Des espèces nouvelles de l'hystérie collective? L'exemple américain en débat

(à paraître dans le Journal Français de Psychiatrie)


Voici quatre vignettes cliniques:

1. John, 32 ans, technicien militaire, rentre d'Irak chez lui dans le Michigan. Tout va bien, sauf une sorte d'éruption cutanée qui ne s'en va pas. Au fil des mois, d'autres symptômes apparaissent: trous de mémoire, sautes d'humeur, et pour finir, une fatigue débilitante qui le cloue au lit 18 heures par jour et l'amène à solliciter (et obtenir) une pension d'invalidité de l'administration des anciens combattant. Sa femme de 25 ans, Noemie, commence à ressentir les mêmes symptômes: éruption cutanée, maux de têtes, fatigue désespérante et douloureuse, mais également d'autres: nodules au sein, infections inexplicables aux vertèbres. Leur fille, Dana, est née, semble-t-il, avec la même éruption cutanée, mais en plus, des problèmes respiratoires aigus. Ils n'ont plus de rapports sexuels; le sperme de John provoque une sensation de brûlure chez Noemie, dont les douleurs musculaires et articulaires s'exacerbent aussitôt. Personne n'a trouvé de cause organique à ces troubles.

2. Sylvia, 30 ans, est victime depuis 3 ans d'une ahurissante accumulation de symptômes: éruptions cutanées, étourdissements, mal au ventre, diarrhée, mal à la gorge, fièvre légère, maux de tête, vision floue, photophobie, sifflements dans les oreilles, absence de sensations à l'extrémité des doigts, engourdissement des muscles de la face, tachycardie, souffle court, articulations douloureuses, oscillations du poids, inappétence sexuelle, sudation anormale, allergie à de très nombreux aliments, perte des cheveux. Le tout, à nouveau, sur un fond d'épuisement constant, impossible à réparer, qui l'a amenée à renoncer à un poste de direction dans un grand magazine. Elle vit désormais alitée. Les assurances refusent de prendre en charge une maladie pour laquelle aucune cause n'a pu être détectée par les 6 médecins consultés (dont 2 spécialistes universitaires). Son mari, David, et ses 2 enfants commencent à être atteints. On la conduit auprès d'un pasteur baptiste, un faith-healer: "Demande au Christ de pardonner tes péchés!" Le souvenir de mensonges liés à un récent adultère lui revient. "Jésus t'aime!" dit le pasteur. Elle se lève aussitôt, et depuis, a repris un entraînement sportif intensif. La famille est restée malade.

3. Laura et Keith sont des grands-parents heureux. Ils emmènent leurs petits-enfants en vacances, et ne manquent aucune fête de famille chez Sara, leur fille de 28 ans. Un matin, ils trouvent dans leur boîte aux lettres un avis officiel émis par un cabinet d'avocats qui leur propose un "arrangement amiable": s'ils payent immédiatement une indemnité de 200000$, s'engagent à subvenir au traitement de leur fille, et renoncent à jamais à tout droit de visite comme au moindre contact avec elle et leurs petits-enfants, les tribunaux ne seront pas saisis. Ils ont 15 jours pour se décider. S'ils refusent, ce sont des indemnités plus fortes que leur fille réclamera, et elle engagera des poursuites pénales contre son père pour abus sexuel dans l'enfance. Ayant consulté suite à un nouvel épisode d'anorexie (maladie qui lui était passée à l'adolescence), dans un contexte de dépression inexplicable, puisque Sara vient d'obtenir un contrat là où elle rêvait de travailler, elle a été dirigée par son généraliste vers une thérapeute spécialisée qui, sous hypnose, a fait revenir le souvenir de scènes d'inceste. Or, dans l'Etat où elle réside, cette expertise vaut preuve, depuis 1987, date de la reconnaissance de ces épisodes traumatiques remémorés comme cause d'une pathologie dissociative par le DSM 3R. Le père refuse le compromis, et va au tribunal en clamant son innocence. L'avis des experts psychologues conclut à la réalité des scènes remémorées. Il est condamné à 15 ans de réclusion et 500000$ de dommages-intérêts. L'appel met 2 ans à aboutir. Cette fois, grâce aux avocats spécialisés de la False Memory Syndrome Foundation, qui produisent des contre-expertises prouvant la malléabilité de la mémoire sous suggestion, la thérapeute de sa fille est battue: elle est convaincue d'avoir induit les souvenirs de traumatismes sexuels chez Sara, et condamnée à son tour à verser 1000000$ de dommages-intérêts. Toute la famille se réconcilie.

