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Réflexions sur le mensonge, A. Koyré
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Alexandre Koyré
1943
Réflexions sur le mensonge
Après la mort d'Alexandre Koyré, Le Nouveau Commerce a réédité ce texte dans son numéro 5 (printemps-été 1965), précédé d'une introduction de Maurice de Gandillac. Enfin, la revue Rue Descartes a publié à son tour ces pages dans son numéro 8-9 (novembre 1993) sous le titre de "La Fonction politique du mensonge moderne".
Les Réflexions sur le mensonge ont fait l'objet d'une traduction italienne, publiée en volume par les éditions De Martinis & C., à Catane en 1994 (Riflessioni sulla menzogna politica, traduit par Bruno Lumi, avec une introduction de Salvatore S.Nigro).
On n'a jamais menti autant que de nos jours. Ni menti d'une manière aussi éhontée, systématique et constante. On nous dira peut-être qu'il n'en est rien, que le mensonge est aussi vieux que le monde, ou, du moins, que l'homme, mendax ab initio ; que le mensonge politique est né avec la cité elle-même, ainsi que, surabondamment, nous l'enseigne l'histoire ; enfin, sans remonter le cours des âges, que le bourrage de crâne de la Première Guerre mondiale et le mensonge électoral de l'époque qui l'a suivie ont atteint des niveaux et établi des records qu'il sera bien difficile de dépasser.
Tout cela est vrai, sans doute. Ou
presque. Il est certain que l'homme se définit par la parole, que
celle-ci entraîne la possibilité du mensonge et que n'en déplaise
à Porphyre - le mentir, beaucoup plus que le rire, est le propre
de l'homme. Il est certain également que le mensonge politique est
de tous temps, que les règles et la technique de ce que jadis on
appelait "démagogie" et de nos jours "propagande" ont été
systématisées et codifiées il y a des milliers d'années1;
et que les produits de ces techniques, la propagande des empires oubliés
et tombés en poussière nous parlent, aujourd'hui encore,
du haut des murs de Karnak et des rochers d'Ankara.
Il est incontestable que l'homme a
toujours menti. Menti à lui-même. Et aux autres. Menti pour
son plaisir - le plaisir d'exercer cette faculté étonnante
de "dire ce qui n'est pas" et de créer, par sa parole, un monde
dont il est seul responsable et auteur. Menti aussi pour sa défense
: le mensonge est une arme. L'arme préférée de l'inférieur
et du faible2 qui, en trompant l'adversaire
s'affirme et se venge de lui3.
Mais nous n'allons pas procéder
ici à l'analyse phénoménologique du mensonge, à
l'étude de la place qu'il occupe dans la structure de l'être
humain : ceci remplirait un volume. C'est au mensonge moderne, et même
plus étroitement, au mensonge politique moderne surtout, que nous
voudrions consacrer quelques réflexions. Car, malgré les
critiques que l'on nous fera, et celles que nous nous faisons à
nous-mêmes, nous restons convaincus que, dans ce domaine, quo
nihil antiquius, l'époque actuelle, ou plus exactement les régimes
totalitaires, ont puissamment innové.
L'innovation n'est pas totale, sans
doute, et les régimes totalitaires n'ont fait que pousser jusqu'au
bout certaines tendances, certaines attitudes, certaines techniques qui
existaient bien avant eux. Mais rien n'est entièrement nouveau dans
le monde, tout a des sources, des racines, des germes, et tout phénomène,
toute notion, toute tendance, poussés jusqu'au bout, s'altèrent
et se transforment en quelque chose de sensiblement différent.
Nous maintenons donc qu'on n'a jamais
menti autant que de nos jours et qu'on n'a jamais menti aussi massivement
et aussi totalement qu'on le fait aujourd'hui.
On n'a jamais menti autant...
en effet, jour par jour, heure par heure, minute par minute, des flots
de mensonges se déversent sur le monde. La parole, l'écrit,
le journal, la radio... tout le progrès technique est mis au service
du mensonge.
L'homme moderne - là encore,
c'est à l'homme totalitaire que nous pensons - baigne dans le mensonge,
respire le mensonge, est soumis au mensonge à tous les instants
de sa vie4.
