La dépression est-elle encore une affection de l'esprit?

Intervention au Forum Diderot: "La dépression est-elle passée de mode?"


Je crois que l'histoire a un sens: elle va vers le pire. Aussi, quand la "dépression" sera passée de mode (et elle passera de mode), la regretterons-nous amèrement.

Mais si c'est bien l'indication plus ou moins prospective que je vais tenter de défendre, mon point de vue sera surtout épistémologique. Je ne nie pas l'autonomie sociologique de la "maladie dépressive" dans son contexte historique (qu'on peut résumer, avec A. Ehrenberg, en disant qu'il éclaire et aide à problématiser l'éventuelle "crise" du statut anthropologique de la personne dans les sociétés individualistes). Néanmoins, il me semble que pour en arriver là, il a fallu toute une formalisation psychiatrique, et une institutionnalisation consécutive de la prise en charge de nos tristesses, de nos hontes, de nos culpabilités, de notre abattement, qui, en tant qu'objets pour la science, et notamment la biochimie, méritent un peu d'attention. Davantage: appréhendée sous cet angle résolument philosophique, la "maladie dépressive" n'est plus un carrefour entre les représentations spontanées du soi, et la multiplicité des idéaux auxquels chacun désormais mesure son impuissance. S'y révèle une logique spécifique, qui confère une dureté coupante aux stratégies contemporaines de normalisation médicalement assistée de la vie intime, en procurant aux acteurs les plus concernés l'assurance qui leur manquait: celle de n'agir qu'au nom des "faits", loin de toute contamination idéologique.

Pour suggérer les grandes lignes de cette évolution, je propose d'articuler l'une à l'autre deux séries d'analyses. Il me semble, en premier lieu, que les théories aujourd'hui dominantes, qu'elles soient d'inspiration neurobiologiques ou cognitivistes, ou qu'elles conjuguent les deux approches, facilitent une profonde démentalisation de la "maladie dépressive". En fait, argumenterai-je, c'est de manière de plus en plus verbale et extérieure qu'on rapporte à l'esprit des pathologies désormais conçues comme des "troubles de l'humeur". La clé de cette démentalisation, c'est l'éclipse de toute analyse morale dans la clinique de la dépression. Cet effacement, perpétré à l'ombre de silencieux a priori méthodologiques (typiques du néo-naturalisme contemporain), survient à un niveau extrêmement subtil et presque inapparent: celui de la cohérence logico-linguistique interne du jeu des affects dépressifs (abaissement de l'estime de soi, ennui, remords, colère, etc.), cohérence qui s'évanouit sous le regard, au gré de procédures quantitatives d'évaluation qui en démembrent la systématicité intentionnelle. Or, et je préviens ici une objection récurrente, cette première observation échappe au débat éternel, et somme toute bien théorique, entre cliniciens purs (toujours suspects de donner aux cas une forme trop littéraire, parce qu'ils veillent à l'expression langagière des troubles), et psychiatres biologistes (soucieux de rattacher l'étiologie et le traitement, de la souffrance mentale au corps de la médecine réductionniste). La raison en est qu'un certain public, intégrant littéralement à sa présentation morbide cette démentalisation du rapport à soi (qu'elle recueille de la bouche des médecins), lui donne un écho sociologique massif, et qui débouche sur des effets épidémiques préoccupants. Aux Etats-Unis, ainsi, est née une nouvelle pathologie de masse, le Chronic Fatigue Syndrome (CFS), dont il est politiquement impossible de pointer l'origine psychogène. Les malades, affligés d'une kyrielle invraisemblable de symptômes asthéniques, psychosomatiques (de la chute des cheveux aux éruptions cutanées), accablés par des algies modérées mais mobiles, n'acceptent les antidépresseurs qu'à titre de médication d'appoint. La dépression n'est, à leurs yeux, qu'une conséquence de leur état, qu'ils considèrent de nature physiologique, avec ce malheur qu'on n'a pas encore isolé le virus ni l'anomalie du système immunitaire qui en seraient la cause. En fait, il est pour ainsi dire acquis qu'on ne trouvera jamais la moindre cause organique au CFS comme tel (même si tel symptôme de tel individu peut effectivement recevoir une explication organique standard). C'est un exemple parfait de maladie liée à une culture et à une société (la société américaine actuelle, son individualisme et son usage des médias, en particulier Internet). Mais tout essai, même prudent, d'incriminer la psychologie, est récusé farouchement, voire de manière quasi paranoïaque: la dépression, en effet, comme "malaise psychique", est devenue un diagnostic stigmatisant: en un mot, une imputation de complaisance et de faiblesse de caractère. C'est insupportable: "Je sais que ce n'est pas psychique": autrement dit, pas subjectif, donc pas volontaire, donc pas simulé, donc réel, et donc enfin organique… Voilà le barrage désormais opposé aux psychiatres.