4. Après une longue histoire d'anorexie et de boulimie, puis de dépression épisodique et de plaintes somatiques inexpliquées, Molly, 33 ans, jeune femme brillante et qui portait les espérances de sa famille (d'origine modeste), a consulté un psychiatre, à cause d'idées noires et de velléités de suicide qui l'angoissent parce qu'elle n'en voit pas la cause. Celui-ci, spécialiste des personnalités multiples (ce que Molly ignore) remarque plusieurs faits dans la conduite de sa patiente: il lui est arrivé deux fois de se retrouver dans des endroits où elle ne se souvenait pas s'être rendue, et elle souffre d'amnésie sur diverses parties de son passé. Après l'avoir hypnotisée, il l'interroge. Six mois plus tard, Molly est un cas de personnalité multiple. Elle en a 18, chacune dotée d'un prénom, et qui comprennent: un seul homme, 8 persécutrices, 8 enfants, et une personnalité spéciale, qui négocie avec les 17 autres et avec le médecin pour faire taire les conflits et permettre une meilleure intégration du moi. Les souvenirs d'enfance remémorés auxquels Molly attribue une valeur déclenchante dans l'éclatement de son moi sont des scènes d'une extrême brutalité: son père la forçait à assister à l'égorgement des poulets de la ferme familiale, qu'il éviscérait avec soin en jetant sur elle les boyaux sanglants, puis il la violait derrière la remise. D'autres événements catastrophiques "refoulés" ont suivi (deuils, échecs), et à chaque traumatisme remémoré correspond en gros une personnalité attitrée.

J'ai composé ces vignettes à partir de diverses sources, en ne cherchant nullement le plus spectaculaire, mais le plus stéréotypé (1). Quoi d'intéressant dans ces histoires? Ceci: elles concernent non pas 4 ou 5 personnes, mais, pour la première, 100000 personnes environ (60000 vétérans d'Irak sur les 7000000 soldats américains engagés, plus leur famille), pour la seconde entre 1 et 2 millions, pour la troisième, plusieurs dizaines de milliers, et pour la quatrième, plusieurs milliers (dont 25% pensent que la raison ultime de leurs troubles est le fait qu'elles ont servi, enfants, à des messes noires organisées par des sociétés secrètes de pédophiles satanistes, où l'on égorgeait rituellement des nourrissons avant de les dévorer). Ces pathologies ont des noms: la première, c'est le Gulf War Syndrome (GWS), le syndrome de la guerre du Golfe; la seconde, le Chronic Fatigue Syndrome (CFS), syndrome de fatigue chronique, la troisième est nommée souvent en relation à la thérapie par rappel hypnotique des souvenirs refoulés, Repressed Memory Therapy, (RMT), et la dernière, c'est le Multiple Personality Disorder (MPD), le trouble de la personnalité multiple. Leur contenu sont donc très variés (bien qu'à un titre ou un autre, il soit possible d'y reconnaître des symptômes hystériques), mais la forme "épidémique" est commune. CFS, RMT et MPD ont diverses particularités sociologiques: 80% au moins des malades sont des femmes, dont 90% sont blanches, des classes aisées à supérieures, souvent avec une éducation universitaire. Elles sont très informées de la maladie, et appartiennent en majorité à des associations de malades militant pour la reconnaissance officielle et donc l'indemnisation de la pathologie auprès des organismes sanitaires fédéraux et des compagnies privées d'assurance.

Internet joue un rôle décisif dans la structuration de ce mouvement d'association des malades, qui interviennent dans le débat scientifique et politique, en se tenant au courant des percées (essentiellement des nouveaux soutiens gagnés à la cause de la "légitimation" de ces maladies), et des hypothèses thérapeutiques, dont bien peu inspirent confiance (2).

