Retrouvez le site original pour aller plus loin sur Girard:
http://membres.lycos.fr/yrol/LITTERA/GIRARD/girard.htm
"C'est pour expulser la vérité
au sujet
de la violence qu'on se confie à la violence."
René Girard
La
théorie de René Girard a jeté, il y a quelques années, un grand trouble dans
les milieux universitaires et intellectuels. Et ce n'est pas peu dire
puisqu'elle prétend remettre en cause la psychanalyse, le structuralisme, le
marxisme etc. et révéler le secret caché de la violence au coeur de toute
civilisation. Je distinguerai deux étapes dans cette thèse à la fois simple
et complexe: I/ LE DESIR MIMETIQUE La
mimésis d'appropriation. René Girard note en premier lieu dans le comportement
humain (et même animal) une dimension imitative, c'est-à-dire une volonté
d'imiter son semblable. Cette mimésis est indispensable à l'homme pour être
homme justement. Il apprend à parler, à marcher, à se conformer à des lois, à
s'intégrer dans une culture. René Girard fait donc une distinction entre la mimésis
d'apprentissage et la mimésis de rivalité, source de
tous nos conflits. La
mimésis de l'antagoniste. L'homme est gouverné principalement par ce que René Girard
appelle le désir mimétique. C'est parce que quelqu'un d'autre désire un objet
que nous désirons cet objet (primitivement femme, nourriture, territoire).
Cela peut prendre plusieurs aspects que nous n'étudierons pas entièrement,
encore moins dans leurs conséquences ultimes comme le sadisme et le
sadomasochisme, ce qui demanderait d'écrire un livre en entier (je renvoie
d'ailleurs le lecteur au premier livre de René Girard Mensonge romantique et
vérité romanesque). Prenons un ou deux exemples seulement. Shakespeare a
cette superbe phrase dans ses Sonnets : " Tu l'aimes, toi, car tu
sais que je l'aime. " On voit bien ici qu'un ami va aimer la femme que
l'on aime justement parce qu'il nous imite dans notre amour et non parce
qu'il l'aime de lui-même, indépendamment de nous. C'est bien parce qu'il nous
prend pour son ami, qu'il nous prend pour modèle, qu'il va aimer cette femme
car si nous ne l'aimions pas, sans doute ne l'aimerait-il pas non plus.
" Seul l'être qui nous empêche de satisfaire un désir qu'il nous a
lui-même suggéré est vraiment objet de haine. Celui qui hait se hait d'abord
lui-même en raison de l'admiration secrète que recèle sa haine. Afin de
cacher aux autres, et de se cacher à lui-même, cette admiration éperdue, il
ne veut plus voir qu'un obstacle dans son médiateur. Le rôle secondaire de ce
médiateur passe donc au premier plan et dissimule le rôle primordial de
modèle religieusement imité. Dans la querelle qui l'oppose à son rival, le
sujet intervertit l'ordre logique et chronologique des désirs afin de
dissimuler son imitation. Il affirme que son propre désir est antérieur à
celui de son rival ; ce n'est donc jamais lui, à l'entendre, qui est
responsable de la rivalité : c'est le médiateur. (1) "
Cet
aspect du désir mimétique peut prendre une forme réelle ou symbolique comme
par exemple une idéologie, une imagerie, un discours véhiculé par la société.
Cela peut se jouer aussi entre deux personnes car si la seconde a dans la
tête un idéal d'homme ou de femme, elle préférera fuir la première et se
réfugier vers une personne qui se conformera à son imagerie (ou l'imagerie en
vogue) plutôt que de reconnaître son désir envers la première. Et là, la
vanité va jouer un rôle immense dans cette non-reconnaissance du réel, d'autrui
pour ce qu'il est, par rapport à la représentation, au modèle que l'on imite
à notre insu. C'est en somme le mythe de Narcisse qui préfère rester amoureux
de son image sans le savoir plutôt que d'aller vers Echo. Désirant donc ce
même objet, une rivalité, un violent conflit s'instaure, menaçant la cohésion
du groupe, ou la société toute entière. Ce conflit sera résolu par le
sacrifice d'une victime innocente, un meurtre donc, c'est-à-dire quand deux
ou plusieurs individus s'entendront pour désigner un seul et même coupable
(personne ou ethnie) responsable de ce conflit. Cette victime passera pour
sacrée, car elle est responsable du retour au calme aussi bien que du
désordre. "Le sacré, c'est la violence. (2)"
nous dit René Girard. Ce
qui pourrait sembler anecdotique éclaire la quasi-totalité des comportements
individuels et collectifs (de la simple jalousie jusqu'à l'holocauste) et
ceci depuis l'aube de l'humanité jusqu'à nos jours. Les
premières sociétés ont donc résolu ces crises mimétiques en prenant une
