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Foucault par Friard

 

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Michel FOUCAULT

 

Eléments biographiques

Chaque fois que j’ai essayé de faire un travail théorique, çà a été à partir d’éléments de ma propre existence; toujours en rapport avec des processus que je voyais se dérouler autour de moi (...) quelques fragments d’autobiographie Dits et écrits
Convaincu que le chercheur ne saurait théoriser sans se référer de quelque façon à sa propre existence, je commencerais par esquisser quelques éléments biographiques qui seront autant de repères sur l’œuvre de Foucault.
Michel Foucault est né en 1926 à Poitiers d’un père chirurgien et d’une mère fille de chirurgien.
Il fait toutes ses études à Poitiers jusqu’aux classes préparatoires à l’Ecole Normale Supérieure Il échoue une première fois au concours en 1945, quitte alors Poitiers pour Paris et débarque à Henri IV où il prépare le concours de la rue d’Ulm qu’il réussit brillamment.
Il y rencontre Althusser, devenu en 1948 répétiteur de philosophie. Foucault poursuit des études de philosophie et de psychologie : licence de philosophie à La Sorbonne (1948), licence de psychologie (1949). Il rédige son diplôme d’études supérieures de philosophie sur Hegel sous la direction de Jean Hyppolite.
Ces années d’études à l’Ecole Normale Supérieure semblent avoir été une période de grande souffrance, marquée par plusieurs tentatives de suicide.
Foucault adhère au parti communiste en 1950 (il le quittera en 1952). C’est l’époque où le Parti Communiste connaît ses heures de gloire : 25 % des Français votent Rouge . Pour tous ces jeunes qui n’ont pu participer à la guerre, à la résistance, le parti constitue une occasion de se rattraper.
D’un point de vue philosophique, les existentialistes et les phénoménologues sont au sommet de leur gloire.
Foucault est reçu à l’agrégation de philosophie en 1951. Il devient répétiteur de psychologie à l’ENS, travaille comme psychologue à Sainte-Anne dans le service du professeur Delay. Il y rencontre Daumezon, Lacan, Ajuriaguerra, Henri Ey. Il travaille également avec Lagache. Foucault rappellera à plusieurs reprises que c’est de cette expérience que naîtra le projet d’étudier le partage en fonction duquel s’est historiquement établi notre relation à la folie. C’est à Sainte-Anne qu’a lieu la révolution neuroleptique, précisément au moment où Foucault y travaille. Le Pr. Delay est un des hommes marquants de cette découverte. La classification des psychotropes Delay-Deniker n’a jamais véritablement été dépassée. Daumezon est un des pères de la psychothérapie institutionnelle, il sera un des premiers avec Tosquelles à se rendre compte que l’institution et ses rapports de pouvoir rend fou.
Foucault, d’abord assistant de psychologie à Lille, puis à l’ENS (il remplace Althusser) poursuit ses études de psychologie (diplômes de psychopathologie, puis de psychologie expérimentale). Les premiers travaux de Foucault, jusqu’à l’Histoire de la folie porteront sur la psychologie, et jusqu’à son départ en Tunisie, en 1966, il exercera à l’université comme enseignant de psychologie.
Foucault publie en 1954 Maladie mentale et personnalité , un ouvrage d’inspiration marxiste. Il écrit l’introduction d’une traduction de Binswanger par J. Verdeaux Rêve et existence . Marxisme et phénoménologie constitue le terreau intellectuel dont Foucault devra s’affranchir par la lecture de Nietsche, Bataille, Blanchot, Klossowki.
A Sainte-Anne, Foucault participe aux premiers séminaires de Lacan.
En 1955, sur la recommandation de Georges Dumézil, Foucault devient directeur de la Maison de France à Uppsala en Suède où il restera jusqu’en 1958. Foucault organise donc dans ce cadre des discussions, des conférences, des séances récréatives, toutes sortes d’événements dans le but de promouvoir la langue française et ses intellectuels. C’est à Upssala qu’il commence sa thèse L’histoire de la folie et c’est aussi là-bas qu’il l’achèvera en 1958. Ce départ en Suède marquerait une des ruptures profondes décidées et théorisées par Foucault, dont un des grands impératifs éthiques sera de se déprendre de soi-même . Le but en est de se décentrer et de se rendre autant que faire se peut étranger à sa propre culture. En Suède, Foucault découvre une extraordinaire bibliothèque constituée de 21 000 documents : lettres, manuscrits, livres rares, grimoires et surtout un fond considérable sur l’histoire de la médecine, leur lecture va nourrir son travail. Il passe des heures et des heures à lire, prendre des notes et à rédiger. Sa thèse va se construire très difficilement.
Foucault quitte la Suède pour Varsovie, il va y rouvrir le Centre de civilisation française. Il quitte précipitamment la Pologne en 1959 et prend la direction de l’Institut français de Hambourg.
Sa thèse Folie et déraison, Histoire de la folie à l’âge classique est achevée en 1960. Il la soutient pour le Doctorat d’Etat de philosophie en 1961, à la Sorbonne devant un jury composé de Henri Gouhier (président), Georges Canguilhem, Jean Hyppolite, Daniel Lagache et Maurice de Gandillac. Toujours en 1961, Foucault inaugure une série d’émissions radiophoniques sur France-Culture sur Histoire de la folie et littérature .
Folie et déraison, Histoire de la folie à l’âge classique est publiée en 1960 par Philippe Ariès chez Plon dans la collection civilisations et mentalités après avoir été refusée chez Gallimard.
Plon publie en 10-18, une version abrégée en 1964. C’est sur cette version que nous travaillerons.
Gallimard, enfin, publie dans la Bibliothèque des histoires l’histoire de la folie, amputée de la première préface.
L’idée originale de la thèse de Foucault était de réfléchir sur les fous, ces hommes et ces femmes bâillonnés au fil des siècles. Foucault découvre alors que la folie n’est pas un fait de nature mais un fait de civilisation. La folie n’existe que pour une société donnée ce qui implique qu’il ne peut y avoir une histoire de la folie sans une histoire des cultures qui la disent telle et qui la persécutent. Qui mieux que Foucault, avec son parcours intellectuel particulier, qui associe philosophie, psychologie, psychiatrie, sa rencontre avec ce fond considérable sur l’histoire de la médecine et surtout peut-être sa connaissance interne de la folie, du rejet, de la différence pouvait écrire une histoire de la folie?

Présentation de l’œuvre

Dès la première phrase de la préface, Foucault en appelle à Pascal : Les hommes sont si nécessairement fous que ce serait être fou par un autre tour de folie de n’être pas fou. .
Foucault se propose de faire l’histoire de cet autre tour de folie de cet autre tour par lequel les hommes, dans le geste de raison souveraine qui enferme leur voisin, communiquent et se reconnaissent à travers le langage sans merci de la non-folie; retrouver le moment de cette conjuration, avant qu’elle naît été définitivement établie dans le règne de la vérité . Il lui faut tâcher de rejoindre, dans l’histoire, le degré zéro de l’histoire de la folie, où elle est expérience indifférenciée, expérience non encore partagée du partage lui-même.
Entre l’homme de raison qui délègue vers la folie le médecin, et l’homme de folie il n’y a plus de langage commun mais un silence. La constitution de la folie comme maladie mentale, à la fin du XVIIIe siècle, dresse le constat d’un dialogue rompu... Le langage de la psychiatrie, qui est monologue de la raison sur la folie, n’a pu s’établir que sur un tel silence.
Foucault n’a pas voulu faire l’histoire de ce langage mais plutôt l’archéologie de ce silence .

