d'un océan d'extrapolations), sinon qu'il participe à beaucoup de réactions enzymatiques (des centaines), et qu'il a aussi un rôle dans la neuromédiation. Les marchands de magnésium font remarquer que chez les Européens, pas si mal nourris pourtant, une enquête de 1994 sur l'alimentation a montré un "déficit" de magnésium dans 75% de l'échantillon. Il doit me manquer un maillon du raisonnement; car vu le nombre de victimes aussi inconscientes qu'asymptomatiques, on se demande quel sens les rédacteurs de ces publicités donnent au mot "déficit".

(11) Sur les 700000 soldats américains engagés, les suspicions de GWS portent sur 60000 personnes; en Grande-Bretagne, sur 45000 soldats, le GWS n'en aurait touché qu'environ 600. Pourquoi?

(12) Le dernier état des étiologies débattues est alarmant. On aurait trouvé des allèles mutants dans la 22ème paire de chromosomes chez 50% des vétérans testés (ce qui a des effets graves sur le système immunitaire): "RNAs in the Sera of Persian Gulf War Veterans Have Segments Homologous to Chromosome 22q11.2", par Howard B. Urnovitz, James J. Tuite, Jean M. Higashida, and William H. Murphy, dans Clinical and Diagnostic Laboratory Immunology, 1999, n°6, pp.330-335; résumé accessible en archives à http://cdli.asm.org/current.shtml. Je donne cette référence parce qu'elle a retenu l'attention récemment, et qu'elle montre qu'il pourrait tout à fait y avoir une base organique à ces troubles épidémiques, et en même temps un facteur psychosocial (d'où la contagion des conjoints et des enfants). Mais récemment (juillet 2000), la commission médicale chargée de suivre le GWS aux Etats-Unis a recommandé qu'on s'attache surtout aux facteurs psychosociologiques de la maladie. C'est un premier pas vers l'abandon de la recherche de causes physiques, ou du moins d'une cause physique unitaire de la maladie. Sans susciter (pour le moment) de réactions violentes, la commission a même recommandé qu'on évite les recherches somatiques trop approfondies, qu'elle estime aggraver la réactivité psychologique des anciens combattants malades. On peut consulter les références sur ma base de données.

(13) Pour un site officiel sur le MCS, on peut visiter http://www.mcsrr.org qui donne de nombreuses informations (ou plutôt des critères d'auto-diagnostics, et des chiffres qui incorporent jusqu'à 50% des malades du CFS dans la population atteinte de MCS) et bien sûr des liens; mais pour une vision plus populaire et sociologiquement plus lisible de la signification du MCS, voir http://www.mcsurvivors.com. La dernière dénomination officielle du MCS est Idiopathic Environmental Intolerance (IEI). Tout récemment, un article a été publié sur les réactions disproportionnées à des stimuli bénins, au moyen d'un test expérimental ingénieux de patients MCS, qui semblent réagir à la façon des victimes de troubles paniques. On peut me demander le texte sur ma base de données.

(14) Le livre à l'origine du mouvement des MPD, des troubles dissociatifs et de la RMT, c'est Sybil, de Flora Schreiber, Regnery, Chicago, 1973. Sur le style de manipulation suggestive éhontée dont ce cas semble bien être le triste résultat, on peut lire, de M. Borch-Jacobsen, "The making and marketing of a disease: an interview with Herbert Spiegel", in Freud Under Analysis: History, Theory, Practice, ed. Todd Dufresne, New Jersey, Jason Aronson, 1997. Sur les RMT, un grand succès récent est le livre de Judith Herman, Trauma and Recovery. From Domestic Abuse to Political Terror, Londres et New York, Rivers Oram Press, 1992. Judith Herman, comme Bessel van der Kolk et John Mack, dont il va être question, est professeur à la Harvard Medical School.

(15) Je signale la réédition de la traduction française de 1895 de La neurasthénie sexuelle, de George Beard, L'Harmattan, Paris, 1999. L'épuisement nerveux est lié au stress de la vie américaine moderne, et, notamment, au défaut d'hygiène morale et sexuelle; la neurasthénie de Beard englobe hommes et femmes dans un tableau qui correspond en fait aux "petits mentaux" et autres "névrosés de ville" des élèves de Charcot. On lit dans Beard exactement les mêmes listes indéfinies de symptômes musculaires, pseudo-neurologiques et dépressifs que dans les cas actuels de CFS, et la même évolution grave vers l'anémie généralisée. La "faiblesse nerveuse" a toujours été interprétée comme la condition de la dissociation psychique (par exemple dans la "psychasthénie" de Janet, le mot ayant été forgé pour psychologiser la "neurasthénie" physiologique de Beard). Sur la neurasthénie et les actuels syndromes dépressifs, voir Alain Ehrenberg, La fatigue d'être soi, Odile Jacob, Paris, 1999, chap. 1.