victime innocente - un bouc émissaire- et en la chargeant de tous les maux et
péchés du groupe puis en la sacrifiant. Progressivement, des simulacres ont
remplacé les meurtres réels: ainsi sont nés les rites des religions
primitives païennes. Si de nos jours, les hommes n'ont plus recours aux
sacrifices rituels, ils se sont toujours entendu pour trouver des boucs
émissaires (colonialisme, nazisme, stalinisme, la guerre en Bosnie...) et la
violence n'a jamais cessé. Selon
René Girard, la civilisation, la culture humaine repose donc sur le meurtre,
et sur le mensonge, sur la dissimulation de ce meurtre. Sans ce meurtre,
l'homme ne se serait pas développé tel qu'il est."On ne veut pas savoir
que l'humanité entière est fondée sur l'escamotage mythique de sa propre
violence, toujours projetée sur de nouvelles victimes. Toutes les cultures,
toutes les religions, s'édifient autour de ce fondement qu'elles dissimulent,
de la même façon que le tombeau s'édifie autour du mort qu'il dissimule. Le
meurtre appelle le tombeau et le tombeau n'est que le prolongement et la
perpétuation du meurtre. La religion- tombeau n'est rien d'autre que le
devenir invisible de son propre fondement, de son unique raison d'être.(3)
"
Autrement dit, l'homme tue pour ne pas savoir qu'il tue. "(...) Les
hommes tuent pour mentir aux autres et se mentir à eux-mêmes au sujet de la
violence et de la mort"(4) . René
Girard voit dans les mythes ce même mécanisme archétypal qui pousse les
hommes à dissimuler leur violence.. "La volonté d'effacer les
représentations de la violence gouverne l'évolution de la mythologie.
(5)"
Les textes mythologiques auraient été transformé successivement afin
d'effacer leur origine violente, meurtrière. Il s'agit bien donc d'une
censure. " ... derrière le mythe, il n'y a ni de l'imaginaire pur, ni de
l'événement pur mais un compte rendu faussé par l'efficacité même du
mécanisme victimaire, mécanisme qu'il nous raconte en toute sincérité mais
qui est forcément transfiguré par ses conteurs qui sont les persécuteurs.
(6)"
Les persécuteurs n'étaient pas lucides; ils croyaient les victimes réellement
coupables. René
Girard rapproche ensuite les textes de persécution des textes mythologiques.
Il s'étonne que la lecture des textes de persécution se fasse sans problèmes,
c'est-à-dire que l'on distingue en eux le processus victimaire et
l'aveuglement vis-à-vis de ce processus qui ont poussé les auteurs à les
écrire, mais que cette même lecture ne s'exerce plus en face d'un mythe.
Prenons par exemple, le mythe d'Oedipe. Parce qu'il a tué son père et couché
avec sa mère, les hommes rendent Oedipe responsable de la peste qui sévit
dans la ville. Faux, écrit René Girard, les hommes ont besoin d'un bouc
émissaire pour trouver une explication à cette peste. Oedipe est expulsé.
Jusqu'ici, je ne connais pas de thèse plus pertinente et plus dérangeante que
celle-ci. Fragment d'un rouleau de la II / LE PROBLEME GIRARD. Jusqu'ici,
tout le monde est content (ou presque). Là, où tout le monde tire triste
figure, c'est quand on apprend que René Girard est chrétien. Dès lors, le
navire se déserte rapidement comme s'il était contaminé par la peste. Reste
ceux qui écoutent et tentent de comprendre le déroulement de sa pensée sans
verser dans un athéisme aveugle, ni dans un christianisme radical ou
intégriste. La thèse de Girard et son christianisme ne font qu'un. Pourtant,
on peut être tout à fait d'accord sur une très grande majorité de sa thèse
sans être chrétien pour autant. C'est-à-dire en la laïcisant. On y reviendra.
Voilà donc aussi un auteur qui est approuvé par des chrétiens, des non
croyants et des athées (ce que je suis) et détestés par d'autres, ayant
d'ailleurs les mêmes opinions ou croyances ! Il
faut donc à partir du désir mimétique et de ce qu'il soutend, voir en
perspective le travail effectué par René Girard pour en arriver là. Il faut
l'avoir lu, mettre de côté ses réflexions "impulsives", avoir fait
le tour de la question et revenir nanti de cela pour poser le problème et
voir ses faiblesses et ses qualités. Car que dit Girard fondamentalement ?
Renoncer à la violence en ayant compris son mécanisme intime sinon notre
planète est menacée d'anéantissement. Bref, c'est là son apport (non
seulement dans sa lecture des œuvres littéraires) sur une chose aussi
importante que la violence, théorie qui a le grand mérite de fonctionner dans
le réel de tous les jours. Faisons
un petit détour pour comprendre les attaques contre l'œuvre de René Girard.