     Stultifera navis

A la fin du Moyen-Age, la lèpre a pratiquement été éradiquée du monde occidental mais le fantôme du lépreux demeurera longtemps après l’abandon des léproseries. Ce qui restera c’est le sens de cette exclusion, à la fois rejet de celui qui est puni des maux qu’il a fait dans le monde et sanctification de celui qui porte les stigmates de la faute, sanctifié précisément par et à cause de ce rejet.
Ce partage entre exclusion sociale et réintégration spirituelle va se retrouver à la Renaissance, au lépreux succède le fou, cet autre errant, qui vient de l’autre monde et qui part vers l’autre monde.
Dans le paysage imaginaire de la Renaissance apparaît la Nef des Fous, étrange bateau ivre qui file le long des calmes fleuves de la Rhénanie et des canaux flamands.
Dans les marges de la communauté, aux portes des villes, s’ouvrent comme de grandes plages que le mal a cessé de hanter, mais qu’il a laissées stériles et pour longtemps inhabitables. Des siècles durant, ces étendues appartiendront à l’inhumain. Du XIVe au XVIIe siècle, elles vont attendre et solliciter par d’étranges incantations une nouvelle incarnation du mal, une autre grimace de la peur, des magies renouvelées de purification et d’exclusion .
C’est dans cet espace imaginaire que le fou sera enfermé : aux portes des villes, dans les tours aux fous, s’il ne peut et ne doit avoir d’autre prison que le seuil lui-même, on le retient sur le lieu du passage. Il est mis à l’intérieur de l’extérieur et inversement. L’exclusion du fou doit l’enclore.
La nefs des fous n’est pas seulement un geste d’utilité sociale qui vise à la sécurité des citoyens, c’est aussi une autre façon d’exclure en enclosant.
Vers le XVe siècle, de la vieille alliance de l’eau et de la folie , va naître une barque, le thème de la nef des fous et son équipage insensé va envahir la littérature et l’iconographie jusqu’aux paysages les plus familiers.
La folie et le fou vont devenir personnages majeurs, dans leur ambiguïté : menace et dérision, vertigineuse déraison du monde, et mince ridicule des hommes.
La dénonciation de la folie devient la forme générale de la critique. Si la folie entraîne chacun dans un aveuglement où il se perd, le fou, au contraire rappelle à chacun sa vérité.
Jusqu’à la seconde moitié du XVe siècle, le thème de la mort (fin de l’homme, fin des temps, etc.) règne seul. Dans les dernières années du siècle, la dérision de la folie prend la relève de la mort et de son sérieux. L’effroi devant la fin de toute chose, devant la limite absolue s’intériorise dans une ironie continue. La folie c’est le déjà là de la mort. Mais c’est aussi sa présence vaincue, esquivée dans ces signes de tous les jours qui, en annonçant qu’elle règne déjà, indiquent que sa proie sera une bien pauvre prise.
La substitution du thème de la folie à celui de la mort ne marque pas une rupture mais une torsion à l’intérieur de la même inquiétude. C’est toujours du néant de l’existence, de l’au-delà qu’il est question, mais ce néant n’est plus reconnu comme terme extérieur et final, à la fois menace et conclusion; il est éprouvé de l’intérieur, comme la forme continue et constante de l’existence. La sagesse consistera à dénoncer partout la folie car c’est la montée de la folie universelle qui rend le monde proche de sa dernière catastrophe.
Littérature et Iconographie, Image et Parole, bien que traitant de la même fable de la folie, vont prendre deux directions différentes.
Saturée de significations, l’image ne présente plus qu’une face énigmatique, son pouvoir n’est plus d’enseignement mais de fascination . Nommés par Adam, les animaux, et l’animalité cessent de porter symboliquement les valeurs de l’humanité, mais dévoilent la sombre rage, la folie qui est au cœur des hommes. Au pôle opposé à cette nature de ténèbres, la folie fascine parce qu’elle est savoir. Savoir ésotérique, savoir interdit qui prédit l’arrivée de l’Antéchrist, le règne de Satan et la fin du monde, non pas une libération, non pas la parousie mais la victoire de la Folie.
A la même époque, dans la littérature et la philosophie, la folie, loin d’être liée au monde et à ses formes souterraines est un rapport subtil que l’homme entretient avec lui-même. La folie n’a pas tellement affaire à la vérité et au monde, qu’à l’homme et à la vérité de lui-même qu’il sait percevoir. La folie renvoie à un univers entièrement moral. Le Mal n’est pas châtiment ou fin des temps mais seulement faute et défaut. Avec la littérature tout un travail s’accomplit qui confisquera l’expérience tragique dans une conscience critique. La folie renvoie à l’autre monde mais seulement dans l’ironie de ses illusions. Nœud du roman plutôt que dénouement, la folie autorise la manifestation de la vérité (en poussant l’illusion jusqu’à la vérité) et le retour apaisé de la raison. La folie est le grand trompe-l’œil dans les structures tragi-comiques de la littérature préclassique.
C’est dans un monde plus tranquille, moins inquiet que va naître l’expérience classique de la folie.
La folie fait maintenant partie des mesures de la raison et du travail de la vérité. Elle joue ... sur tous les jeux de l’apparence, sur l’équivoque du réel et de l’illusion, sur toute cette trame indéfinie, toujours reprise, toujours rompue, qui unit et sépare à la fois la vérité et le paraître. Elle n’ira plus d’un en-deçà du monde à un au-delà, elle ne sera plus jamais cette fuyante et absolue limite. Là voilà amarrée, solidement, au milieu des choses et des gens. Retenue et maintenue. Non plus barque mais hôpital.

    Le grand renfermement

Si la Renaissance a libéré les voix de la folie, tout en maîtrisant sa violence, l’âge classique va la réduire au silence.
La fondation de l’Hôpital Général en 1656 constitue une date clé de ce processus. L’hôpital général est affecté aux pauvres de Paris, de tous sexes, lieux et âges, de quelque qualité et naissance, et en quelque qu’ils puissent être, valides ou invalides, malades ou convalescents, curables ou incurables qu’il s’agit d’accueillir, de loger, de nourrir. Le directeur, nommé à vie a tout pouvoir d’autorité, de direction, d’administration, commerce, juridiction, correction et châtiment sur tous les pauvres de Paris, tant au-dehors qu’au-dedans de l’hôpital Général. L’Hôpital Général se définit donc davantage comme une entité administrative d’une souveraineté quasi-absolue que comme un établissement médical. Cette structure propre à l’ordre monarchique et bourgeois s’étend bientôt à toute la France. Si elle revêt en France des caractères spécifiques, elle n’en constitue pas moins un phénomène dont les dimensions sont européennes. En 150 ans, l’internement devient un amalgame abusif d’éléments hétérogènes qui ira jusqu’à regrouper 1 % de la population parisienne.
Pour habiter les plages depuis longtemps abandonnées par la lèpre, on a désigné tout un peuple... étrangement mêlé et confus.
Le geste qui en traçant l’espace de l’internement, lui a conféré son pouvoir de ségrégation et a désigné à la folie une nouvelle patrie a sa cohérence dans la perception de la folie de l’homme classique.
A l’origine, l’internement n’est donc qu’une mesure de police, qui rend le travail à la fois possible et nécessaire pour tous ceux qui ne sauraient vivre sans lui. Il procède davantage d’une condamnation de l’oisiveté que d’un souci philanthropique ou de guérison. L’internement va jouer un double rôle: résorber le chômage, ou du moins en effacer les effets sociaux les plus visibles, et contrôler les tarifs lorsqu’ils risquent de devenir trop élevés; main d’œuvre à bon marché dans les temps de plein-emploi et de hauts salaires; et, en période de chômage, résorption des oisifs et protection sociale contre l’agitation et les émeutes.
Enveloppés dans la grande proscription de l’oisiveté, les fous se distinguent par leur incapacité au travail et par leur impossibilité de s’intégrer au groupe. Le fou va être rejeté avec toutes les formes d’inutilité sociale. S’il y a dans la folie classique quelque chose qui parle d’ailleurs, et d’autre chose, ce n’est plus parce que le fou vient d’un autre ciel, celui de l’insensé, et qu’il en porte les signes; c’est qu’il franchit de lui-même les frontières de l’ordre bourgeois, et s’aliène hors des limites sacrées de son éthique.
L’origine de la pauvreté n’étant pas seulement économique mais également morale, (c’est l’affaiblissement de la discipline et le relâchement des moeurs qui en est la cause), l’internement représente sous la forme d’un modèle autoritaire, le mythe d’un bonheur social.
Si on a pu soumettre au joug des animaux féroces, on ne doit pas désespérer de corriger l’homme qui s’est égaré.