Quant à la qualité -
nous voulons parler de la qualité intellectuelle - du mensonge moderne,
elle a évolué en sens inverse de son volume. Cela se comprend,
du reste. Le mensonge moderne - c'est là sa qualité distinctive
- est fabriqué en masse et s'adresse à la masse. Or, toute
production de masse, toute production - toute production intellectuelle
surtout - destinée à la masse, est obligée d'abaisser
ses standards. Aussi, si rien n'est plus raffiné que la technique
de la propagande moderne, rien n'est plus grossier que le contenu de ses
assertions, qui révèlent un mépris absolu et total
de la vérité. Et même de la simple vraisemblance. Mépris
qui n'est égalé que par celui - qu'il implique - des facultés
mentales de ceux à qui elle s'adresse.
On pourrait même se demander
- et l'on s'est demandé effectivement - si l'on avait encore le
droit de parler ici de "mensonge". En effet, la notion de "mensonge" présuppose
celle de la véracité, dont elle est l'opposé et la
négation, de même que la notion du faux présuppose
celle du vrai. Or, les philosophies officielles des régimes totalitaires
proclament unanimement que la conception de la vérité objective,
une pour tous, n'a aucun sens ; et que le critère de la "Vérité"
n'est pas sa valeur universelle, mais sa conformité à l'esprit
de la race, de la nation ou de la classe, son utilité raciale, nationale
ou sociale. Prolongeant et poussant jusqu'au bout les théories biologistes,
pragmatistes, activistes, de la vérité, et consommant ainsi
ce que l'on a très bien nommé "la trahison des clercs". les
philosophies officielles des régimes totalitaires nient la valeur
propre de la pensée qui, pour eux, n'est pas une lumière,
mais une arme ; son but, sa fonction, nous disent-ils, n'est pas de nous
révéler le réel, c'est-à-dire, ce qui est,
mais de nous aider à le modifier, à le transformer en nous
guidant vers ce qui n'est pas. Or, pour cela, ainsi qu'on l'a reconnu depuis
bien longtemps, le mythe est souvent préférable à
la science, et la rhétorique qui s'adresse aux passions, à
la démonstration qui s'adresse à l'intelligence.
Aussi dans leurs publications (même
dans celles qui se disent scientifiques), dans leurs discours et, bien
entendu, dans leur propagande, les représentants des régimes
totalitaires s'embarrassent-ils très peu de la vérité
objective. Plus forts que Dieu tout puissant lui-même, ils transforment
à leur guise le présent, et même le passé5.
On pourrait en conclure - et on l'a fait parfois que les régimes
totalitaires sont au-delà de la vérité et du mensonge.
Nous croyons, pour notre part, qu'il
n'en est rien. La distinction entre la vérité et le mensonge,
l'imaginaire et le réel, reste bien valable à l'intérieur
même des conceptions et des régimes totalitaires. C'est leur
place et leur rôle seulement qui sont, en quelque sorte, intervertis
: les régimes totalitaires sont fondés sur la primauté
du mensonge.
La place du mensonge dans la vie humaine
est bien curieuse. Les codes de morale religieuse, du moins en ce qui concerne
les grandes religions universalistes, surtout celles qui sont issues du
monothéisme biblique, condamnent le mensonge d'une manière
rigoureuse et absolue. Cela se comprend du reste : leur Dieu étant
celui de la lumière et de l'être, il en résulte nécessairement
qu'il est aussi celui de la vérité. Mentir, c'est-à-dire,
dire ce qui n'est pas, déformer la vérité et voiler
l'être, est donc un péché ; et même un péché
très grave, péché d'orgueil et péché
contre l'esprit, péché qui nous sépare de Dieu et
nous oppose à Dieu. La parole d'un juste, de même que la parole
divine, ne peut et ne doit être que celle de la vérité.
Les morales philosophiques, quelques
cas de rigorisme extrême, tels ceux de Kant et de Fichte, mis à
part, sont, généralement parlant, beaucoup plus indulgentes.
Plus humaines. Intransigeantes en ce qui concerne la forme positive et
active du mensonge, suggestio falsi, elles le sont beaucoup moins
en ce qui concerne sa forme négative et passive : suppressio
veri. Elles savent que, selon le proverbe, "toute vérité
n'est pas bonne à dire". Du moins pas toujours. Et pas à
tout le monde.