Que penser de tout cela? Peut-on parler d'hystérie collective? Qu'appelle-t-on hystérie, dans un tel contexte? Est-ce un problème culturel et social, et si oui, comme il semble, qu'est-ce qui fait que les Etats-Unis en seraient les victimes électives? Qu'est-ce que le "noyau réel" de ces pathologies (car il est acquis que les malades sont réellement malades, il ne s'agit pas de simulation)? Comment se fait-il la médecine somatique actuelle soit de plus en plus exposée à une remise en question sociologiquement déterminée (et militante) de son efficacité et de sa pertinence? Comment la critique, pire, le refus scandalisé de tout abord psychothérapeutique, peut assez paradoxalement aboutir au déni de la nature psychique de certains troubles, voire à l'exclusion de l'idée que la "subjectivité" y joue un rôle, mais aussi à ce qu'on accuse la psychothérapie en général (et pas seulement hypnotique: la psychanalyse est dans la ligne de mire) de créer ces pathologies, au lieu de les soigner? J'arrête d'empiler ces questions, qui sont à l'arrière-plan des débats furieux, pleins de haine et de détresse, qui défrayent la chronique Outre-Atlantique, pour arriver à ceci: les "épidémies" américaines sont exemplaires ce qu'un lecteur de Freud et de Lacan gagne à méditer. Elles dénudent à quel point la métapsychologie, autrement dit la tentative de donner une assise théorique à ce qui ne serait autrement qu'un pur relevé de symptômes, ne prend de sens et de validité que si elle se fonde sur l'analyse des "discours" qui fixent les places subjectives dans l'organisation sociale. Ici, donc, impossible de ne pas entrer dans les détails précis de ce qu'est le sort quotidien de l'individu là où il vit, des théories culturelles en circulation (le féminisme, évidemment, mais aussi les constructions philosophiques en vogue, et de façon emblématique, la "réfutation de Freud", un sport universitaire en pleine expansion), de la forme épistémologique qui s'impose partout en médecine, des contraintes du libéralisme politique, de l'économie capitaliste de la santé, et des précédents historiques de la crise actuelle. Quand on s'aventure dans le dédale de ces difficultés, on ne tarde pourtant guère à s'apercevoir d'une chose: il n'est justement pas évident que notre bon vieux concept d'hystérie vaille encore. Plus exactement, il faut faire jouer d'autres notions, moins intuitives que celles que Freud, par exemple, nous a laissées, pour reconnaître de quoi il retourne. C'est extrêmement stimulant. Car on peut ici tenter de mettre à l'épreuve (épreuve cruciale: celle des faits nouveaux) des catégories assurément post-freudiennes, celles de Lacan, mais qui libèrent et renouvellent le caractère opératoire de nos notions psychanalytiques fondamentales.

Je promets de le faire, mais dans ce bref article, je préfère livrer, un peu organisées par la réflexion que j'ai mené à ce sujet, quatre remarques sur le vaste contexte dans lequel il faut situer ces phénomènes, et pourquoi, je crois, ils sont significatif pour la psychiatrie.