    Les insensés

Si tous sont enfermés, les insensés n’en ont pas moins une place particulière dans le monde de l’internement. Dans sa forme la plus générale, l’internement se justifie par la volonté d’éviter le scandale. L’honneur d’une famille exige parfois qu’on fasse disparaître de la société celui qui par ses mœurs fait honte à ses parents. L’inhumain ne peut provoquer que la honte. Il y a des aspects du mal qui ont un pouvoir de contagion, une force de scandale tels que toute publicité les multiplieraient à l’infini. Seul l’oubli peut les supprimer. Seule exception la folie. On montre les fous comme s’ils étaient des bêtes curieuses. La folie devient un spectacle offert comme distraction à une raison sûre d’elle-même. L’internement cache la déraison, et trahit la honte qu’elle suscite; mais il désigne explicitement la folie; il la montre du doigt. Si, pour la première, on se propose avant tout d’éviter le scandale, pour la seconde on l’organise. La folie, scandale exalté devient chose à regarder : non plus monstre au fond de soi-même, mais animal aux mécanismes étranges, bestialité où l’homme, depuis longtemps est aboli.
Cette animalité n’est nulle part plus perceptible que lorsque l’insensé est particulièrement dangereux, il est alors couramment enchaîné. Lorsque la violence devient paroxystique, ces pratiques ne sont plus animées par la conscience d’une punition à exercer, ni par le devoir de corriger. Ceux qu’on enchaîne aux murs des cellules, ce ne sont pas tellement des hommes à la raison égarée, mais des bêtes en proie à une rage naturelle : comme si, à sa pointe extrême, la folie, libérée de cette déraison morale où ses formes les plus atténuées sont encloses, venait à rejoindre, par un coup de force, la violence immédiate de l’animalité. La métamorphose animale n’est plus le signe visible des puissances infernales. L’animal en l’homme n’a plus de valeur d’indice pour un au-delà: il est devenu sa folie, sans rapport à rien d’autre qu’à elle-même : sa folie à l’état de nature. A l’époque classique, cette animalité manifeste que le fou n’est pas un malade, elle le protège de tout ce qu’il peut y avoir de fragile, de précaire, de maladif en l’homme. Elle endurcit le fou contre la faim, la chaleur, le froid, la douleur. Elle ne relève pas de la médecine, mais du dressage, de l’abêtissement.
C’est cette animalité de la folie qu’exalte l’internement, dans le temps même où il s’efforce d’éviter le scandale à l’immoralité du déraisonnable. La folie montre aux hommes jusqu’à quel voisinage de l’animalité leur chute a pu les entraîner; et en même temps jusqu’où a pu s’infléchir la complaisance divine lorsqu’elle a consenti à sauver l’homme. Pour le christianisme de la Renaissance, toute la valeur d’enseignement de la déraison et de ses scandales était dans la folie de l’Incarnation d’un dieu fait homme; pour le classicisme, l’incarnation n’est plus folie; mais ce qui est folie, c’est cette incarnation de l’homme dans la bête, qui est, en tant que point dernier de la chute, le signe le plus manifeste de sa culpabilité; et, en tant qu’objet ultime de la complaisance divine, le symbole de l’universel pardon et de l’innocence retrouvée. Plus le fou sera animal, plus il manifestera l’universalité du pardon divin.
Pour le classicisme, la folie ne renvoie pas à l’abolition de toutes les formes de liberté mais au contraire à une liberté qui fait rage dans les formes monstrueuses de l’animalité. C’est par rapport à la déraison que peut se comprendre la folie. La folie est la forme empirique de la déraison; et le fou, parcourant jusqu’à la fureur de l’animalité la courbe de la déchéance humaine, dévoile ce fond de déraison qui menace l’homme et enveloppe de très loin toutes les formes de son existence naturelle.