Et pourquoi pas? Ce que répond ici le public américain (il y a entre 1 et 2 millions de malades du CFS) est ce qu'amène toute l'évolution récente de l'intelligence de la "maladie dépressive". Si l'on n'est pas malade de soi, mais juste de son cerveau, comme le rabâchent quelques psychiatres influents, alors on n'est malade de rien qui se définisse substantiellement dans le vocabulaire psychologico-moral de la vie de l'esprit (et de l'esprit subjectif): on est malade, comme "tout" souffrant, du corps en son entier. Ce qui atteint le cerveau n'est guère que l'épiphénomène d'un épuisement de l'organisme par des dysfonctionnements en chaîne. Le cortège somatique de la dépression est devenu la maladie "réelle", et la dimension mentale de la tristesse, de l'abattement et la dévalorisation de soi n'est plus qu'une complication de la symptomatologie physique, qu'il vaut mieux confier à des groupes de soutien (comme ceux que proposent les associations de malades) qu'à un quelconque thérapeute de l'âme (1).

Dans l'éventualité où des variantes du CFS pourrait prendre partout la relève de notre "maladie dépressive", vous sentez l'inquiétude qu'on pourrait légitimement en concevoir.

Mais lisez ce qu'écrit Sheldon Preskorn, sur le site Internet de Medscape®, que les praticiens américains de la santé mentale consultent pour se tenir au jour le jour au courant de l'état des recherches, ainsi que des nouvelles recommandations thérapeutiques:

"Il se peut que le clinicien conclue que les symptômes dépressifs sont les résultats compréhensibles de la situation du patient dans sa vie et/ou de facteurs stressants récents. Bien que cette connexion puisse paraître évidente du fait de nos croyances culturelles, elle est souvent fausse. La dépression grave (major depression) pourrait bien être la cause des problèmes de la vie, plutôt que leur résultat. (…) Avoir une "raison" pour une dépression grave n'en altère pas le cours, n'en réduit pas la sévérité et les conséquences, ni n'en change la capacité à répondre à un traitement. Néanmoins, il se peut que des cliniciens ne traite pas une dépression grave, s'ils perçoivent que le patient "a une raison pour être déprimé". Pourtant, ils n'auraient jamais l'idée de ne pas traiter un infarctus du myocarde ou un carcinome au poumon parce qu'il y a une "raison" pour que le patient ait la maladie, comme avoir un excès de poids, ou être fumeur. (…) [Les patients dépressifs]se sentent coupables ou responsables de leur maladie (illness). En cherchant une raison, ils attribuent souvent leur maladie à des facteurs extérieurs comme des "stress" au travail, ou à la maison. Les difficultés au travail ou chez soi peuvent être un résultat plus qu'une cause de la maladie" (2).