Le problème est qu'être chrétien est devenu pratiquement une injure. Séparons
tout de suite d'ailleurs, la bible, le texte évangélique de l'attitude de
l'église au cours des siècles pour éviter toute ambiguïté et toute confusion.
Si on écoute les médias, les revendications de nombreux laïques, de
scientifiques, c'est presque avec dégoût qu'on devrait s'intéresser à la
Bible et aux évangiles. D'ailleurs aussi, tout dépend ce que l'on prend, le
texte ou une vision kitsch du texte. Ou même encore le texte ou ce qu'en a
fait l'église ? Ici, on ne prendra que le texte et non une version
kitschifiée de celui-ci dans le genre "le Christ = amour à l'eau de
rose". On peut très nettement attaqué l'église mais si on attaque le
texte alors il faut attaquer de la même manière les autres religions ou les
autres textes. A lire les journaux après le 11 septembre 2001, on a pris bien
soin de ne pas attaquer l'Islam comme religion pour ne s'en prendre seulement
qu'à une certaine lecture. Très bien mais pourquoi ne prenons-nous pas le
même soin avec la Bible ? Pourquoi ce mépris vis-à-vis de nos propres textes
et au-delà de la croyance en un dieu ou pas, question que personne ne pourra
trancher. A-t-on même besoin de Dieu pour avoir commis des crimes ? Un
non-Dieu provoque les mêmes dégâts et l'histoire l'a montré. Quel personnage
peut incarner une figure permettant de "résoudre" ou de tenter de
résoudre le problème humain en société et ne pas provoquer des dérapages
catastrophiques ? Visiblement personne n'y est parvenu. Car précisément,
chaque homme s'emballe dans sa jalousie, sa vengeance et ne veut jamais
arrêter de le faire. Mis au pied du mur, qui choisir et que faire maintenant?
C'est bien cette question qui est posée actuellement, d'où le grand désarroi
contemporain. Pour
comprendre donc ce dégoût, il faut rappeler aussi que les idées démocratiques,
la pensée critique nous vient de la philosophie des Lumières et plus
largement de l'Occident comme le Christianisme et qu'étrangement, beaucoup
s'en sont emparés pour la retourner contre le ou les pays qui les ont fait
naître. A les entendre, l'Occident sera le mal absolu (colonialisme,
impérialisme etc.) et les autres pays seraient nettement meilleurs (bouc
émissaire inversé). Pour cela, on clame les différences culturelles et
l'Occident les nierait. Plus fort, on a l'impression que comme l'Occident les
a nié (à une époque et encore maintenant), on prend généralement l'argument
relativiste "autre culture" (accusation d'ethnocentrisme) comme un
critère pour ne pas juger moralement un meurtre, un sacrifice rituel, des
massacres collectifs venant d'autres pays. Or,
le colonialisme n'est pas issu seulement de notre culture, d'autres cultures
l'ont commis aussi. C'est un fait humain avant tout, universel plutôt que
propre à un pays ou à une culture. Le nationalisme d'un pays ou d'un autre,
c'est encore du nationalisme et l'homme de tous temps a voulu conquérir les
autres pays. La colonisation des pays arabes par l'Occident par exemple a
duré cent trente ans en gros alors que ces mêmes arabes ont été réduits en
esclavage et colonisés par les turcs pendant cinq siècles. Autre culture ? On
tolère ? De même à propos de la traite des noirs. Seulement l'Occident ? Oui
mais on oublie que la traite et l'esclavage des noirs ont été introduites en
Afrique par des marchands arabes à partir du XIe-XIIe siècle avec la
complicité des rois et des chefs de tribus noirs. Alors, c'est une autre
culture, on tolère ? Alors en dénonçant notre propre barbarie, on voit bien
un problème mais pourquoi être aveugles vis-à-vis de la barbarie des autres
pays ? C'est cela faire de l'ethnocentrisme inversé, tolérer les crimes
d'autres cultures sous prétexte de coutume locale et fustiger seulement les
nôtres. C'est bien le même phénomène à l'intérieur d'un pays qu'à
l'extérieur. On retombe dans le système victimaire du bouc émissaire mis en
lumière par René Girard, de ce mécanisme sacrificiel et efficace et pour
qu'il soit efficace et sacrificiel, il doit rester caché et invisible. D'une