(1) Le grand argument des Américains qui regardent avec scepticisme ces manifestations consiste à dire qu'elles sont bien connues: c'est tout simplement le retour de la légendaire épidémie de neurasthénie (l'"American Nervousness" de Beard) des années 1880-1900: on y retrouve les symptômes d'épuisement somatiques du CFS et du GWS (et d'autres pathologies épidémiques actuelles, encore plus diffuses), la même pléthore inintelligible de symptômes chacun isolément peu sérieux, mais dont l'accumulation vertigineuse devient une source de souffrance grave, et surtout, la même disposition à l'hystérie, avec au minimum, comme à la fin du siècle dernier, une dépression réactionnelle face aux exigences exacerbées d'une société de compétition, et au pire, des clivages de la personnalité. Aujourd'hui, disent les sceptiques, la porte d'entrée dans la neurasthénie et l'hystérie est l'anorexie, et les personnalités multiples proliférantes sont des maladies iatrogènes parce que les thérapeutes actuels sont profondément ignorants des pouvoirs suggestifs de l'hypnose, mais il n'y a essentiellement rien de nouveau. De fait, l'extrême abondance et qualité des travaux américains d'histoire de la psychiatrie (on commence à peine à les découvrir en France), et en particulier, les études féministes sur l'hystérie et de l'hypnose, ont familiarisé le public cultivé avec ces thèmes. Pour beaucoup de gens, ainsi, que les femmes soient les victimes désignées de ces épidémies a une signification politique, et non médicale: cela témoigne de la justesse du combat à mener pour plus d'émancipation morale et psychique, mais aussi matérielle. Interpréter ces épidémies comme des phénomènes hystériques, les désobjectiver, c'est avant tout les dénaturaliser: empêcher, en quelque sorte, le pouvoir médical de réitérer le geste sexiste de dénégation pseudo-scientifique des problèmes de la condition féminine, comme à la fin du 19ème siècle. Et il y a effectivement beaucoup de parallèles à tracer, entre cette fin de siècle et la précédente. Les malades, par exemple, mettent le doigt sur les défauts les plus insupportables de la science médicale: au 19ème siècle, c'était le décalage entre la précision clinique de la neurologie, paradigme de la médecine universitaire, et sa complète impuissance thérapeutique; de nos jours, quand les victimes de ces épidémies recherchent une étiologie organique, elle se tournent vers la virologie la plus pointue, ou vers les anomalies du système immunitaire, mais bien sûr, là encore, même si nous avons des connaissances en biologie moléculaire, elles ne se sont pas traduites en traitements efficaces. Même les raisonnements absurdes du siècle dernier se retrouvent quasi à l'identique: l'idée, en particulier, que l'occulte et le démoniaque ne sont pas des contenus mentaux suggérés parmi d'autres, mais les causes même de l'hystérie, et la raison pour laquelle cette maladie est incompréhensible! (3)

Je crois pourtant qu'il existe une différence palpable entre hier et aujourd'hui. C'est que l'autorité de la science est désormais incapable d'endiguer la revendication individuelle de soin: il y a quelque chose de pathétique à voir ces médecins américains, menacés de perdre leurs postes et leurs crédits à l'instigation de malades coalisés et rompus aux techniques du lobbying, invoquer le bon sens en vain, et ne tout simplement pas comprendre comment on en est arrivé là. L'épidémie de SIDA avait déjà fait lourdement sentir aux savants le poids de l'opinion militante. Un des faits curieux des épidémies dont je parle, c'est qu'il se pourrait bien que l'exemple du succès des associations homosexuelles servent désormais de paradigme à l'action revendicative à l'égard des institutions. D'ailleurs, les malades du CFS arborent un ruban bleu à l'imitation exacte du fameux ruban rouge. En tous cas, science et médecine deviennent ici des services comme les autres, appréciées en fonction de la satisfaction qu'elles doivent procurer, et jugées à l'aune d'idéaux opaques du bien-être privé. Où fait en même temps retour la "subjectivité", jusque là si soigneusement forclose? Dans l'activisme sans frein et la somatisation ininterprétable, car quasi dépourvue de soubassement fantasmatique? On dirait presque, si j'ose dire, un tableau de border-line, mais étendu au corps social.