L'élimination des "raisons" (qui ne seraient que des façons de décrire les états de fait, voire de leur attribuer de fausses causes sur la base de rationalisations a posteriori), au profit des "causes" (qui sont réelles, et qui sont ici, en outre, biologiquement définies), est familière au philosophe; ce qui est nouveau, c'est sa transformation en idéologie thérapeutique. Il n'est pourtant pas si commode de juste hausser les épaules, et de dire: "Bien sûr, si l'on commence à expliquer aux gens que le problème, ce n'est pas eux-mêmes, mais leur cerveau, c'est tout simplement imbécile. Mais ça l'est tellement, qu'en fait, la légitimité des explications de type biologique et strictement comportemental de la dépression n'est pas sérieusement remise en question par un pareil extrémisme". D'abord, le texte de Sheldon Preskorn est une référence de poids: il est accompagné d'une liste de références bibliographiques de plus de 200 articles, d'une précieuse mise au point pharmacologique, et surtout, il est inspiré par une philosophie cohérente. Si les malades sont invités à envisager de prendre les antidépresseurs comme on prend des antibiotiques, sauf que les antidépresseurs agissent plus lentement, c'est dans le cadre d'une reconfiguration délibérée de la perception de soi que pourrait avoir le dit patient déprimé, et qui fait de ce déprimé "informel" un dépressif majeur "caractérisé". En premier lieu, Harold Preskorn se bat sur le front de la stigmatisation sociale: ce n'est pas une faiblesse de caractère que de prendre des antidépresseurs, dit-il. "Ne vous faites nul reproche pour votre grave dépression. Rendez-vous compte que vous n'avez pas demandé à en souffrir. Votre estime de vous-même a été et est vraisemblablement ébranlée, comme ce serait le cas de toute personne qui connaîtrait un pareil épisode. Epargnez-vous toute pensée négative pour le moment". Ensuite, il n'exclut pas formellement la psychothérapie, mais entend que ce choix se décide au cas par cas, entre le praticien et son patient, et qu'elle vienne en accompagnement du traitement chimique. Enfin, bien conscient de ce que la situation objective a de déprimant, il cherche des périphrases pour minimiser le risque de rechute. Mais c'est justement toute cette stratégie qui l'amène au virage qui m'intéresse: la baisse de l'estime de soi, qui est au départ un signe clinique de la dépression, en devient progressivement l'effet causal accidentel. Et l'on pourrait d'ailleurs étendre le même raisonnement à tous les aspects mentaux de la dépression: il en va pareillement avec les attributions d'influence négative à l'entourage, aux circonstances extérieures, dont le retour intériorisé (blâme contre soi, tristesse, etc.) est pour finir un effet du même type causé par la "maladie dépressive". Dans ce processus, la riche trame existentielle de cette dernière s'exténue alors, pour, si j'ose dire, se résumer à une fatigue foncière. On se gardera, bien sûr, de la traiter en moraliste comme une "fatigue d'exister".

Il est capital de souligner que Sheldon Preskorn ne commet, ce faisant, aucun franc sophisme: c'est le propre de la description de nos états mentaux que de ne pas résister à leur relecture comme des effets causaux de nos états cérébraux. Disons que c'est un truisme de dire que, globalement, ce que nous pensons a pour répondant une activation neuronale quelconque. La réciproque n'est pas vraie, et l'identité entre l'esprit et le cerveau a un statut extrêmement problématique, mais on ne s'arrête pas à ces détails métaphysiques. Ce qui est en jeu, c'est ceci: nous ne manquons jamais de "raisons" pour justifier ce que nous ressentons du dedans, et qui a une cause neurobiologique. Un diagnostic correct passera donc par la désarticulation la plus rigoureuse de ces "raisons", leur aplatissement en tant qu'effets sur le plan des troubles somatiques, a égalité avec eux, de façon à cerner la bonne molécule répondant au bon déficit. Dans le contexte social américain, où le généraliste consulté pour dépression passe à peu près 7 minutes avec son patient, les échelles d'évaluation jouent un rôle crucial. Souvent, c'est une infirmière qui les fait passer au malade pendant qu'il attend, et qui cote les réponses, qu'elle transmet au praticien pour la décision finale. Il y a beaucoup à dire sur ces échelles: le simple fait d'itémiser pour les rendre quantifiable des notions aussi délicates que la tristesse, la honte, la culpabilité (je me sens, un peu, beaucoup, passionnément…), en intercalant d'une énigme éthique à l'autre des questions sur la durée et la qualité du sommeil ou de l'activité sexuelle, pulvérise la cohésion intentionnelle de ces émotions, en les réduisant à de vagues sensations de malaise où ce qui compte, c'est l'inertie ressentie des mouvements viscéraux fins que nous nommons "angoisse" ou "crainte". Selon ces procédés d'évaluation quantitative, on n'est pas angoissé parce qu'on se sentirait coupable d'avoir honte pour rien, surtout devant quelqu'un à qui on se résigne à en parler; mais on a de l'angoisse, et de la culpabilité, et de la honte (3 items), dans le silence du questionnaire blanc à cocher, sans écho émotionnel à nos émotions qui nous revienne de quiconque et les authentifie, puisqu'on est seul, assis, et muet.