    Figures de la folie

Si les pratiques réelles témoignent que la folie était prise dans la violence contre-nature de l’animalité, sous quels visages concrets la folie a-t-elle été perçue par la pensée classique ? On en retrouve essentiellement cinq : mélancolie et manie, hystérie et hypochondrie, démence.
La notion de mélancolie était prise au XVIe siècle entre une définition par les symptômes et un principe d’explication caché dans le terme même qui la désigne.
Au XVIIIe siècle, une unité est trouvée ou plutôt un échange aura été accompli - la qualité de cette humeur froide et noire étant devenue la coloration majeure du délire, sa valeur propre en face de la manie, de la démence et de la frénésie, le principe essentiel de sa cohésion. La fixation du concept ne s’opère pas par une rigueur nouvelle dans l’observation, ni par une découverte dans le domaine des causes, mais par une transmission qualitative allant d’une cause impliquée dans la désignation à une perception significative dans les effets. On va d’un côté découper parmi les symptômes et manifestations, un certain profil de tristesse, de noirceur, de lenteur, d’immobilité et on sera aveugle à tout ce qui n’est pas la tristesse, qualité de la bile noire. De l’autre, on va dessiner un support causal qui sera non plus la physiologie d’une humeur (la bile noire), mais la pathologie d’une idée, d’une crainte, d’une terreur.
L’unité morbide n’est pas définie à partir des signes observés ni des causes supposées; mais à mi-chemin, et au-dessus des uns et des autres, elle est perçue comme une certaine cohérence qualitative, qui a ses lois de transmission, de développement et de transformation. C’est la logique secrète de cette qualité, qui ordonne le devenir de la notion de la mélancolie, non la théorie médicale. Le fil directeur de la mélancolie est donné par les qualités immédiates du mal mélancolique : un désordre impuissant lié à une âpreté acide qui vient corroder le cœur et la pensée. Pesanteur, lourdeur, encombrement telles sont les qualités primitives qui guident l’analyse. L’explication s’effectue comme un transfert vers l’organisme, des qualités perçues dans l’allure la conduite, et les propos du malade.
Les analyses de la manie obéissent à un même principe de cohérence. Alors que l’esprit du mélancolique est tout entier occupé par la réflexion, celui du maniaque est fantaisie, imagination. La manie apparaît alors comme l’antithèse rigoureuse de la mélancolie. Elle est marquée par la dynamique de la chaleur et du mouvement qui va être perçue comme une donnée immédiate de l’observation.
La découverte de l’alternance manie-mélancolie ne repose pas sur l’observation d’un fait dont il faudrait trouver l’explication, mais est la conséquence d’une affinité profonde qui est de l’ordre de leur nature secrète. Pour Willis, découvreur de cette alternance, celle-ci ne s’énonce ni en terme de symptômes, ni en terme de maladie, mais comme de deux états dans la dynamique des esprits animaux . L’unité de la manie et de la mélancolie n’est pas une maladie : C’est un feu secret en qui luttent flammes et fumée, c’est l’élément porteur de cette lumière et de cette ombre.
Au XVIIe et au XVIIIe siècle se constitue donc, sous l’effet du travail des images, une structure perceptive, et non pas un système conceptuel ou même un ensemble symptomatique. Des glissements qualitatifs pourront se faire sans remettre en cause la figure d’ensemble.
Deux questions se posent à propos de l’hystérie et de l’hypochondrie : est-il légitime de les traiter comme des maladies mentales ou comme des formes de folie ? Peut-on les traiter ensemble, comme si elles formaient un couple virtuel sur le modèle du couple manie/mélancolie ? On repère deux lignes essentielles d’évolution à l’âge classique pour l’hystérie et l’hypochondrie. L’une qui les rapproche jusqu’à la formation d’un concept commun qui sera celui de maladies des nerfs ; l’autre qui déplace leur signification, et leur support pathologique traditionnel (indiqué par leur nom) et tend à les intégrer peu à peu au domaine des maladies de l’esprit, à côté de la manie et de la mélancolie. Cette intégration ne s’est pas faite au niveau de qualité primitives perçues et rêvées dans leurs valeurs imaginaires comme pour manie et mélancolie.
Les médecins de l’époque classique ont tenté de découvrir les qualités propres à l’hystérie et à l’hypochondrie, en vain toutes les qualités évoquées s’annulent les unes les autres.
C’est dans l’espace du corps, dans la cohérence de ses valeurs organiques et de ses valeurs morales que l’hystérie a pris ses mesures. La vieille mobilité prêtée à l’utérus par Hippocrate va progressivement être abandonnée au profit d’une théorie qui fait de l’hystérie et de l’hypochondrie, la conséquence d’un bouleversement dynamique de l’espace corporel, d’une montée des puissances inférieures, qui trop longtemps contraintes et comme congestionnées, entrent en agitation et se mettent à bouillonner, et finissent par répandre leur désordre - avec ou sans l’intermédiaire du cerveau- dans le corps tout entier. Cette explication reste à peu près inchangée jusqu’au début du XVIIIe siècle, malgré la réorganisation complète des concepts physiologiques. C’est alors que les notions d’hystérie et d’hypochondrie vont virer et entrer dans le monde de la folie. Une fois encore, aucun bouleversement théorique ou expérimental n’est repérable. A une dynamique de l’espace va se substituer une morale de la sensibilité. Cette évolution s’effectue en trois étapes une dynamique de la pénétration organique et morale; une physiologie de la continuité corporelle, une éthique de la sensibilité nerveuse. Si l’utérus ne peut monter au cerveau, les esprits animaux, eux, le peuvent. L’hystérie sera donc la maladie d’un corps devenu indifféremment pénétrable à tous les efforts des esprits. Les effets varient selon la région du corps atteinte. L’hystérie apparaît ainsi comme le plus réelle et la plus trompeuse des maladies; réelles puisqu’elle est fondée sur un mouvement des esprits animaux; illusoire aussi puisqu’elle fait naître des symptômes qui semblent provoqués par un trouble inhérent aux organes; alors qu’ils sont seulement la mise en forme au niveau de ces organes d’un trouble central ou général. Plus l’espace intérieur est facilement pénétrable, plus fréquente sera l’hystérie. C’est pour cette raison que l’hystérie touche surtout les femmes qui ont une constitution plus délicate, moins ferme. Cette densité spatiale est aussi densité morale; la résistance des organes à la pénétration des esprits ne fait peut-être qu’une seule et même chose avec la force de l’âme qui fait régner l’ordre dans les pensées et les désirs. Ainsi le corps intérieur, qui se pénètre avec les yeux de l’esprit, est le lieu où viennent se rencontrer une certaine manière d’imaginer le corps, de déchiffrer ses mouvements intérieurs et une certaine manière d’y investir des valeurs morales.
Ce corps pénétrable doit pourtant être un corps continu. Les nerfs vont être l’agent de cette continuité. Leur identité de nature, sous des fonctions différentes assure la possibilité d’une communication entre les organes les plus éloignés localement, et les plus dissemblables physiologiquement. Grâce à un mouvement ondulatoire et à un mouvement corpusculaire sensation et mouvement peuvent se produire en même temps dans le même nerf. Le réseau réel des fibres du système nerveux ne suffit pas à expliquer la cohésion des troubles caractéristiques de l’hystérie et de l’hypochondrie. Seule une action à distance, une solidarité physiologique permettent d’expliquer que les organes entrent en correspondance, souffrent ensemble et réagissent à une excitation pourtant lointaine. Cette sympathie occasionne les maladies des nerfs, qui supposent un état d’alerte générale du système nerveux qui rend chaque organe susceptible d’entrer en sympathie avec n’importe quel autre. Les maladies des nerfs sont des maladies de la continuité corporelle. Un corps trop proche de lui-même, trop intime en chacune de ses parties, un espace organique qui est étrangement rétréci : voilà ce qu’est maintenant devenu le thème commun à l’hystérie et à l’hypochondrie.
Cette sympathie est-elle une propriété cachée en chaque organe ou une propagation réelle le long d’un élément intermédiaire ? La proximité pathologique qui caractérise les maladies nerveuses est-elle exaspération de cette sympathie ou mobilité plus grande du corps interstitiel ?
La pensée médicale du XVIIIe siècle admettra que les maladies nerveuses sont des états d’irritation liés à la mobilité excessive de la fibre. Elle va ainsi montrer la continuité entre la disposition (irritabilité) et l’événement pathologique (irritation) tout en maintenant à la fois le thème d’un trouble propre à un organe qui ressent, mais dans une singularité qui lui est propre, une atteinte générale, et l’idée d’une propagation dans l’organisme d’un même trouble qui peut l’atteindre dans chacune de ses parties. Tant que les maux des nerfs s’associaient aux mouvements organiques des parties inférieures du corps ils se situaient à l’intérieur d’une certaine éthique du désir : ils figuraient la revanche d’un corps grossier; c’était d’une trop grande violence que l’on devenait malade. Désormais, on souffre de trop sentir Et de tout cela, on est à la fois plus innocent et plus coupable. Plus innocent puisqu’on est entraîné, par toute l’irritation du système nerveux, dans une inconscience d’autant plus grande qu’on est plus malade. Mais plus coupable, parce que toute la vie qu’on a mené finit par se juger sur ce degré d’irritation. L’innocence du malade nerveux qui ne sent même plus l’irritation de ses nerfs n’est que le juste châtiment d’une culpabilité plus profonde : celle qui lui a fait préférer le monde à la nature.
L’hystérie et l’hypochondrie sont donc bien des maladies mentales qui entrent dans le domaine de la déraison. Que l’esprit devienne aveugle à l’excès même de sa sensibilité alors apparaît la folie. Cette annexion donne à la folie tout un contenu de culpabilité, de sanction morale, de juste châtiment qui n’était point propre à l’expérience classique.