culture à une autre, on le retrouve partout car l'homme est homme, c'est un
sujet désirant. Le mal n'est jamais extérieur à l'homme, il est en lui-même,
en chacun de nous comme le dépasser est en lui aussi, en chacun de nous
aussi. Si
donc ces personnes peuvent critiquer l'Occident et ses innommables erreurs,
il ne faut pas oublier par ailleurs que c'est aussi notre propre culture qui
a dénoncé le colonialisme. C'est même l'Occident qui a développé un projet de
liberté, d'autonomie individuelle et collective, de critique et
d'autocritique. Car si l'Occident a commis des crimes (qui le nie maintenant
à part les fanatiques ?), elle les a aussi dénoncés. Je vois rarement la même
autocritique ailleurs chez les Hindous, les Chinois etc. avant cette
autocritique occidentale. Qui les premiers a dénoncé l'esclavage ? Alors on
dénonce notre esclavage et pas l'esclavage d'ailleurs parce que c'est une
autre culture ? Un oeil ouvert, un oeil fermé ? On a donc l'impression qu'ils
sombrent tout bêtement dans une autoflagellation, un sadomasochisme et une
victimisation bien mal venus en oubliant que c'est leur propre civilisation
qui a développé cet esprit critique dont ils se servent en la retournant
contre elle et en oubliant par ailleurs que les autres pays ou civilisations
n'ont pas développé une telle pensée critique et ne se sont pas gênés pour
exploiter et opprimer leur prochain. Une fois de plus, si on peut et doit
dénoncer la barbarie dans son pays, il ne faut pas oublier celle de ces
voisins et réciproquement. C'est un dégoût de soi finalement vis-à-vis de sa
propre culture et qui irait conjointement avec un dégoût du christianisme
récupéré par l'irresponsabilité contemporaine et son idéologie hédonistique,
irresponsabilité contraire même à l'Humanisme philosophique héritée des
Lumières ou de l'existentialisme sartrien qui en découlait. "
L'humanisme et l'humanitarisme se développent d'abord en terre chrétienne.
(7)"
note justement Girard et toute l'hypocrisie laïque actuelle est de garder
l'humanisme en l'expurgeant de ses racines chrétiennes. La tâche ! Assimilé
donc René Girard à un fondamentaliste est une manière pour ses détracteurs
d'agiter les vieux démons et de déformer les tenants et les aboutissants de
sa théorie. On ne comprendra pas celle-ci tant qu'on ne comprendra pas comment
les enjeux économiques, politiques et moraux depuis un siècle se sont
développés pour en arriver au monde contemporain. Comme le note Cornélius
Castoriadis, le libéralisme a recouvert le terme de démocratie dans une
vision individualiste, hédoniste et relativiste qui ne sert qu'à un marché
économique en pleine mondialisation. Désirez, nous sommes là pour produire.
On fait ce qu'on veut, on dit ce qu'on veut, les goûts et les couleurs ne se
discutent pas. On ne devient plus individuel à force de maturation, en
fonction d'un passé et en fonction des autres mais tout simplement parce
qu'on le dit. Immaturité et irrationalisme contemporains. On ne veut plus
d'entraves, on veut être libre sans aucune limite qui pourrait entraver cette
liberté. C'est un égocentrisme généralisé, je n'hésite pas à le dire, une
barbarie ordinaire et douce, que l'on retrouve un peu partout. J'entendais
récemment des handicapés qui portaient plainte contre leurs parents pour les
avoir mis au monde et / ou parce que les docteurs n'avaient pas pu déceler
des anomalies lors des radios. Egocentrisme généralisé qui se répand dans
toutes les couches de la population. On
comprendra peut-être pourquoi René Girard peut dire : " Nous vivons
dans un monde, je l'ai dit, qui se reproche sa propre violence constamment,
systématiquement, rituellement. Nous nous arrangeons pour transposer tous nos
conflits, même ceux qui se prêtent le moins à cette transposition, dans le
langage des victimes innocentes. Le débat sur l'avortement par exemple : qu'on
soit pour ou contre, c'est toujours dans l'intérêt des "vraies
victimes", à nous en croire, que nous choisissons notre camp. Qui mérite
le plus nos lamentations, les mères qui se sacrifient pour leurs enfants ou
les enfants sacrifiés à l'hédonisme contemporain. Voilà la question.