C'est, je crois, l'amorce du cercle (vicieux ou vertueux) où tourne la conception de la dépression exemplifiée par Harold Sherkon et qui la rend inexpugnable. Dans la mesure où les patients se plient à un tel procédé d'évaluation de leur humeur dépressive, qui en individualise et en mesure les éléments comme si chacun à part n'était là que de façon contingente, et que la dépression résultait de leur addition, ils entérinent de facto que les raisons d'être dépressif n'ont pas de rôle dans la spécificité de ce qu'ils ressentent. Or, c'est précisément la condition sine qua non pour qu'on isole la molécule qui influera sur leur humeur, et permettra une réadaptation sociale mise en danger par un certain degré d'angoisse, de tristesse, ou de fatigue "psychogène", etc. Aucune de ces molécules ne pourrait être testées, ni son efficacité causale établie, si l'on ne pouvait interroger les patients à qui on les administre sur des items traitables par le statisticien comme autant de dimensions disjointes. Comme l'anatomie de la dépression est de plus en plus une subdivision biologique de ses symptômes-phares, conçus comme des cibles chimiques, on ne peut juger la thérapeutique qu'à l'aune de ce que les neurobiologistes isolent de chimiquement pertinent pour ces troubles. Et à quoi d'autre, en effet? Mais ces troubles n'ont, par principe, aucun ancrage individuel ni subjectif, puisqu'ils sont recensés dans une population standardisée pour le test. D'une échelle de Hamilton pour le diagnostic (et l'on comprend pourquoi les praticiens ne peuvent s'empêcher de la faire servir à ce but, qui n'est pas le sien, on le répète sans cesse), à une échelle de Zung pour qualifier les progrès du traitement, la boucle est bouclée. Entre temps, la sertraline, ou la venlafaxine, ont fait leur effet, ou plus exactement, l'ont imparablement vérifié. On ne sait pas plus de quoi on parle, sinon à définir, on l'a fait (3), la dépression comme "ce qui guérit sous antidépresseur", formule admirable, où se consomme la transformation d'un système de signes en un agrégat d'effets, et ce, non comme une solution au problème nosologique de la "maladie dépressive" (que soigne-t-on là au juste?), mais comme un programme de recherche indéfiniment extensible (en ajustant la demande de bien-être aux possibilités de la biochimie). Le sujet dépressif est radicalement exclu de ce cercle, mais il est en même temps cerné par lui dans la réalité de sa souffrance objective.