(2) Dans un superbe livre récemment traduit, Robert Aronowitz (4), une des figures de l'histoire "constructionniste" de la médecine, a tenté de montrer dans quel contexte général, en médecine, une pathologie comme le CFS pouvait survenir. A ses yeux, c'est une logique à la fois épistémologique et sociale imparable qui va nous conduire à la multiplication des cas de ce genre. En effet, l'histoire de la médecine, ces cinquante dernières années, est marquée par deux tendances lourdes: le triomphe de la médecine réductionniste sur la médecine holiste (qui prenait en compte l'individu malade comme totalité biopsychosociale), et le triomphe de la stratégie délibérée de liquidation de l'autorité clinique personnelle par le bais du traitement statistique des données médicales: objectivation radicale et abolition démocratique des écarts entre praticiens vont de pair. Il n'y a donc plus de place, explique-t-il, pour l'idiosyncrasie individuelle. La ruse du raisonnement de Robert Aronowitz consiste à ne pas aborder de front la question de savoir si le CFS est ou non une "vraie" maladie. Il montre plutôt que dans des cas auxquels personne ne songerait (comme la disparition de l'angine de poitrine dans le cadre des maladies coronariennes), le succès de la médecine actuelle engendre mécaniquement les conditions de la révolte des individus: on ne cesse, montre-t-il, de buter sur la question de savoir qui inclure dans des maladies définies à partir de faisceaux de symptômes, à partir de quel seuil de trop faible intensité exclure tel cas, etc. Comme la recherche, en outre, est financée par des moyens publics, la demande du public est partout présente, et notamment, elle oblige les chercheurs à tenir compte des anticipations culturellement réglées sur ce qu'est être malade, courir un risque, accepter un mal pour en éviter un autre, etc. Au total, on a une population croissante de gens qui ont un peu ceci et un peu cela, jamais gravement, mais au total quelque chose, et qui sert de vivier, dans un contexte d'information circulant sans cesse et d'anxiété collective, aux épidémies actuelles. Bien plus: ces malades savent leur pouvoir s'ils s'associent, et entendent faite valoir leur représentation de ce qu'est la maladie.

On a bien tenté, dit-il, d'intégrer à la médecine réductionniste ce qui faisait la force de la médecine holiste: mais on n'a aboutit qu'à une caricature: l'approche "multifactorielle" des maladies. En juxtaposant des degrés faibles de désordres objectifs, on tente ainsi de cerner une maladie subjective. Non seulement cela ne satisfait personne, mais en outre, un effet tout à fait indésirable se présente: comme il s'agit de moins en moins de vraies maladies, et de plus en plus de "facteurs de risque" convergents, les individus endossent la responsabilité de leur santé d'une façon de plus en plus pénible. Ils sont censés, surtout aux Etats-Unis, patrie de la liberté individuelle et de la responsabilité personnelle totale, intérioriser l'hygiénisme, sans maîtriser les causes ni les conséquences réelles de leur comportement. Cela a pour effet direct de rendre les malades qui suivent scrupuleusement les règles de vie qu'on leur prescrit de plus en plus furieux face aux déboires des chercheurs qui ne trouvent rien: eux sont responsables, sincères, coopératifs, et les médecins impuissants, insensibles, avides de dépenser l'argent à ce qui les intéresse, etc.

(3) Une formidable tenaille se referme alors sur les individus. Là où la bonne foi dans la souffrance est complète, la vérité subjective de la maladie ne trouve aucun abri sûr. Comme tout doit être rationnel, transparent, normal, alors de deux choses l'une: soit ces malades sont des pauvres victimes de leur complaisance, des "hystériques", mais au sens pré-freudien des quasi simulateurs, et c'est une question de faiblesse psychomorale, soit ces malades sont de vrais malades, mais alors ce ne peut être que d'une affection organique encore inconnue, dont on peut au moins préfigurer le sérieux en se faisant peur avec l'extension de l'épidémie. En tous cas, ce doit être somatique, pas psychologique. Les malades du CFS et du GWS récusent absolument et avec la dernière violence toute mise en question de leurs troubles comme étant "psychosomatiques"; ce serait stigmatisant. Et tandis qu'en Europe, l'asthénie ou les algies psychogènes sont des symptômes bien admis dans le cadre des dépressions, la prescription d'antidépresseur n'est admise que si l'on explique aux malades qu'ils doivent lutter contre les conséquences mentales de la maladie "organique" qui les frappe…