(8)"
Ou encore plus simplement : " Le mouvement antichrétien le plus
puissant est celui qui réassume et "radicalise" le souci des
victimes pour le paganiser. (9)" Ce
que résume d'une autre manière aussi Jean Clair dans La Barbarie ordinaire :
"Hédonisme, culte obsédant du corps, événements sportifs hissés au
rang d'épiphanies pour les masses, paganisme obscène d'une humanité décidée à
ne jouir que d'elle-même, juvénilisme et éphébisme hissés au rang de bien
suprême, jargon technocratique destiné à entretenir l'imposture
intellectuelle et le mensonge, principe de plaisir systématiquement substitué
au principe de réalité, invocation d'une mystérieuse Modernité adorée chaque
jour, chaque heure et en toute circonstance, mythe d'une vie qui atteindrait
cent ou mille ans, voire enfin délivrée de la mort, eugénisme enfin de plus
en plus ouvertement revendiqué par les scientifiques (note 2 : par exemple,
le philosophe utilitariste Peter Singer dans ses Questions d'éthique
pratiques, Paris, Bayard, 1997) ne sont que quelques-uns des traits qui
semblent démontrer que les idéaux totalitaires, qui ne prisaient rien tant
que les jeunes, le jargon, la modernité, les festivités païennes, le
millénarisme et le mépris des " vies qui ne valent pas d'être vécues
", ont sournoisement triomphé. (10)" Or,
cette idée de liberté sans entraves, rappelons-le, est une trahison même de
la liberté individuelle et à fortiori une trahison des idéaux des Lumières
sur lesquels repose en grande partie notre démocratie. Sartre dans "L'existentialisme
est un humanisme" ne sépare pas la liberté individuelle du souci
d'autrui, de sa responsabilité avec celle d'autrui. " Ainsi, la
première démarche de l'existentialisme est de mettre tout homme en possession
de ce qu'il est et de faire reposer sur lui la responsabilité totale de son
existence. Et, quand nous disons que l'homme est responsable de lui-même,
nous ne voulons pas dire que l'homme est responsable de sa stricte
individualité, mais qu'il est responsable de tous les hommes.
(11)"
Il rajoute : " Dostoievsky avait écrit : " Si Dieu n'existait
pas, tout serait permis. " C'est là le point de départ de
l'existentialisme. En effet, tout est permis si Dieu n'existait pas, et par
conséquent l'homme est délaissé, parce qu'il ne trouve en lui, ni hors de lui
une possibilité de s'accrocher. Il ne trouve ni en lui, ni hors de lui une
possibilité de s'accrocher. Il ne trouve d'abord pas d'excuses. Si, en effet,
l'existence précède l'essence, on ne pourra jamais expliquer par référence à
une nature humaine donnée et figée ; autrement dit, il n'y a pas de
déterminisme, l'homme est libre, l'homme est liberté. Si, d'autre part, Dieu
n'existe pas, nous ne trouvons pas en face de nous des valeurs ou des ordres
qui légitimeront notre conduite. Ainsi, nous n'avons ni derrière nous, ni
devant nous, dans le domaine numineux des valeurs, des justifications ou des
excuses. C'est ce que j'exprimerai en disant que l'homme est condamné à être
libre. Condamné, parce qu'il ne s'est pas créé lui-même, et par ailleurs
cependant libre, parce qu'une fois jeté dans le monde, il est responsable de
tout ce qu'il fait. L'existentialiste ne croit pas à la puissance de la
passion. Il ne pensera jamais qu'une belle passion est un torrent dévastateur
qui conduit fatalement l'homme à certains actes, et qui, par conséquent, est
une excuse. Il pense que l'homme est responsable de sa passion.
L'existentialiste ne pensera pas non plus que l'homme peut trouver un secours
dans un signe donné, sur terre, qui l'orientera ; car il pense que l'homme
déchiffre lui-même le signe comme il lui plaît. Il pense donc que l'homme,
sans aucun appui et sans aucun secours, est condamné à chaque instant à
inventer l'homme. (12)"
Mettons
les pieds dans les plats. C'est bien cette irresponsabilité hédonistique
contemporaine et par rapport à la violence que critique Girard y compris
vis-à-vis de l'avortement (et on ne fera pas croire qu'il s'agit uniquement
d'un côté croyant et non croyant, même si Girard ne nuance pas davantage
hélas), détail que ses détracteurs ne manquent de soulever pour mettre à
terre toute sa thèse. C'est bien ce côté-là, le manque de responsabilités
même dans un tel geste, non à mon avis l'avortement en soi mais plutôt son
phénomène "légitimé", allant de soi, comme si c'était un acte
banal. On tolère de moins en moins les idées mais de plus en plus les
pulsions, ce qui veut dire que peu importe mon irresponsabilité dans mon
comportement sexuel, il y a l'avortement. Alors que la responsabilité devrait
venir avant (on le voit aussi avec le sida). Or, on ne peut pas faire tout et
n'importe quoi et que si on peut s'envoyer en l'air sans désir d'enfant,
c'est une excellente chose évidemment, on ne peut pas aussi envoyer par
dessus l'épaule le fait que quand un enfant arrive, on n'a qu'à avorter. Car
le dilemme est : avorter et se débarrasser lividement du problème (je ne
parle pas des viols, ou des accidents) et de l'autre, accepter l'enfant. Dans
le second cas, c'était une chose à prévoir pour ne pas se retrouver avec une
enclume sur le ventre. C'est-à-dire se moquer du futur pour un moment
d'extase. Cela pose le problème, même existentiellement quand on sait que
l'on ferait n'importe quoi pour ce moment d'extase, y compris faire l'amour
sans préservatif. Or, si cela est trop demandé à un être humain de mettre une
capote ou de demander à sa partenaire si elle prend la pilule (ou un
spermicide) pour éviter un tel dilemme, on peut effectivement désespérer de
l'humanité. Et
c'est là où le dogmatisme contemporain se permet d'envoyer une position comme
celle-ci comme une vieillerie, un archaïsme. Ce n'est pas en taxant cette
position de puritaine, de fasciste, de réactionnaire qu'on réglera le
problème, on étouffe au contraire les responsabilités de nos faits et gestes.