Mais il y a un abîme, et j'ose le dire, un abîme scandaleux, entre le raffinement de la neurobiologie psychiatrique, et l'indigence saugrenue des procédés cliniques d'évaluation des effets sur l'"humeur" des molécules essayés. Je voudrais à ce sujet faire une suggestion. Tout se passe comme si les cliniciens n'avaient jamais lu de psychologie sociale expérimentale. S. Schachter et J. Singer, dans les années 60, avaient ainsi monté un dispositif expérimental pour voir jusqu'à quel point les "attributions" à l'entourage et aux circonstance extérieures, qui chagrinent tant Harold Preskorn, décident du vécu émotionnel mental, vécu soigneusement distingué des exquises "titillations", eût dit Spinoza, qui remuent le corps. Ils avaient injecté de l'épinéphrine (qui excite le système nerveux sympathique) à des sujets persuadés d'essayer une drogue agissant sur la vue. Divers groupes avaient ensuite été constitués pour remplir des questionnaires. L'un comprenait un complice, qui se donnait pour tâche d'égayer les sujets; un autre comprenait aussi un complice, mais qui se chargeait, par sa légitime indignation devant les questions posées ("Combien d'amants a eu votre mère?"), de monter la salle contre les expérimentateurs. La même drogue administrée aux deux groupes avaient provoqué des effets émotionnels opposés: jovialité dans le premier, rage dans le second. Pour interpréter les modifications viscérales de la secousse sympathique, non seulement les sujets testés avaient eu recours au contexte, mais ce contexte avaient superbement démontré sa prévalence sur tout déterminisme biologique. Cette expérience donne à réfléchir: on s'est souvent inquiété du fait que les antidépresseurs soient tous testés contre des placebos inactifs. Que se passerait-il si les sujets ressentaient quelque chose (d'éventuellement déplaisant) qui leur signale qu'ils sont en train, peut-être, de subir les effets du médicament? Quelle serait alors la dynamique attributive de leurs croyances? Peut-on construire des dispositifs expérimentaux (faciles à masquer sous une psychothérapie d'accompagnement), susceptibles d'évaluer la construction intentionnelle des émotions, voire l'effet de la rationalisation, si l'on veut, sur l'amélioration de la condition psychique? Il y a là une quantité d'expériences peu coûteuses et intellectuellement gratifiantes à tenter avec les antidépresseurs (4).

Loin de moi l'idée que ces expériences résolvent le problème de l'intentionnalité selon des raisons, ou celui de la "subjectivité" des affects dépressifs! Du moins permettent-ils de ne pas contrevenir à l'exigence légitime de positivité dans la formulation des objections. Quand bien même ces expériences modifieraient notre idée du rôle des "attributions" rationalisantes dans la construction des émotions dépressives, en les intégrant à une explication causale de la maladie (causale, mais plus seulement biologique), il resterait à élucider tout un ensemble de difficultés purement conceptuelles. Là encore, je ne donnerai qu'une ébauche allusive. Si l'on sépare nos émotions tristes des raisons que nous avons de les ressentir, dispose-t-on encore de critères d'identification stables? Prenez deux émotions dépressives comme la tristesse et la colère (ou l'irritabilité, selon l'euphémisme qui ne retient de la colère que la disposition à la manifester). Les traités actuels en font deux entités empiriquement disjointes: il faut suspecter la dépression chez l'adulte triste, mais chez l'adolescent ou l'enfant, au lieu de la tristesse, surveillez l'irritabilité. Ce n'est pas la même chose, pense-t-on, qu'être triste ou en colère, cela ne fait pas le même effet, et nous ne nous sentons pas pareils dans l'un et l'autre cas. En réalité, c'est fort douteux. Tristesse et colère sont justement deux affects pour lesquels la reconnaissance universelle des émotions (quand on présente une photographie de visage à quelqu'un d'une culture éloignée de la nôtre) ne marche pas bien, voire pas du tout. Ce que nous apprend l'anthropologie (mais peut-être la simple lecture des moralistes suffit-elle), c'est que la tristesse, être renfrogné, sombre, à la fois abattu et réactif, mais gémissant et pessimiste, est une attitude que vectorise une demande: un appel à être considéré dans son malaise. Or la colère, sur le plan cénesthésique, jaillit vite de la tristesse. Si la tristesse est une "colère rentrée", la colère est une tristesse qui sort, et montre ses crocs. Mais l'attitude y est symétrique et inverse de la tristesse: c'est une agression contre la cause extérieure de la tristesse, et par là son extension logique. En somme, la tristesse, c'est la colère sur la pente de la réparation qu'on réclame, et donc la porte ouverte à la cessation du conflit; tandis que la colère, c'est la tristesse qui explose, se payant d'avance, et sur le dos de celui qu'elle défie, du dommage qu'il nous a infligé. Ces deux affects sont donc impossibles à discriminer en-dehors de raisons d'utilité sociale qui en font les supports d'une authentique négociation émotionnelle. Si l'on ne voit pas comment réagit, et surtout si l'on ne construit pas en raison les intentions de celui devant qui on est dans cet état, il reste indéterminé (5). C'est d'ailleurs là une note sur le travail d'A. Ehrenberg: une de ses thèses est que la dépression n'est pas une affaire de conflit, et en cela, il semble rejoindre beaucoup de praticiens inspirés par Freud, qui parlent de "pathologies narcissiques", là où le refoulement n'est pas ou plus opérant. Or, cela peut-il se voir? L'abattement dépressif peut tout à fait être de la colère, selon le contexte, et selon l'interlocuteur avec qui je règle et partage mes émotions. Qui, ainsi, a le droit de se mettre en colère? Ne confond-on pas le fait que plus personne n'a le droit de se mettre en colère (Contre qui, d'ailleurs? Le "système"?), et le déclin d'une "société du conflit"? (8) En tous cas, le clivage adolescent/adulte, à cet égard, n'est certainement pas biologique. De plus, la distinction empirique entre colère et tristesse s'effondre, si l'on sent la même chose, mais qu'on le met en scène selon des raisons distinctes dans des contextes distincts (où le poids des normes est parfois décisif). Cent analyses dans cette veine attendent ceux qui voudront examiner le détail psychologico-moral de la dépression (6).