    Médecins et malades

La thérapeutique de la folie ne s’exerçait pas à l’hôpital où il s’agissait surtout de mettre à distance ou de corriger Dans le domaine non hospitalier, la thérapeutique ne visait pas à soigner l’âme mais à guérir l’individu tout entier, sa fibre nerveuse comme le cours de son imagination. Le corps du fou était considéré comme le corps visible et solide de sa maladie : d’où ces cures physiques dont tout le sens était emprunté à une perception et à une thérapeutique morales du corps .
La consolidation vise à donner aux fibres et aux âmes une nouvelle vigueur, soumise d’entrée au cours de la loi naturelle. Les substances utilisées, qu’elles permettent de lutter contre la vaine agitation, contre les vapeurs, contre la fermentation ou de redonner aux esprits mobilité et force fonctionnent davantage comme une métaphore opératoire qui implique un transfert de force sans aucune dynamique discursive. La force passe par contact, en dehors de tout échange substantiel, de toute communication de mouvements .
La purification s’oppose à la corruption des liquides et des esprits; elle vise à la prévenir et à la détruire. Les thérapeutiques s’en prendront à l’altération soit en cherchant à dévier les matières corrompues, soit à dissoudre les substances corruptrices, soit techniques de dérivation ou techniques de la détersion.
L’immersion conjugue le thème de l’ablution (pureté et renaissance) et celui de l’imprégnation. Le bain prend ou reprend place parmi les thérapeutiques majeures de la folie. L’eau, élément pur par excellence, a des pouvoirs d’imprégnation, de consolidation, et peut recevoir des qualités supplémentaires comme le chaud et le froid. L’essentiel, une fois encore, est que cet élément, soit le lieu de tous les thèmes thérapeutiques possibles, formant une inépuisable réserve de métaphores opératoires.
La régulation du mouvement a pour but de redonner à l’esprit, au corps et à l’âme la mobilité mesurée et contrôlée nécessaire à la vie. Il faut susciter chez le malade un mouvement (marche, équitation, voyages, danse, etc.) qui soit à la fois régulier et réel c’est-à-dire qui obéit aux règles des mouvements du monde.
Si dans l’immersion se cache le thème de l’ablution et de la seconde naissance, dans celui de la cure par le mouvement on retrouve un thème moral symétrique mais inverse : reprendre place dans l’ordonnancement général du monde, oublier la subjectivité pure qu’est la folie. Se retrouve ainsi les grandes structures organisatrices de la folie à l’âge classique : La folie est à la fois impureté et solitude; elle est retirée du monde, et de la vérité; mais elle est par là même emprisonnée dans le mal. Son double néant est d’être la forme visible de ce non-être qu’est le mal, et de proférer, dans le vide et dans l’apparence colorée de son délire, le non-être de l’erreur . Pour soigner, il s’agit à la fois de rendre le sujet à sa pureté initiale et de l’arracher à sa pure subjectivité, anéantir le non être qui l’aliène à lui-même et le rouvrir à la plénitude du monde extérieur, à la solide vérité de l’être .
Les techniques demeureront plus longtemps que leur sens. A l’étape suivante, on ne cherchera plus qu’en effet mécanique ou un châtiment moral. A partir de la fin de XVIIIe siècle, la cure va changer de sens à nouveau.
La thérapeutique constituera une suite de destructions partielles, dans laquelle l’attaque psychologique et l’intervention physique se juxtaposent, s’additionnent, mais ne se pénètrent jamais. Pour les médecins classiques, ni l’utilisation de la musique, ni celle des passions dans la thérapeutique ne doivent être entendues comme une forme de médication psychologique. Guérir la folie par la passion suppose qu’on se place dans le symbolisme réciproque de l’âme et du corps. La différence entre médications physiques et médications psychologiques ne commencera à exister que lorsque la peur ne sera plus utilisée comme méthode de fixation du mouvement, mais comme punition: lorsque la joie ne signifiera plus la dilatation organique mais la récompense, autrement dit, lorsque le XIXe siècle en inventant les méthodes morales aura introduit la folie et sa guérison dans le jeu de la culpabilité. L’espace purement moral qui est défini autour de l’interrogation du sujet responsable, donne les mesures exactes de cette intériorité psychologique où l’homme moderne cherche à la fois sa profondeur et sa vérité. La thérapeutique physique tend à devenir au XIXe siècle, la cure du déterminisme innocent, et le traitement moral, celle de la liberté fautive. Seule la pratique de la sanction a séparé chez le fou les médications du corps et celles de l’âme.
Il a toujours existé, au cours de l’âge classique une juxtaposition de deux univers techniques dans les thérapeutiques de la folie : l’un qui repose sur une mécanique implicite des qualités, technique des métaphores, et qui s’adresse à la folie en tant qu’elle est altération de la nature, passion, c’est-à-dire appartenant à la fois au corps et à l’âme; l’autre qui repose sur un mouvement discursif de la raison raisonnant sur elle-même, technique du langage, et qui s’adresse à la folie en tant qu’elle est erreur, délire. Cette dualité des méthodes de suppression de la folie et des formes d’investissement de la déraison. Ces dernières peuvent se ramener à trois figures essentielles : le réveil, la réalisation théâtrale, et le retour à l’immédiat.
Le délire étant le rêve des personnes qui veillent, il faut donc arracher ceux qui délirent à ce quasi sommeil. Si le réveil peut prendre des formes brutales, il est aussi une pédagogie qui vise à permettre à l’insensé de retrouver l’exactitude d’un ordre social imposé de l’extérieur.
La réalisation théâtrale est une opération thérapeutique qui se joue toute entière dans l’espace de l’imagination. Elle s’effectue en deux temps. Il faut d’abord intégrer l’irréalité de l’image dans la vérité perceptive sans que celle-ci ait l’air de contredire celle-là, il faut ensuite continuer le discours délirant en tendant à l’accomplir. On le conduit ainsi vers un état de paroxysme et de crise, où sans aucun apport extérieur, il sera confronté à lui-même et mis en débat avec les exigences de sa propre vérité. L’illusion délirante retournée contre elle-même ne peut alors que s’ouvrir sur la vérité. L’accomplissement du non-être du délire dans l’être parvient à le supprimer comme non-être même, puisqu’il devient être perçu, mais comme l’être du délire est tout entier dans son non-être, il est supprimé en tant que délire.
Le retour à l’immédiat est le refus rigoureux de la thérapeutique, il soigne dans la mesure où il est l’oubli de tous les soins. Ce retour à l’immédiat ne se définit pas par rapport au désir mais par rapport à l’imagination, c’est-à-dire contre tout ce qui est artificiel, irréel, imaginaire. C’est un immédiat délivré à la fois de la passion et du langage c’est-à-dire des deux grandes formes de l’expérience humaine d’où naît la déraison, un immédiat où la nature est médiatisée par la morale.