Mais pour tenir longtemps de pareilles positions, il faut être nombreux et se soutenir mutuellement. La seule objectivité possible, c'est le recoupement systématique des récits de vies brisées par la maladie: comment se pourrait-il que j'imagine que je suis malade, si tout le monde raconte la même chose que moi? Jamais il n'est possible de défendre l'idée simple que ces maladies ne sont pas des maladies imaginaires, mais des maladies de l'imaginaire. Tout se passe comme si la dimension subjective était déréalisée. Internet relaie ainsi continûment des récits-types où chacun se reconnaît au miroir des malheurs d'autrui, et s'identifie à lui, le communautarisme américain, antidote sociologique spontané de l'individualisme, trouvant là un point d'application nouveau. Les sommets de la déraison sont proches: John Mack, un psychiatre de Harvard (spécialiste du cauchemar…) est ainsi persuadé que les extra-terrestres ont un plan d'insémination des terriennes, visant à nous remplacer. Il a donc collationné des récits d'enlèvement (obtenus sous hypnose), et les mettant en parallèle, il pense que le degré de convergence, les répétitions constantes, etc., prouvent l'objectivité des Alien Abductions (AA). Car, argumente-t-il, s'il n'est rien arrivé à ces femmes, par centaines, qui disent toutes la même chose, alors que leur est-il arrivé pour qu'elles disent ce qu'elles disent?

Le dernier facteur américain dans ces épidémies, c'est la théorie du complot. Comment la bonne foi des malades peut-elle être si régulièrement battue en brèche? Comment se peut-il qu'on ne trouve aucune cause à leur maladie? Chaque association a sa réponse: l'indifférence du gouvernement fédéral, affolé des conséquences de l'épidémie, encore pires qu'on ne croit, et qu'il dissimule, ou la pénétration de la magistrature par des cercles de pédophiles satanistes soucieux de couvrir à grande échelle leur méfaits, etc. Il y a une longue tradition paranoïaque aux Etats-Unis, quand il faut défendre les valeurs de base de l'individu, moralité personnelle, liberté matérielle, contre ses ennemis (Satan, les communistes, ou Washington, son fisc et ses bureaucrates). Des sorcières de Salem au maccarthysme, le schéma est classique: des individus aux certitudes intransigeantes rassemblent autour d'eux un noyau de militants, et tous les obstacles sont imputés à l'ennemi de l'ombre. La consultation systématique des pages des associations de malade, sur Internet, est un exercice indispensable pour mesurer l'ampleur du phénomène, ainsi que la lecture des commentaires critiques postés aux libraires en ligne par des particuliers qui témoignent, et qui portent sur les ouvrages de médecins qui dénoncent ou approuvent les recherches menées sur ces épidémies. On n'en croit pas ses yeux.