Je terminerai en faisant observer que Sheldon Preskorn, dans le texte que je citais, va plus loin que n'exige le DSM IV. Dans la liste de clauses excluant le diagnostic de dépression sévère, ce manuel stipule qu'on ne doit pas pouvoir mieux expliquer les symptômes par une expérience de perte (bereavement); la durée légitime du deuil étant d'ailleurs fixée à 2 mois francs par l'Association Psychiatrique Américaine. Pour l'épidémiologue, la perte récente d'un proche vous exclut donc de l'échantillon statistique des patients dépressifs avec lequel serait pratiqué un essai pharmacologique. Pourtant, même s'il s'agit d'une "raison" d'être dépressif, je ne crois pas du tout que Sheldon Preskorn, et tous les praticiens qui suivent sa politique de soins, commettent là une erreur technique. Le DSM IV est muet sur le critère d'identification d'une telle perte dépressive; "bereavement", comme l'allemand "Trauer" qu'utilise Freud dans Deuil et mélancolie, ne désignent pas d'abord le deuil, mais la perte de ce qui est cher, et ensuite la perte d'un être proche. Or ce doit être justement l'occasion de préciser mieux le rôle qui échoit à la subjectivité. Il est facile, en effet, de repérer que ce qui me singularise en tant que sujet, c'est ce que je ne veux pas perdre. J'y ajouterais les pertes auxquelles j'ai survécu, et celles dont je pressens qu'elles tueraient, mais moi seul, parce que l'absence qui me taraude ne prend sens que pour moi. L'objet perdu, dans l'expérience du bereavement, n'est pas juste le proche-chose: c'est ce que j'ai perdu de proche en le perdant. Cela, moi seul le connaît (le ressent, etc.), puisque, par définition, je suis le point de vue d'où s'apprécie cette perte-là. Personne ne peut donc corriger, en faisant appel à l'objectivité de mes relations à l'autre là-bas, mon idée de ce qu'il est ici (disant cela, je montre mon cœur). Ce lien conceptuel entre subjectivité et perte du proche comme proche est inscrutable dans l'examen du comportement: tout ce qui est proche, dira-t-on, n'est que proche, et donc, relativement lointain. Comme avec toute raison, on peut faire varier les descriptions. C'est le principe des excuses: c'est toujours le même événement, mais vu (autrement dit, rationalisé) différemment. Là encore, ce n'est pas l'effet empirique d'un défaut d'empathie, mais une nécessité logique qui commande ce constat, si vous n'êtes pas l'endeuillé en personne. L'incorrigibilité exclusive de ce sentiment subjectif de perte est d'ailleurs mutuel, dans tout "échange" à son propos. De façon toute tautologique, personne ne peut éprouver la perte à ma place, et donc, personne ne peut éprouver la perte à ma place.