L'évacuer, c'est se prendre le réel (l'enfant) sur le coin de la figure en
retour. Eh bien, il fallait y penser avant et c'est cette responsabilité
qu'il faut travailler plutôt que de déresponsabiliser tous nos actes. Les
problèmes du sida, les dérives des technosciences, du clonage, la fécondation
sans rapports sexuels etc., tout cela va de pair, dans le contexte historique,
moral, affectif, psychologique, économique actuel. Il est d'ailleurs assez
immature de croire qu'on a fait le tour de la question (de la part d'une
démocratie qui prétend au dialogue, c'est proprement honteux et je crois que
Girard jette un peu d'huile sur le feu pour ne pas faire mourir le débat) et
de croire dans la foulée qu'on a éradiqué toute barbarie. Pourtant, c'est
aussi ce que disaient nos ancêtres, et maintenant, on mesure leurs erreurs.
Qui peut dire que dans le futur on ne dira pas la même chose de nous ?
C'est-à-dire de croire une imagerie, de se voir comme on a envie de se voir
sans voir que la barbarie n'a pas le même visage qu'avant, qu'elle est
devenue plus invisible, moins repérable sensiblement. Comme je le disais, et
je le répète, cela ne va pas de soi. Quelle sorte d'humanité voulons-nous ? III/ LE MESSAGE EVANGELIQUE
Reprenons.
C'est dans tout ce contexte que René Girard intervient et on comprend
peut-être mieux pourquoi il dérange tant. Les Evangiles ne seraient pas donc
un texte mythique mais révéleraient consciemment ce mécanisme victimaire, le
savoir de la violence, et marqueraient une rupture donc dans ces crises
mimétiques. La théologie médiévale aurait postulé d'après L'Epître aux
Hébreux l'image d'un Dieu violent. "Dieu a besoin de venger son honneur
compromis par les péchés de l'humanité, etc. Non seulement Dieu réclame une
nouvelle victime mais il réclame la victime la plus précieuse et la plus
chère, son fils lui-même. (13)"
René Girard s'oppose à cette vision sacrificielle des Evangiles et en propose
une lecture non-sacrificielle. Pour lui, Jésus, venant apporter un message de
non-violence (un refus de toute violence) aurait été victime de ce mécanisme
(qu'il révélerait donc) et aurait été pris pour un bouc émissaire. René
Girard accentuera, par exemple dans La route antique des hommes
pervers et Je vois Satan tomber comme l'éclair, la défense d'un
christianisme en véritable disciple du message évangélique, chose qu'on ne
lui pardonne pas. Répétons-le,
on pourrait discuter longtemps du prosélytisme girardien envers le
christianisme mais si on accentue sur cet aspect, non pas certes mineur,
pourquoi serait-il réfuté simplement parce qu'il se pose ouvertement comme
chrétien ? Pourquoi alors ne pas faire la même chose avec les mouvements
politiques s'ils soient issus de la droite ou de la gauche ? Il y a bien là
un dogmatisme contemporain, dans la lignée de l'hédonisme proclamé partout,
qu'il ne serait pas tolérable qu'une telle thèse puisse proclamer son
christianisme haut et fort et que tout cela, au fond, ce serait une vieille
chose. Or, que l'on soit chrétien ou pas, croyant ou pas, cela ne change rien
à l'affaire si on en comprend les tenants et les aboutissants. C'est
bien entendu à travers la figure du Christ que cette révélation s'opère.