(4) Une part cruciale du problème est enfin liée à la difficulté pour ménager une place à la subjectivité dans le paysage médical et psychiatrique américain contemporain. Là encore, on se trouve coincé entre deux abîmes. D'un côté, pour pouvoir parler, même a minima, de "psychosomatique", il faut bien donner une certaine épaisseur au psychisme, faire en quelque sorte exister épistémologiquement un imaginaire qui joue un rôle causal dans les explications. Mais de l'autre, comme la seule chose qui rende immédiatement palpable ce psychisme, ce sont les vieux procédés de l'hypnose, plutôt faciles à enseigner, et aux effets spectaculaires, on ne tarde pas à se retrouver avec toutes les calamités qui y sont attachées: inductions diverses (dont celles des personnalités multiples), faux souvenirs, complicité invisible entre patients et praticiens, etc. Bien conscients des limites radicales d'une approche comportementale stricte, ignorante des conditions sociales de la médecine mentale, méprisante à l'égard de l'histoire de la psychiatrie, unilatéralement neurobiologique, bref, affligée des tares qu'on dénonce depuis longtemps, ce sont donc des professeurs de psychiatrie de Harvard, Judith Herman, ou Bessel van den Kock, qui ont ranimé le modèle dissociatif janétien pour tenter de re-psychologiser, si j'ose dire, leur discipline. Mais les contraintes d'efficacité objective sur la vie mentale pèsent un poids écrasant sur leurs tentatives. Leur concept de traumatisme ne peut absolument pas se défaire du modèle naturaliste de l'événement historique réel, daté et déclenchant. Du coup, ce que Judith Herman appelle hystérie est conçu sur le patron du Post-Traumatic Stress Disorder (PTSD) dans un contexte de luttes féministes; j'en cite sa définition: "l'hystérie est la névrose de combat de la guerre des sexes" (5). Davantage, comme le but des psychothérapies par rappel hypnotique des souvenirs "refoulés" est le renforcement du moi et la réadaptation à la vie la plus normale qui soit, déclarer en public ce à quoi on a "survécu" est la clé de la guérison: d'où les procès contre les pères, les erreurs judiciaires, etc. S'est alors enclenchée aux Etats-Unis une formidable bataille anti-psychanalytique, dans la mesure où ramener la psychanalyse à une pratique hypnotico-suggestive, c'est discréditer la partie sinon la plus solide, au moins la plus prestigieuse, la plus "apparemment scientifique" de la conception psychologique de la subjectivité. On voit très bien alors comment se nouent les dimensions culturelles, sociales, épistémologiques et scientifiques de l'empoignade. On comprend aussi pourquoi les défenses de Freud qu'on lit çà et là sont tellement peu freudiennes, qu'il faut s'y prendre à deux fois pour comprendre simplement la nature de contresens aussi systématiques. Quant aux attaques, elles tentent toutes de faire basculer Freud du côté de ceux qui fabriquent de symptômes en les suggérant, et théorisent sur des illusions (6). Le conflit entre "scientifiques" et "littéraires", pour savoir qui l'emportera trouve même ses ultimes prolongements dans les Science Wars, dont on ne connaît en France que l'épisode Sokal-Bricmont: car les tenants de la "construction sociale" du monde se retrouvent presque tous dans le camp des sceptiques, qui pensent qu'il y a une explication psychologique aux épidémies, qu'elle est un effet des représentations que les médias diffusent, et qui poussent les gens à s'identifier aux cas-types. De proche en proche, ce sont donc des pans entiers de l'univers des discours en circulation dans la société américaine qui entrent dans la danse, et comme il est prévisible (ce fut le cas à la fin du 19ème siècle), les protagonistes se conduisent les uns à l'égard des autres de façon de plus en plus hystérique. Et en ce sens, ces épidémies sont un révélateur merveilleux des dépendances inaperçues dans le fonctionnement social entre les registres du réel (les organismes des individus, les contraintes économiques et juridiques), de l'imaginaire (les images du corps, les idéaux culturels), et du symbolique (la place du désir du sujet dans un discours où les places occupables obéissent à des déplacements logiques inconscients).

Voilà donc un premier tour d'horizon. Je ne sais pas s'il s'agit d'hystérie collective, ou si derrière ce vocable facile, nous nous cachons des problèmes inédits. Un trait clinique, tout de même, émerge, troublant: il n'est étonnant que le modèle janétien ait tant de succès. Quand les épouses ou les enfants des malades contractent les mêmes symptômes, ceux-ci s'impriment dans la chair comme des décalcomanies pathologiques. Nulle dialectique, ici, nulle sélection intelligente du trait signifiant singulier, mais refoulé qui ferait de cette imitation, en bonne doctrine freudienne, l'effet observable d'une identification inconsciente d'un désir à un désir (à la manière des épidémies d'hystérie traditionnelles, des couvents ou des foyers de jeunes travailleurs). Est-ce un effet de la terrible pauvreté psychologique, du désarroi existentiel des victimes? Mais si celle-ci était un effet, plus qu'une cause? Lacan a proposé une fois l'idée d'un "discours capitaliste", dont le trait essentiel est qu'il remplace la maîtrise fondamentale, celle qui nous tient assujettis à un signifiant, par une maîtrise étrange, déboussolante, qui est la pure et simple circulation de l'objet, à l'infini. La vérité n'est plus une dimension fixée, dans ce discours, elle aussi entre dans le processus général de la circulation. Cette idée est à mon sens indispensable à la notion lacanienne de discours: nous ne pouvons concevoir le sujet que déterminé par le renvoi d'un signifiant à un autre (en ce sens, le seul "discours du maître", c'est la loi du langage). Mais peut-être ne percevons-nous avec vivacité cet ordre subjectivant que quand il est réellement battu en brèche: quand la loi du langage n'est plus vraiment ce qui nous met à notre place et découpe la place de l'objet, celle de la vérité, celle du savoir, etc. Et l'ordre impératif de la circulation de l'objet, l'obligation capitaliste normative de produire et de consommer, et de n'être soi-même qu'objet produit et consommé, permet de figurer sous un visage de cauchemar ce qui se passe quand l'ordre devient réel, pas symbolique. A qui s'en prendre? Où est le signifiant primordial dont parle Lacan, contre lequel l'hystérie pourrait ici faire valoir sa revendication de vérité? On en voit l'élan, certes, mais pas le fruit: au bout du compte, le savoir qui en résulte est celui d'un esclave au maître anonyme, pour qui ce qu'on peut savoir de lui n'importe en rien, celui, en somme, d'un individu dont le désir est de courir après l'étouffement réel de tout désir sous des idéaux de normalité hors desquels il n'envisage pas de vivre. D'ailleurs, de fait, il n'envisage pas de vivre: "survivre", être le "survivor" d'un trauma objectif, négociable à l'occasion en dommages-intérêts, c'est tout ce à quoi il aspire.