(16) Elaine Showalter, Hystories. Hysterical Epidemics and Modern Culture, 2ème édition et nouvelle préface, Picador, Londres 1998.

(17) Ian Hacking, Rewriting the Soul. Multiple Personality and the Sciences of Memory, Princeton University Press, Princeton NJ, 1995, trad. franç. L'âme réécrite. Etude sur la personnalité multiple et les sciences de la mémoire, Synthélabo, Le Plessis-Robinson, 1998. A cet ouvrage, joindre Mad Travelers. Reflections on the Reality of Transient Mental Illness, University Press of Virginia, Charlottesville et Londres, 1998, et pour les analyses plus théoriques auxquelles je vais faire référence, le très important The Social Construction of What?, Harvard University Press, Cambridge MA, 1999. On peut lire sur cette page un compte rendu de ces deux derniers livres.

(18) Pour une somme d'informations mesurées et prudentes (tenant compte notamment des possibilités d'induction suggestive), on peut visiter le site officiel de l'organisation qui étudie les troubles dissociatifs (dont les MPD sont l'expression la plus spectaculaire): http://www.issd.org.

(19) Les DSM (Diagnostic and Stratistical Manual of Mental Disorders) publiés par l'American Psychiatric Association, sont un manuel de référence international constamment révisé et mis à jour pour la définition des pathologies mentales. Il adopte une présentation multiaxiale.

(20) La Fondation maintient sa propre page sur la Toile, à http://www.fmsfonline.org, à ne pas confondre avec un site qui défend des thèses opposées, mais qui a une adresse (délibérément?) trompeuse: http://fmsf.com. Néanmoins, à ce jour, le False Memory Syndrome (FMS) n'est pas intégré aux classifications officielles (le DSM IV, notamment), et par un retournement frappant, ce fait est invoqué pour disqualifier les tenants du FMS comme ayant inventé, eux, un syndrome imaginaire! On accuse d'ailleurs régulièrement la FMSF d'être la façade de sociétés (secrètes) de pédophiles trop heureux de disqualifier des témoignages accablants.

(21) Il est évidemment plus délicat de se documenter sérieusement là-dessus! Je recommande toutefois la visite de http://www.nhhi.net/RA.html, et du témoignage en ligne à http://members.aol.com/_ht_a/janf1976/ritual/ pour mesurer la nature du phénomène. Pour des approches plus critiques, voir http://www.religioustolerance.org/sra.htm et http://www.angelfire.com/de/jehudi/trial.html.

(22) John E. Mack, Abduction, New York, Ballantine Books, 1994, édition révisée, 1995, mais une visite à http://www.peer-mack.org/missionstatement.html n'est pas inutile.

(23) Robert A. Aronowitz, Making Sense of Illness. Science, Society and Disease, Cambridge University Press, Cambridge MA, 1998; trad. franç., Les maladies ont-elles un sens, Synthélabo, Le Plessis-Robinson, 1999.

(24) Arthur Kleinman, the Illness Narratives, Basic Books, New York, 1988. Arthur Kleinman, anthropologue et psychiatre à Harvard, est d'ailleurs un des collaborateurs les plus percutants de Stephen Straus dans l'ouvrage sur le CFS cité note 5.

(25) Sur ce processus, voir Harry Marks, The Progress of Experiment, Science and Therapeutic Reform in the United States (1900-1990), Cambridge University Press, Cambrige MA, 1997, trad. franç., La médecine des preuves. Histoire et anthropologie des essais cliniques (1900-1990), Synthélabo, Le Plessis-Robinson, 1999.

(26) Robert Aronowitz, op. cit, p.252.

(27) Ibid., pp.37-38

(28) Ibid., p.160

(29) Ibid. p.360.

(30) Je suis sur ce point et sur bien d'autres Ian Hacking, dans The Social Construction of What (cf. note 17).

(31) Elaine Showalter, op. cit. p.81. Je ne connais guère de liste de références plus susceptible de convaincre un médecin américain expert en biochimie moléculaire, mais bon.