Beaucoup plus que les morales à
base purement religieuse, les morales philosophiques tiennent compte du
fait que le mensonge s'exprime en paroles, et que toute parole6s'adresse
à quelqu'un7. On ne ment pas "en l'air".
On ment - comme on dit, ou ne dit pas, la vérité - à
quelqu'un. Or, si la vérité est bien "la nourriture de l'âme",
elle est surtout celle des âmes fortes8.
Elle peut être dangereuse aux autres. Du moins à l'état
pur. Elle peut même les blesser. Il faut la leur doser, la diluer,
l'habiller. En outre, il faut bien tenir compte des conséquences,
de l'usage qu'en feront ceux à qui on la dira.
Il n'y a donc pas, généralement
parlant, d'obligation morale de dire la vérité à tout
le monde. Et tout le monde n'a pas le droit de l'exiger de nous9.
Les règles de la morale sociale,
de la morale réelle qui s'exprime dans nos mœurs et qui gouverne,
en fait, nos actions, sont bien plus lâches encore que celles de
la morale philosophique. Ces règles, généralement
parlant, condamnent le mensonge. Tout le monde sait qu'il est "laid10"
de mentir. Mais cette condamnation est loin d'être absolue. L'interdiction
est loin d'être totale. Il y a des cas où le mensonge est
toléré, permis, et même recommandé.
Là encore l'analyse précise
nous amènerait bien trop loin. Grosso modo on peut constater
que le mensonge est toléré tant qu'il ne nuit pas au bon
fonctionnement des relations sociales, tant qu'il ne "fait de mal à
personne11"; il est permis tant qu'il ne déchire
pas le lien social qui unit le groupe, c'est-à-dire, tant qu'il
s'exerce non pas à l'intérieur du groupe, du "nous", mais
en dehors de lui, on ne trompe pas les "siens"; quant aux autres12...
ma foi, ne sont-ils pas justement "les autres" ?
Le mensonge est une arme. Il est donc
licite de l'employer dans la lutte. Il serait même stupide de ne
pas le faire. A condition toutefois de ne l'employer que contre l'adversaire
et de ne pas la tourner contre les amis et alliés.
On peut donc, généralement
parlant, mentir à l'adversaire, tromper l'ennemi. Il y a peu de
sociétés qui, tels les Maoris, soient chevaleresques au point
de s'interdire les ruses de guerre. Il y en a encore moins qui, tels les
Quakers et les Wahhabites, soient religieuses au point de s'interdire tout
mensonge envers l'autre, l'étranger, l'adversaire. Presque partout
l'on admet que la déception* est permise dans la guerre.
Le mensonge n'est pas, généralement
parlant, recommandé dans les relations pacifiques. Pourtant (l'étranger
étant un ennemi potentiel), la véracité n'a jamais
été considérée comme la qualité maîtresse
des diplomates.
Le mensonge est, plus ou moins, admis
dans le commerce : là encore les mœurs nous imposent des limites
qui ont tendance à devenir de plus en plus étroites14.
Toutefois les mœurs commerciales les plus rigides tolèrent sans
broncher le mensonge avoué de la réclame.
Le mensonge reste donc toléré
et admis. Mais justement... il n'est que toléré et admis.
Dans certains cas. Il reste exception, comme la guerre, lors de laquelle,
seule, il devient juste et bon d'en user.
Mais si la guerre, d'état exceptionnel,
épisodique, passager, devenait un état perpétuel et
normal ? Il est clair que le mensonge, de cas exceptionnel, deviendrait
lui aussi, cas normal, et qu'un groupe social qui se verrait et se sentirait
entouré d'ennemis, n'hésiterait jamais à employer
contre eux le mensonge. Vérité pour les siens, mensonge pour
les autres, deviendrait une règle de conduite, entrerait dans les
mœurs du groupe en question.
Allons plus loin. Consommons la rupture
entre "nous" et les "autres". Transformons l'hostilité de fait en
une inimitié en quelque sorte essentielle, fondée dans la
nature même des choses15. Rendons nos
ennemis menaçants et puissants. Il est clair que tout groupe, placé
ainsi au milieu d'un monde d'adversaires irréductibles et irréconciliables,
verrait un abîme s'ouvrir entre eux et lui-même ; un abîme
qu'aucun lien, aucune obligation sociale ne pourrait plus franchir16.