"As a survivor I bought this book with a little bit of hope. But not much. I have been and I suspect will continue to be pleasantly surprised. This is not patronising, is not full of irrelevant statistics and nor is it about wallowing in self pity and pain. It's positive, upbeat, real and to the point. It explains things how it is and not how you would want it to be which can be difficult at first. It has given me permission to feel how I feel and be how I am, and has also made me think about why I am and why I feel the way I do. Suicide prevention plans, support systems, everything is covered here to ensure that you continue to be a survivor and that you finish up being proud of being one. This book is becoming a source of a lot of change in my life, and I don't know how else to convince you all reading this that you really should buy this book" (7).


  1. Je me suis inspiré notamment du livre d'Elaine Showalter: Hystories. Hysterical Epidemics and Modern Culture, 2ème édition, Picador, 1998, Londres, et de multiples témoignages sur Internet.
  2. Pour une version beaucoup plus développée de cet essai, avec des liens qui permettent d'accéder aux sites de ces organisations: Des maladies introuvables aux Etats-Unis: "hystérie collective" ou pathologie de masse de l'imaginaire individualiste?
  3. Sur l'entrelacement des problèmes scientifiques et culturels de l'hystérie à la fin du 19ème, je me permets de renvoyer à ma Querelle de l'hystérie, PUF, 1998.
  4. Robert Aronowitz, Les maladies ont-elles un sens? Sanofi-Synthélabo, Le Plessis-Robinson, 1999.
  5. Judith Hermann, Trauma and Recovery. From Domestic Abuse to Political Terror, Rivers Oram Press, 1992.
  6. Frederick Crews et al., The Memory Wars, Granta Books, New York, 1997
  7. "En tant que survivant, j'ai acheté ce livre avec un brin d'espoir. Mais guère. J'ai eu et, je crois bien, je vais encore avoir de bonnes surprises. On ne vous traite pas en pauvre simplet, ce n'est pas bourré de statistiques sans d'intérêt, et il ne s'agit pas non plus de se vautrer dans l'apitoiement sur soi-même et la douleur. C'est positif, ça vous remonte, c'est vrai, et ça colle. Il explique les choses comme elles sont, pas comme vous voudriez qu'elles soient, ce qui, au début, peut être difficile. Il m'a donné la permission de me sentir comme je me sens et d'être comme je suis, et cela m'a aussi donné à penser sur pourquoi je suis et je me sens comme ça. Comment prévenir le suicide, les systèmes d'assistance, on parle de tout pour être bien sûr que vous continuiez à être un survivant, et qu'au bout du compte, vous soyez fier d'en être un. Ce livre devient en ce moment source de nombreux changement dans ma vie, et je ne sais pas quoi dire d'autre pour vous convaincre tous que vous devriez vraiment acheter ce livre". Il s'agit de The Courage to Heal Workbook: For Women and Men Survivors of Child Sexual Abuse, de L. Davis, Harper Perennial, 1990. C'est un commentaire posté de Londres par courrier électronique et affiché sur le site d'Amazon®, le libraire en ligne, en août dernier.