        La grande peur

Tout se passe à la fin du XVIIIe siècle, comme si à l’instant de son triomphe, la raison classique admettait de nouveau un voisinage entre elle et les figures de la déraison, une sorte de masque à sa dérision, un double où elle se reconnaît et se révoque à la fois. Le mal qu'on avait tenté d'exclure dans l'internement réapparaît sous un aspect fantastique. Règne alors une sorte d'image indifférenciée de la "pourriture" qui concerne aussi bien la corruption des mœurs que la décomposition de la chair, et à laquelle vont s'ordonner et la répugnance et la pitié qu'on éprouve pour les internés C'est dans l'espace clos de l'internement que le mal entre en fermentation. Toutes les formes de déraison qui y avaient été enfermées font maintenant retour sous la forme d’une lèpre visible. La déraison prend alors une forme de maladie. La peur de la contagion fait entrer la médecine dans les murs. Il ne s’agit pas de faire le partage entre crime et folie, mais de protéger les raisonnables de la corruption et des vices. Plus que d’un progrès de la connaissance l’apogée de la médecine procède d’une réactivation imaginaire qui prend la forme du fantastique. La déraison devient alors délire du cœur, folie du désir, dialogue insensé de l’amour et de la mort.
La folie apparaît alors comme la rançon de la liberté et d’une richesse partout répandue (surtout à travers le discours porté sur l’Angleterre et le libéralisme économique). Si la religion, médiation entre l’homme et la faute, peut apparaître comme un moyen de lutter contre l’oisiveté, contre la macération spirituelle, propices à tous les délires, elle les provoque lorsqu’elle perd de sa rigueur. La civilisation, tout comme le progrès des sciences favorise le développement de la folie. Plus une science est abstraite ou complexe, plus nombreux sont les risques de folie. La folie est encore une fois la rançon à payer. La folie naît de l’altération des rapports de l’homme avec le sensible, avec le temps (dans son immédiateté) avec autrui.

        Le nouveau partage

Le mythe de Pinel, médecin humaniste, libérant les insensés de leurs chaînes n’est qu’un mythe. De nombreuses protestations se font entendre au XVIIIe siècle et demandent la séparation des fous et des criminels. Mais, si au XIXe siècle on s’indigne que les fous ne soient pas mieux traités que les condamnés de droit commun, au XVIIIe siècle on fait valoir que les internés mériteraient un meilleur sort que d’être confondus avec les insensés. Le fou n’est pas la première et la plus innocente victime de l’internement, mais le plus obscur et le plus visible, le plus insistant des symboles de la puissance qui interne. Sa présence constitue même en quelque sorte une punition supplémentaire, comme si à force de côtoyer les fous, on ne pouvait que rejoindre à son tour la cohorte des insensés. La présence des fous parmi les internés n’est pas la limite scandaleuse de l’internement mais sa vérité, son essence.
S’il est injuste que les fous soient internés, cette injustice n’en est une que pour les autres.
Au même moment, l’internement traverse une autre crise, plus profonde encore, crise qui monte lentement de l’horizon économique et social.
La misère cesse d’être perçue comme le fruit de l’oisiveté, elle apparaît liée à un certain nombre d’incidents économique. S’il existe une certaine quantité de misère qu’on ne parviendra pas à effacer, la misère n’en est pas moins productrice de richesse. Dans un univers où la matière première est rare et chère, les pauvres fournissent une main d’œuvre à bon marché On assiste ainsi à une réhabilitation morale du Pauvre, réhabilitation qui est également réintégration économique et sociale de son personnage. L’internement est alors perçu comme une erreur économique. En internant le pauvre, on masque artificiellement la pauvreté, et on supprime une part de la population. Une population étant d’autant plus précieuse qu’elle est plus nombreuse, il devient donc nécessaire de faire sortir les pauvres des maisons de force pour les répartir aux points où la main d’œuvre est la plus rare. L’assistance aux pauvres est également théorisée comme financièrement dangereuse. Les fondations qui la soutiennent immobilisent des biens qui pourraient être réintroduits pour soutenir la production.
Libérée la folie le sera donc, et bien avant Pinel, mais sans qu’il soit possible d’identifier un espace social où la situer.
Cette libération s’effectue en trois étapes. La première consiste à réduire le plus possible la pratique de l’internement dans tout ce qui n’est pas le renfermement des fous. La deuxième étape est caractérisée par les grandes enquêtes prescrites par l’Assemblée nationale et la Constituante au lendemain de la Déclaration des Doits de l’homme. Nul homme ne peut être arrêté, ni détenu que dans les cas déterminés par la loi et selon les formes qu’elle a prescrites... Le législateur doit donc énoncer la loi, et prescrire des formes d’emprisonnement. Le statut de la folie apparaît alors très ambigu : il faut à la fois protéger de ses périls la population internée, et lui accorder les bienfaits d’une assistance spéciale. La troisième étape se manifeste dans une série de décrets pris en Mars 1790. Un juge devra interroger les internés et déterminer ceux qui devront être visités par les médecins. Ils seront alors élargis ou soignés dans des hôpitaux. Les hôpitaux réservés aux fous n’existant pas, on assiste alors à une régression qui assimile les fous à des bêtes malfaisantes dont la divagation est interdite Les hommes iront à Bicêtre, les femmes à la Salpêtrière.