Il en ressort, dira-t-on d'abord, qu'il n'y a à tenir aucun compte d'une "subjectivité" qui repose sur une telle stratégie logico-verbale d'auto-exclusion. Une phrase du type: "Vous ne pouvez pas comprendre à quel point cette perte est douloureuse, et c'est pourquoi je suis si affreusement déprimé!" est versée ipso facto au compte des effets de la dépression, et ce n'est pas parce que le patient y voit une raison, qu'il faut y voir une vraie cause. D'ailleurs, comme le dit Sheldon Perskorn, si ce que j'ai perdu m'était rendu, si je perdais mes raisons de me plaindre, l'inertie des sensations psychomotrices d'abattement n'en serait pas supprimée. La neurobiologie de l'humeur l'emporte sur tout discours surimposé.

Et pourtant, est-ce bien certain? Je vois trois raisons d'en douter? (1) Si l'on parle en effet d'humeur, et d'une humeur qui serait le fonds neurobiologique ultime de nos disposition émotionnelles, c'est au prix d'un argument circulaire: l'humeur "pure" n'est isolée que sur des animaux, ou par des manipulations biochimiques qui exigent la déshumanisation de celui chez qui on la fait surgir (il est isolé, immobilisé sous les instruments, pur corps muet). Quoi d'étonnant si l'on fait ensuite intervenir l'humeur en disant qu'elle est plus profonde que toute rationalisation "superficielle"? Sa "profondeur" est intégralement construite par l'élimination expérimentale de la socialité émotionnelle, et l'on tenterait ensuite de faire valoir comme une réalité absolue sa nature "archaïque", ou "animale"? Trop facile! (2) Il ne faut pas confondre la sensation de l'affect dépressif, et l'émotion triste. Il semble qu'on puisse se remettre d'avoir beaucoup pleuré, si l'on cesse de s'accuser de ne pas avoir pleuré autant qu'il aurait fallu. Et je parle bien de cas pathologiques: de mélancolie, par exemple, dont la forme auto-accusatrice et suicidaire est susceptible de renversement (les psychiatres classiques parlaient de "virage") aussi soudain que définitif vers la fin de l'accès, pourvu qu'on trouve la porte d'entrée dans les rationalisations délirantes, toute humeur à part. Ce qui nous gêne, dans l'appréhension de la dynamique des croyances, c'est qu'on conçoit mal à quel point les raisons peuvent être une à une contradictoires, et pourtant rester des raisons. Combien il est possible de ne pas vouloir précisément ce que l'on désire (Peut-on ne pas vouloir autre chose, d'ailleurs?), ou encore jouir d'un chagrin intense, comme voie vers une rédemption fantasmée, et ne plus vouloir, ni pouvoir s'en défaire. Cette économie intentionnelle des affects n'a pas de lieu hors du corps, assurément; mais il est gratuit de postuler que c'est par une suite illusoire de "croyances culturelles", comme dit Harold Preskorn, que nous y recourons. Freud a proposé une analyse méticuleuse des paradoxes de cette intentionnalité. Si elle ne fournit pas l'explication causale exhaustive de certains troubles mentaux, elle démontre en tous cas combien nous négligeons d'explorer les raisons de nos états mentaux pénibles, le "transfert" dans lequel ils deviennent identifiables, et ce qu'elles offrent pour réévaluer nos capacités d'agir (7) (3) Enfin, même dans l'éventualité d'une détermination neurobiologique des états dépressifs, il reste une remarque de simple bon sens. Si les raisons sont causalement inertes et nos descriptions impuissantes à modifier le réel, si donc toute distinction entre émotions et sensations d'affect est erronée, pourquoi l'évolution nous aurait-elle donné une conscience de sujet et un usage rationalisant du langage qui ne sert à rien, et n'a nul effet? Loin d'avoir un sain matérialisme scientifique, destiné à l'analyse des faits, on se retrouve là avec un dualisme stérile, dont le second terme, le mental en tant que tel, est sans cesse reposé à seule fin d'être toujours mieux évacué.

Je suggérerais donc volontiers que certains phénomènes sociologiques contemporains, comme l'épidémie américaine de CFS, ne font que prendre acte de l'exclusion méthodique du point de vue de la "subjectivité" dépressive (donc de l'intentionnalité discursive de notre vie émotionnelle, de la socialisation originairement intersubjective de nos vécus mentaux, etc.) et que la démentalisation de la dépression qui s'ensuit est moins une erreur épistémologique que la conséquence d'une rationalité psychiatrique dont les succès scientifiques considérables nous présentent, si j'ose dire, par ce biais, la facture.