(32) Charles E Rosenberg et Janet Golden (eds), Framing Disease. Studies in Cultural History, Rutgers University Press, New Brunswick, 1992.

(33) Le philosophe professionnel aura reconnu dans la solution de Ian Hacking la reprise de thèmes élaborés par Hilary Putnam et Saul Kripke (et d'autres, dus à Nelson Goodman). Or il y a justement des difficultés techniques considérables chez ces auteurs touchant les noms propres des objets qui n'existent pas.

(34) La False Memory Foundation a ainsi proposé de réglementer de façon stricte la pratique des psychothérapies: contrôle fédéral, obligation de moyens et de résultat, possibilité de poursuivre les praticiens jusqu'à 10 ans après la fin du traitement pour faute professionnelle, bref, toute la panoplie jurisprudentielle qui s'est imposée pour la médecine physique aux Etats-Unis.

On impose ainsi à la médecine mentale des critères d'évaluation qui viennent de la médecine biologique moderne, et notamment, derrière le beau slogan d'objectivité, une conception de la causalité mentale héritée du modèle naturaliste de la causalité physique. Mais les défenseurs de ce point de vue ne se rendent pas compte qu'en médecine biologique, leurs exigences seraient déjà exorbitantes! Personne ne connaît les chaînes causales complètes (pourtant réelles) de nombreuses maladies, et pour prendre un exemple de Robert Aronowitz, même si des bacilles connus en sont la cause, personne ne sait pourquoi la brucellose provoque une fièvre ondulante, mais la typhoïde une fièvre en plateau. En revanche, un psychothérapeute devrait expliquer dans le moindre détail pourquoi tel traumatisme infantile cause tel symptôme à l'âge adulte… Derrière bien des protestations de purisme épistémologique se cache souvent de la mauvaise foi, et en tous cas l'ignorance complète de la pratique vivante du médecin. A la différence d'Alain Erhenberg, dans La fatigue d'être soi. Dépression et société, Odile Jacob, Paris, 1998, je pense qu'on assiste plutôt aujourd'hui à une véritable délégitimation de l'état dépressif, cet état que la prise de médicaments antidépresseurs avait finalement banalisé, voire normalisé (comme il le montre de façon très probante au moins chez nous, et jusqu'à aujourd'hui). Ce qui revient, me semble-t-il, c'est la demande de "traitement moral" au sens strict, par le biais de la solidarité au sein du groupe des victimes, et d'une sorte de surenchère dans l'idéalisation des valeurs individualistes: auto-affirmation (le "coming out" propre aux homosexuel est devenu le cri de ralliement des victimes d'inceste guéries par la RMT), courage de se prendre en mains, etc. Aucune obscurité psychologico-morale interne n'est plus tolérée. La dépression est redevenu un diagnostic stigmatisant, que l'on n'admet plus, chez les malades du CFS, par exemple, qu'à titre symptomatique.

(35) Le grand travail de psychologie remettant en question les RMT est celui d'Elizabeth Loftus et Katherine Ketcham, The Myth of Repressed Memory: False Memory and Sexual Abuse, St Martin's Press, New York, 1994. Elizabeth Loftus, qui est professeur de psychologie et professeur de droit à l'université de Washington, aurait (?) par ailleurs reconnu avoir été victime d'un abus sexuel dans son enfance: on imagine les réactions de ceux qui la diabolisent. Pour l'application clinique de ces travaux, voir Richard Ofshe et Ethan Watters, Making Monsters: False Memories, Psychotherapy and Sexual Hysteria, Scribner's & Sons, New York, 1994.

(36) Sur l'ensemble de ces paradoxes, et leurs effets en médecine mentale et dans tout le champ de la culture à la fin du 19ème siècle, je me permets de renvoyer à ma Querelle de l'hystérie, PUF, Paris, 1998.

(37) Richard Hofstader, The Paranoïd Style in American Politics, Knopf, New York, 1965.

(38) Sherril Mulhern, qui travaille en France, a récemment consacré un excellent article aux derniers développements: "Le trouble dissociatif de l'identité: commuto ergo sum", Confrontations psychiatriques, n°39, 1998, pp. 153-186. Elle y examine in fine les possibilités, à ses yeux menaçantes, de propagation à la France, en citant des textes ambigus de Jean-Michel Darves-Bornoz sur les syndromes traumatiques du viol et de l'inceste.

(39) cf. note 14.