        Naissance de l’asile

Tuke va pouvoir créer sa demeure au calme patriarcal, Pinel va pouvoir libérer les aliénés. Ces deux mythes masquent en fait, une série d’opérations qui vont silencieusement organiser le monde asilaire, les méthodes de guérison, et l’expérience concrète de la folie.
La Retraite, fondée par Tuke est d’abord un instrument de ségrégation morale et religieuse qui cherche à reconstituer, autour de la folie, un milieu aussi ressemblant possible à la Communauté des Quakers. La religion joue alors le double rôle de nature et de règle. Elle est la fois spontanéité et contrainte, elle détient les seules forces qui peuvent, dans l’éclipse de la raison, contrebalancer les violences sans mesure de la folie . L’obscure culpabilité, qui nouait autrefois faute et déraison, est ainsi déplacée; le fou, en tant qu’être humain originairement doué de raison, n’est plus coupable d’être fou; mais le fou, en tant que fou, et à l’intérieur de cette maladie dont il n’est plus coupable, doit se sentir responsable de tout ce qui en elle peut troubler la morale et la société, et ne s’en prendre qu’à lui-même des châtiments qu’il reçoit. Autrement dit, l’asile organise un espace au sein duquel le fou, devenu objet de châtiment, doit prendre conscience de sa culpabilité, revenir à sa conscience de sujet libre et responsable et par conséquent à la raison. Ce mouvement se retrouve aussi bien dans le Travail que dans le Regard.
Comme au XVIIIe siècle, le travail est utilisé, par Tuke, comme élément qui canalise, qui cadre et encadre l’esprit malade. Mais à la différence du siècle précédent, ce travail doit être dépouillé de toute valeur de production. Il est une pure règle morale, une limitation de la liberté, une soumission à l’ordre, l’engagement de la responsabilité.
Le regard des autres, organisé lui aussi, est censé répondre à l’universel besoin d’estime . Tuke organise ainsi tout un cérémonial, des soirées où chacun devait mimer l’existence sociale, sans que rien d’autre ne circule que le regard qui épie toute incongruité, tout désordre, toute maladresse où se trahirait la folie. Si le fou dans l’internement classique était offert au regard, ce regard n’atteignait que sa surface monstrueuse, animale; l’homme sain pouvait y voir, comme dans un miroir, le mouvement de sa propre chute. Cette réciprocité disparaît avec Tuke. On cherche le fou dans les signes les moins sensibles de la folie, là où elle s’articule sur la raison. Le fou apparaît alors comme Etranger. Il n’est plus jugé sur les apparences mais sur tout ce qu’elles peuvent trahir et révéler malgré elles. Il devient l’étranger parfait, celui dont l’étrangeté ne se laisse pas percevoir .
Se constitue ainsi, pour le fou un self restreint où sa liberté engagée dans le travail et dans le regard des autres, est sans cesse menacée par la reconnaissance de sa culpabilité. On passe ainsi d’un univers de réprobation à un univers de jugement qui ne se préoccupe que du visible, qui surveille, épie, s’approche pour mieux voir, mais éloigne toujours davantage.
La folie n’apparaît plus comme la forme absolue de la contradiction mais comme un âge mineur, elle est enfance, minorité, seul style d’existence toléré par Tuke. Minorisé, le fou est soumis à l’autorité des gardiens, et surtout du Surveillant, élément médiateur, entre folie et raison, entre gardiens et malades.
S’adressant à un enfant, soumis à l’autorité d’adultes, l’institution fonctionne sur le modèle de la Famille, vérité et norme de tous les rapports qui peuvent s’instaurer entre le fou et l’homme de raison. La folie cesse d’être alors profanations et blasphèmes mais devient attentat incessant contre le Père . Tuke reconstitue ainsi une famille de simulacre qui est parodie institutionnelle, mais situation psychologique réelle .
La ségrégation s’exerce chez Pinel en sens inverse de celle pratiquée par Tuke. La religion cesse d’être un substrat moral et devient un objet médical. Le médecin réduit les formes imaginaires, mais conserve le contenu moral de la religion (qui n’est au fond qu’un élément de morale sociale), contenu qui restitue à l’homme ce qu’il a en lui d’immédiat et d’essentiel. L’asile devient ainsi un instrument d’uniformisation morale et de dénonciation sociale. L’asile devra agir comme éveil et réminiscence ou par déplacement social, pour arracher l’individu à sa condition. Il s’agit chez Pinel d’opérer des synthèses morales, d’assurer une continuité éthique entre le monde de la folie et celui de la raison, mais en pratiquant une ségrégation sociale qui garantisse à la morale bourgeoise une universalité de fait . La folie devient alors une forme de déchéance sociale avant de devenir un demi-siècle plus tard, une dégénérescence. Toute la vie des internés, toute la conduite des surveillants et des médecins auront pour but d’effectuer ces synthèses morales, en utilisant trois moyens principaux.
Le silence apparaît comme un élément paradoxal. Enchaîné le malade pouvait se sentir reconnu, donc libre de conserver sa vérité. Libéré de ses chaînes, mais confronté à l’indifférence et au mutisme théorisés de tous, il se retrouve enfermé dans l’usage restreint d’une liberté vide . Il est livré en silence à une vérité non reconnue qu’il manifestera en vain puisqu’on ne la regarde plus, et dont il ne pourra tirer exaltation puisqu’elle n’est même pas humiliée. C’est l’homme lui-même, non sa projection dans le délire, qui se trouvera maintenant humilié . Il est pris dans un rapport à soi qui est de l’ordre de la faute, et dans un rapport aux autres qui est de l’ordre de la honte. Au langage du délire ne peut plus répondre qu’une absence de langage.
La reconnaissance en miroir demande à la folie de se regarder elle-même mais chez les autres. Elle apparaît ainsi comme prétention non-fondée, c’est-à-dire comme dérisoire folie. Identifié présomptueusement à l’objet de son délire, le fou se reconnaît en miroir dans cette folie dont il a dénoncé la ridicule prétention; sa solide souveraineté de sujet s’effondre dans cet objet qu’il a démystifié en l’assumant. Il est maintenant impitoyablement regardé par lui-même. ... Il se reconnaît comme objectivement fou Il devient responsable de ce qu’il sait de sa vérité.
La folie est ainsi appelée à se juger elle-même dans une sorte de jugement perpétuel. Elle est également jugée de l’extérieur par une sorte de tribunal invisible qui siège en permanence. L’asile est un microcosme judiciaire qui n’en reconnaît aucun autre, qui juge immédiatement et en dernier ressort. L’usage de la douche deviendra non plus une thérapeutique douce liée aux rêves médicaux, mais la punition habituelle du tribunal de simple police qui siège en permanence à l’asile. Tout est organisé pour que le fou se reconnaisse dans un monde du jugement qui l’enveloppe de toutes parts; il doit se savoir surveillé, jugé et condamné; de la faute à la punition, le lien doit être évident, comme une culpabilité reconnue par tous .
La réclusion et le cachot seront réservés à ceux qui désobéissent par fanatisme religieux, qui résistent au travail, et qui volent, soit les trois attentats majeurs contre les valeurs essentielles de la société bourgeoise.
La folie est maintenant non seulement jugée, à l’entrée de l’asile, de manière à être reconnue, classée et innocentée pour toujours mais également prise dans un jugement perpétuel qui ne cesse de la poursuivre et d’appliquer ses sanctions, de proclamer des fautes, et d’exiger des amendes honorables, d’exclure enfin ceux dont les fautes risquent de compromettre pour longtemps le bon ordre social . Le fou délivré par Pinel, devient un personnage en procès, procès dont l’acte d’accusation n’est jamais donné mais formulé par l’ensemble de leur vie asilaire.
Le médecin peut maintenant régner sur l’asile, non pas en tant qu’homme de science mais en tant que garantie juridique et morale. Si le médecin peut cerner la folie, ce n’est pas qu’il la connaisse, c’est qu’il la maîtrise. Il exerce alors une autorité absolue dans la mesure où dès l’origine il est Père et Juge, Famille et Loi. En prenant ces différents masques, le médecin devient l’opérateur magique de la guérison, le thaumaturge auquel il suffit de regarder et de parler pour qu’enfin le folie s’ordonne à la raison. Se noue ainsi le couple médecin/malade qui renvoie aux rapports Famille-Enfants autour du thème de l’autorité paternelle; aux rapports Faute-Châtiment, autour du thème de la justice immédiate; aux rapports Folie-Désordre, autour du thème de l’ordre social et moral. Le malade s’abandonnera aux mains de ce médecin thaumaturge, il s’y aliénera. Cette complicité du malade, masquée au médecin, aura pour conséquence d’unir le concept médical de folie, et le concept critique de folie. La maladie mentale ne sera à tout prendre que de la folie. Ne reste alors plus que le couple médecin-malade en lequel se résument, se nouent et se dénouent toutes les aliénations.