Quelques références électroniques et bibliographiques

On peut trouver une bibliographie raisonnée de philosophie de l'esprit et de psychologie sociale (mais pas vraiment de psychopathologie) sur l'"estime de soi", sur la page de William Swann, à http://homepage.psy.utexas.edu/HomePage/Class/Psy394V/Swann/index.html. Il n'y a guère de travaux en cours dans la perspective que je propose. Le projet de psychologie de la santé de l'université du Texas en est un: http://www.psy.utexas.edu/psy/Social/health.html.

L'expérience de S. Schachter et J. Singer est bien analysée dans le livre de Vinciane Despret, Ces émotions qui nous fabriquent. Ethnopsychologie de l'authenticité, Institut Synthélabo, Le Plessis Robinson, 1999. Voir d'ailleurs tout ce qu'elle dit des émotions tristes.

Le Journal français de psychiatrie a publié 2 numéros sur la dépression (1er et 2ème trimestre 1999, chez Erès), sous la direction de T. Jean et M. Czermak, qui confrontent des points de vue psychanalytiques intéressants et des contributions de grands acteurs du débat actuel.


  1. Sur l'ensemble de ces phénomènes et leur contexte épidémique aux E-U., voir l'essai détaillé que j'affiche sur ma page personnelle: "Des maladies introuvables aux Etats-Unis: "hystérie collective" ou pathologie de masse de l'imaginaire individualiste?", accessible à http://ourworld.compuserve.com/homepages/castelphipsy.
  2. Sheldon H. Preskorn, "How to establish the Diagnosis in Primary-Care Setting", accessible sur Medscape®, à: http://psychiatry.medscape.com/PCI/depression/depression.ch03/depression.ch03-01html.
  3. J.-P. Ollié, M.-F. Poirier, H. Lôo, Les maladies dépressives, Flammarion, Paris, 1997, préface.
  4. Au lieu de lire leur "réfutation" de Freud, on pourrait se reporter à ce sujet aux belles études rassemblées par S. Fisher et R.-P. Greenberg (eds.), dans Limits of Biological Treatment of Psychological Distress, Lawrence Erlbaum, Londres, 1989, et à leur récent From Placebo to Panacea. Putting Psychiatric Drugs to the Test, John Wiley and sons, Londres, 1997. Il ne serait pas commode de mettre ces expériences, pourtant cruciales, en accord avec les recommandations éthiques usuelles. Mais justement, voilà une critique à faire à ces dernières.
  5. C'est la raison pour laquelle on cherche des modèles animaux de l'humeur dépressive, en quête d'un roc causal solide sous le flux et le reflux de l'échange interpersonnel humain. Le problème rebondit alors vers la psychose maniaco-dépressive, trouble cardinal de l'humeur, mais pour lequel les modèles animaux manquent cruellement.
  6. R. Ogien a consacré à la honte et à la haine des analyses incontournables, si l'on veut prendre la mesure de ce qu'est une vision philosophique de l'intentionnalité propre à ces faits mentaux: Un portrait logique et moral de la haine, Editions de l'éclat, Combas, 1993, ainsi que Les causes et les raisons. Philosophie analytique et sciences humaines, Jacqueline Chambon, Nîmes, 1995, deuxième partie.
  7. C'est dans cet esprit que j'ai du moins essayé de l'envisager: Introduction à "L'interprétation du rêve" de Freud, PUF, Paris, 1998.
  8. L'objection est moins forte que je ne crois, me dit A. Ehrenberg: il n'approuve pas, en effet, ce que disent ces psychanalystes, mais il constate l'effacement de la référence au conflit dont témoignent divers travaux, d'ailleurs très contestés. Certes, mais constater, c'est encore trouver plausible, et même cette plausibilité est suspecte, au sens où il n'est pas sûr qu'on puisse voir objectivement l'effacement de la colère sous la tristesse.