Notamment quand on songe à cette phrase : "Et Caïphe était celui qui
avait donné ce conseil aux juifs ; qu'il était utile qu'un seul homme mourût
pour tout un peuple." (Evangile selon St-Jean (XVIII, 14). Le mot utile
est important. Utile car il va recomposer un peuple et permettre de faire
perdurer et de cacher le mécanisme sacrificiel aux dépens d'une victime
innocente, le Christ, mécanisme que le texte révèle. Certains
vont critiquer cette optique à cause d'une phrase prononcée par Jésus :
" Ne pensez pas que je sois venu apporter la paix sur terre ; je ne suis
pas venu y apporter la paix mais le glaive. " (Evangile selon
St-Matthieu, X, 34). Donc d'un côté, le Christ demande de tendre l'autre
joue, de ne pas jeter la première pierre et de l'autre qu'il apporte non pas
la paix mais le glaive, la guerre. Est-ce contradictoire ? Pas du tout. Car
justement il sait qu'en apportant un message de paix ou d'amour, en somme de
ne pas répliquer à la violence, j'insiste, de ne pas sombrer dans la
réplique, dans la rivalité, dans le mimétisme où tout le monde copie tout le
monde, il ne va pas justement contenter tout le monde car ce tout le monde
tient à ce que le secret du mécanisme reste caché pour pouvoir profiter du
pouvoir, de la violence, de l'oppression. Le Christ vend la mèche du système
sacrificiel, il révèle le mécanisme de la violence, du bouc émissaire. Et
c'est pour cela aussi qu'il sera sacrifié, lui victime innocente, "et
qu'il est utile qu'un seul homme mourût pour tout un peuple", ce
qu'aucun mythe ne révèle et au contraire cache mais que le texte évangélique
révèle lui. On
interprète donc cette phrase à l'envers sans comprendre le dévoilement même
du mécanisme. C'est même étonnant car historiquement, jusqu'à maintenant, ce
n'est pas un renoncement à la violence qui a crée plus de violence mais bien
le contraire. Le Christ ne réveille pas les démons ou vient susciter plus de
violence, les démons sont déjà présents en chacun des hommes et le Christ
vient au contraire dire de renoncer à la violence, à la rivalité. Prenons
l'histoire de la première pierre, il dit bien de ne pas jeter la première
pierre car c'est la première pierre qui entraîne toutes les autres, par
mimétisme et c'est exactement comme cela que ça marche avec une foule, dans
les exécutions sommaires, les lynchages. Ou encore de tendre l'autre joue,
c'est encore une façon de ne pas répliquer car répliquer entraîne à coup sûr
la rivalité, le mimétisme et le fait que l'on ne sera qu'un double, un jumeau
de son rival. Nous sommes au pied du mur étant donné que répliquer
n'entraînera que plus de violence, la spirale de la violence dit-on même. Il
suffit de regarder les actualités. Et ce n'est pas une galéjade, c'est la
compréhension même de la violence, de son mécanisme intime et toute la
difficulté consiste de ne pas y céder alors que par ailleurs, on sait aussi
que l'homme y cède facilement mais alors la violence ne s'arrêtera pas. Voilà
le dilemme fondamental. Certains diront "L'homme est violent et on ne
peut rien faire." C'est du syndicalisme de l'échec pour reprendre le
terme de Girard car si l'homme cède facilement à la violence, il est tout
autant capable d'y renoncer. Par la connaissance même du mécanisme de la
violence. On sait que la violence détruit des civilisations, ruine nos vies,
extermine des hommes et des cultures alors même que ce mécanisme est
compréhensible et à la portée de tous. Et on sent bien quand même que cette
non-violence en même temps nous "attire", qu'il y a quelque chose
de transcendant, de délivrant mais alors il faut aller jusqu'au bout. Nietzsche
est très à la mode encore aujourd'hui, après avoir été une idole pour toute
une génération, notamment celle de mai 1968, ce qui n'est pas un hasard étant
donné sa position. Or, sans revenir à la théorie nietzschéenne du surhomme,
de sa morale des maîtres contre une morale des esclaves, cette mise en valeur
de l'énergie dionysiaque pour lutter contre la faiblesse humaine qui fait de
chaque homme un grain de sable, sans personnalité, malléable et manipulable à
merci, on peut comprendre pourquoi certains lui ont fait porté une
responsabilité dans le nazisme. Nietzsche lui-même avait bien vu l'opposition
radicale entre Dionysos et le Christ mais il ne voit d'ailleurs pas, point
important, que la volonté de puissance et le ressentiment sont une seule et
même chose, désirs mimétiques dans une tentative illusoire de cacher la
véritable nature de ce dernier. Et il ne voit pas d'ailleurs, mettant en
avant un désir de contrôle par la force. Volonté de puissance, victoire du
désir mimétique, de la rivalité, qui aboutit réellement à un échec, à une
mort et à la folie. Ce qui ne peut que renforcer Girard dans sa thèse. Et
Nietzsche est mort fou. Pour
René Girard, pas de doute, les Evangiles et le secret de la violence qu'ils
dévoilent, prouvent l'existence de Dieu. C'est là, où on peut douter,
véritablement, surtout quand il affirme : " Le fait qu'un savoir
authentique de la violence et de ses oeuvres soit enfermé dans les Evangiles
ne peut pas être d'origine simplement humaine.(17)
" Ou encore que cette découverte du savoir de la violence doit nous
amener à une expérience comparable à une "conversion religieuse"
nous dit-il. Etant donné que les Evangiles ont seules et en premier révélées
le mécanisme victimaire, la prise de conscience doit donc primitivement
prendre une coloration religieuse. Pures affirmations (on dira dogmatiques)
que l'on n'ait pas obligé évidemment de suivre. Pour un non-croyant comme
moi, cela ne change pas grand chose sur l'existence ou non de Dieu. Quand je
dis non-croyant, cela veut dire que je ne sais pas si Dieu existe vraiment,
ou si les choses se sont passées autrement. Je reste dans le doute. René
Girard, chrétien et catholique, lui, n'hésite pas à franchir le pas. C'est
hautement critiquable mais de là à le taxer d'intégriste et de le rattacher
aux crimes des chrétiens des sociétés passées est une énormité puisque René
Girard, s'il est aussi chrétien qu'il le dit et cohérent avec sa théorie, ne
peut pas accepter de telles choses. Par ailleurs, tout aussi dogmatique,
certains scientifiques comme Jean-Pierre Changeux (sauf qu'il n'a pas la
révélation du mécanisme victimaire pour l'empêcher de sombrer dans la
barbarie) n'hésitent pas à affirmer que grâce à la science, Dieu n'existe
pas. Bref, coloration religieuse ou pas, cette découverte (effectivement
cruciale pour l'avenir de notre planète) relève plutôt à mon avis d'une prise
de conscience et il devient alors possible de concilier la thèse du mécanisme
victimaire de Girard sans pour autant adhérer à la foi religieuse.