        Conclusion

La folie ne se laisse heureusement pas enfermer, ne se laisse pas réduire au silence du couple médecin-malade.
Les tableaux de Goya, contemporains de ce dialogue rompu, décrivent une folie, étrangère à l’expérience aliéniste. Cette folie, dernier recours, à la fois aube et commencement de tout, à la fois chaos et apocalypse, qui noue et partage le temps donne aux paroles à peine audibles de la déraison classique en les amplifiant jusqu’au cri et à la fureur, une expression, un droit de cité et une prise sur la culture occidentale à partir de laquelle toutes les contestations (y compris la contestation totale) deviennent possibles
Sade, recueille également les mots derniers de la déraison, et leur donne pour l’avenir un sens plus lointain.  Quel désir pourrait être contre nature puisqu’il a été mis en l’homme par la nature elle-même, et qu’il est enseigné par elle dans la grande leçon de vie et de mort que ne cesse de répéter le monde   Avec Sade  la néant de la déraison où s’était tu pour toujours le langage de la nature, est devenu violence de la nature et contre la nature, et ceci jusqu’à l’abolition souveraine de soi-même .
Après Sade et Goya, et depuis eux, la déraison appartient à ce que toute œuvre comporte à la fois de meurtrier et de contraignant. Dans l’expérience classique, la folie appartenait à l’œuvre. Que ce soit dans la vie des écrivains ou dans leurs textes, la même violence parlait ; langage et délire s’entrelaçaient. La folie de l’écrivain permettait, pour les autres, de voir naître et renaître  dans les découragements de la répétition et de la maladie, la vérité de l’œuvre. 
La fréquence dans le monde moderne d’œuvres qui éclatent dans la folie montre que l’affrontement entre œuvre et folie est plus périlleux qu’autrefois.  La folie d’Artaud ne se glisse pas dans les interstices de l’œuvre ; elle est précisément l’absence d’œuvre, la présence ressassée de cette absence, son vide central éprouvé et mesuré dans toutes ses dimensions qui ne finissent point. 
La folie est une absolue rupture de l’œuvre ; elle forme le moment constitutif d’une abolition, qui fonde dans le temps la vérité de l’œuvre. Par la folie qui l’interrompt, une œuvre ouvre un vide, un temps de silence, une question sans réponse, elle provoque un déchirement sans réconciliation où le monde est contraint de s’interroger. C’est désormais le monde qui devient coupable à l’égard de l’œuvre. L’œuvre le contraint à une tâche de reconnaissance, de réparation. Il doit rendre raison de cette déraison et à cette déraison.  La folie où s’abîme l’œuvre c’est l’espace de notre travail, c’est l’infini chemin pour en venir à bout, c’est notre vocation mêlée d’apôtre et d’exégète .
Il n’y a de folie que comme instant dernier de l’œuvre -celle-ci la repousse indéfiniment à ses confins; là où il y a œuvre, il n’y a pas folie, et pourtant la folie est contemporaine de l’œuvre, puisqu’elle inaugure le temps de sa vérité. l’instant où, ensemble, naissent et s’accomplissent l’œuvre et la folie, c’est le début du temps où le monde se trouve assigné par cette œuvre, et responsable de ce qu’il est devant elle.

Commentaires

J’ai tenté de suivre les mouvements de la pensée de Foucault, m’interdisant autant que faire se peut d’y glisser ma subjectivité. Ce faisant, je me suis assez peu soucié du temps, ni de l’espace occupé A cela, plusieurs raisons : la première et la plus importante est certainement le plaisir que j’y ai pris. Ce plaisir justifie une démarche assez peu économique. La deuxième raison est d’ordre plus pratique, élaborant une réflexion sur la chambre d’isolement, pouvais-je faire autrement ? Comment aborder cette question sans se référer le plus précisément possible à l’histoire de la folie ? La troisième enfin est d’ordre professionnel. Lire un livre sans prendre le temps de s’arrêter, de réfléchir à ce qui est écrit, sans suivre l’écrivain à la trace est finalement de peu d’intérêt. Au terme de cette fiche de lecture, de nombreuses questions s’agressent au professionnel de santé que je suis. Quel que soit mon devenir professionnel, un certain nombre de questions soulevées par Foucault, un certain regard sur la déraison et sur les pratiques mises en place pour la maîtriser m’accompagneront. N’était-ce pas le but de Foucault ?
Si tout un chacun peut décrire en gros le contenu de cet ouvrage, peu s’en sont servi pour rebondir sur une réflexion pratique. Et pourtant. A un moment où la psychiatrie, où la prise en charge, où les représentations de la folie sont en mutation, lire Foucault semble indispensable pour tenter de comprendre ce qui est en jeu. Qu’il s’agisse de rédiger une charte du patient hospitalisé, d’accorder une représentation aux associations de patients au sein des Conseils d’Administration, d’unifier les deux filières de soins infirmiers (d’Etat et de Secteur Psychiatrique), de restreindre le budget hospitalier (restrictions qui touchent essentiellement la psychiatrie extra-hospitalière), de diminuer le nombre de lits, de mettre l’accent sur l’aspect social aux dépens de l’aspect sanitaire, de maintenir hospitalisés sous contrainte les Sans Domicile Fixe comme pour limiter l’errance dans les secteurs parisiens, de repenser la loi du 27 Juin 1990, etc. tout cela demande à être pensé, et pas seulement en référence à des critères économiques ou de santé publique dont Foucault montre bien qu’il sont avant tout idéologiques.
La même réflexion vaut pour les soins mis en place aujourd’hui, soins admis sans questionnement comme étant le fruit d’un certain progrès. Je pense par exemple aux diagnostics infirmiers, définis comme étant une réaction à un problème de santé, c’est-à-dire à ce qui n’est pas une maladie, mais une réaction à la maladie. Dans quelle mesure ne s’agit-il pas, à un échelon infirmier, d’un nouvel avatar du traitement moral avec les mêmes conséquences au niveau de tous les malades qui devraient se reconnaître coupables de ne pas être en bonne santé ou de ne pas se maintenir en santé ? Je me garderais bien de répondre à cette question qui exigerait un travail du même type que celui effectué par Foucault.
L’histoire de la folie apparaît comme un événement assez fondamental dans l’histoire de la pensée. Elle inaugure une certaine façon d’utiliser l’histoire pour bousculer et obliger à reconstruire notre perception du présent, pour casser, à la fois les conceptions reçues du progrès (Pinel libérant les aliénés) et les idées reçues selon lesquelles l’histoire se répète. Le présent est à la fois héritage et innovation.
Avec cette enquête sur la folie, Foucault procède à une généalogie du pouvoir, repère ce qui lui donne naissance. Cette généalogie est une recherche des événements hétérogènes, dispersés et infimes permettant de comprendre les relations entre pouvoir et savoir. Selon celle-ci, l’homme se constitue et se forme à travers sa maîtrise sur les autres. Le pouvoir, autrement dit n’est pas une propriété, mais un réseau de relations, un mode d’action de certains sur d’autres, un mode irréductible à la violence. C’est bien ce que montre l’histoire de la folie.
La généalogie du pouvoir opérée par Foucault dans le domaine de la folie n’est pas exempte d’erreurs et d’approximations historiques. Nous noterons qu’un texte aussi important que L’Instruction sur la manière de gouverner les insensés n’apparaît pas ou peu, que Charenton et Les petites maisons s’étaient assez vite spécialisés dans le soin aux insensés qui avaient les moyens de payer une pension (ce en quoi ils ne faisaient pas partie des pauvres), que Charenton sera fermé au début de la Révolution (Charenton était géré et dirigé par les Frères de Saint Jean de Dieu), que la discipline y était plus douce que partout ailleurs, que deux ans après sa fermeture il fallut rouvrir Charenton, précisément parce qu’on y soignait les fous. L’importance du rôle de Pussin est complètement occultée par Foucault, qui suit le mythe médical tout en le critiquant. Mais si les infirmiers s’accaparent Pussin, n’est-ce pas aussi pour substituer au mythe médical, un mythe infirmier ? L’apothéose médicale date-t-elle de Pinel ou d’Esquirol ? Il semblerait qu’elle puisse être contemporaine du départ de Pussin et de son remplacement par Esquirol (A un surveillant succède un médecin). Connaissant bien l’histoire de Charenton, il m’est facile de dépister certains oublis le concernant, qu’il y ait d’autres approximations historiques change-t-il quelque chose à la pertinence de la thèse de Foucault. Je ne le pense pas. De nombreux chercheurs lui emboîteront le pas, parmi lesquels de nombreux infirmiers soucieux de reconnaissance universitaire (Jaeger, Juchet, Audigout, etc.) Tous s’intéresseront à l’histoire de leur profession et à cette époque pinellienne, tournant ainsi le dos à la clinique et à la réalité hic et nunc de la relation infirmier/patient dont ils n’auront de cesse de se réclamer dans le témoignage de Pussin tout en s’en éloignant temporellement. Mais un tel écart n’est il pas indispensable à la réflexion 

Dominique Friard