C'est-à-dire de la " laïciser " sans l'expurger de ses sources
chrétiennes. Pourtant,
cette révélation évangélique est inéluctable. " (...) le rôle du
christianisme historique se laisse concevoir au sein d'une histoire
eschatologique gouvernée par le texte évangélique, histoire qui se dirige
infailliblement vers la vérité universelle de la violence humaine mais par des
moyens d'une patience infinie(...). (18)
" Et pourtant, l'homme, aveuglé, essaye de retarder cette révélation
pour perpétuer le mensonge du mécanisme victimaire car " à la suite de
l'idéalisme allemand, tous les avatars de la théorie contemporaine ne sont
jamais que des espèces de chicanes destinées à empêcher la démystification
des mythologies, de nouvelles machines à retarder le progrès de la révélation
biblique.(19)
" Autrement dit, le Christianisme s'imposera à l'humanité entière, à
l'échelle planétaire quoi que nous fassions pour retarder son avènement et...
quoi qu'en dise les autres religions. ? Ou une conciliation peut-être
possible ? Epineux problème. C'est
donc à un désir mimétique inversée, nantie de ce savoir sur la violence (ce
qui change tout) que nous convie René Girard. Que toute la planète entière se
conforme aux paroles du Christ, au savoir de la non-violence révélé par lui.
Imaginons donc ce vaste programme: un beau jour, les cinq à six milliards
d'individus que comporte notre bonne vieille terre refuseront toute violence
mimétique, toute vengeance imitative pour se serrer fraternellement la main.
Utopie ? Réalité ? Qui peut l'affirmer ? En tous cas, sortons de ce cadre
purement christique et retenons l'essentiel de l'apport de René Girard,
c'est-à-dire qu'il est primordial que l'homme apprenne à se connaître s'il ne
veut pas disparaître complètement de la planète après une folie meurtrière,
ce que la Bible prédit dans l'Apocalypse de Jean. Concluons plus "
humainement " : " Pour qu'il y ait progrès, même minime, il faut
triompher de la méconnaissance victimaire dans l'expérience intime et ce
triomphe, pour ne pas rester lettre morte, doit entraîner l'effondrement ou
tout au moins l'ébranlement de tout ce qui est fondé sur cette méconnaissance
de nos rapports interindividuels, et par conséquent, de tout ce nous pouvons
nommer notre "Moi", notre "personnalité", notre
"tempérament" (20)".
(C)
Yannick Rolandau 2001 (1)Mensonge romantique et vérité romanesque, Pluriel, p 24-25. (2) Des choses cachées depuis la fondation du monde, p 49,
Biblio essai. (5) Le bouc émissaire, Biblio essai; 1994, p 113. (6) Quand ces choses commenceront, p 42-43, ed Arléa, 1996. (7) Je vois Satan tomber comme l'éclair, Grasset, 1999, p 252. .(10) La Barbarie ordinaire, Gallimard, 2000, p 113-114. (11) L'existentialisme est un humanisme, Folio, p 31. (13) Des choses cachées depuis la fondation du monde, op.
cité, p 269. (14) Je vois Satan tomber comme l'éclair, op. cité, p 274. (15) Ouvres complètes, vol. XIV : fragments posthumes début
1888-janvier 1889, Gallimard, 1977, p. 63. (17) Des choses cachées depuis la fondation du monde, op.
cité, p 318. (19) Le Bouc émissaire", op. cité, p 164. (20) Des choses cachées depuis la fondation du monde", op. cité, p 551. _____________
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