Il paraît évident que dans et pour un tel groupe le mensonge
- le mensonge aux "autres" bien entendu - ne serait ni un acte simplement
toléré, ni même une simple
régie de conduite sociale :
il deviendrait obligatoire, il se transformerait en vertu. En revanche,
la véracité mal placée, l'incapacité de mentir,
bien loin d'être considérée comme un trait chevaleresque,
deviendrait une tare, un signe de faiblesse et d'incapacité.
L'ANALYSE, bien sommaire et bien incomplète
à laquelle nous venons de nous livrer n'est pas - loin de là
- un simple exercice dialectique, une étude abstraite d'une possibilité
absolument théorique. Bien au contraire : rien n'est plus concret
et réel que les groupements sociaux dont nous avons essayé
d'esquisser la description schématique. Il ne serait pas difficile
de donner, et même de multiplier, les exemples de sociétés
dont la structure mentale présente, à des degrés divers,
les traits fondamentaux, ou si l'on préfère, la perversion
fondamentale que nous venons d'indiquer17.
Or ces degrés, dont nous avons
d'ailleurs suivi l'échelle ascendante, expriment, nous semble-t-il,
l'action de trois facteurs :
1. Le degré d'éloignement
et d'opposition entre les groupes en question. Il y a loin de l'hostilité
naturelle pour l'étranger, ennemi potentiel et même ennemi
réel, à la haine sacrée qui inspire les combattants
d'une guerre religieuse18. Et loin de celle-ci
à la férocité biologique qui anime ceux d'une guerre
d'extermination raciale.
2. Le rapport de forces, c'est-à-dire
le degré de danger qui menace le groupe étudié de
la part de ses voisins-ennemis. Le mensonge, nous l'avons déjà
dit, est une arme. Et surtout l'arme du plus faible : on
n'emploie pas la ruse contre ceux
qu'on est sûr d'écraser sans grands risques ; on rusera au
contraire pour échapper au danger19.
3. Le degré de fréquence
des contacts entre les groupes hostiles et leurs membres. En effet, si
ces groupes, si hostiles soient-ils, n'entrent jamais en contact, ou seulement
sur le champ de bataille, si les membres d'un groupe ne fréquentent
jamais ceux des autres, ils auront - en dehors de la ruse guerrière
- bien rarement l'occasion de mentir à ceux-ci. Le mensonge présuppose
le contact ; il implique et exige le commerce.
Cette dernière remarque nous
oblige à pousser l'analyse un peu plus avant. Supprimons l'existence
autonome de notre groupe. Plongeons-le, tout entier, dans le monde hostile
d'un groupement étranger, immergeons-le, tout entier, au sein d'une
société ennemie, avec laquelle, cependant, il reste journellement
en contact : il est clair que, dans et pour le groupement en question,
la faculté de mentir sera d'autant plus nécessaire, et la
vertu du mensonge d'autant plus appréciée, que la pression
extérieure, que la tension entre "nous" et les "autres", que l'inimitié
des "autres" pour "nous", que la menace que ces "autres" font peser sur
"nous", grandira et augmentera d'intensité.
Poussons, une fois de plus, jusqu'à
la situation limite ; faisons croître l'hostilité jusqu'à
la rendre absolue et totale. Il est clair que le groupe social dont nous
sommes en train de suivre les avatars se trouvera obligé de disparaître.
Disparaître en fait, ou bien, en appliquant jusqu'au bout la technique
et l'arme du mensonge,
disparaître aux yeux des autres,
échapper à ses adversaires, et se dérober à
leur menace en se réfugiant dans la nuit du secret.
L'inversion désormais est totale
: le mensonge, pour notre groupe, devenu groupe secret20,
sera plus qu'une vertu. Il sera devenu condition d'existence, son mode
d'être habituel, fondamental et premier.
Du fait même du secret, certains
traits caractéristiques, propres à tout groupe social en
tant que tel, se trouveront accentués et exagérés
au-delà de la mesure. Ainsi, par exemple, tout groupement érige
une barrière plus ou moins perméable et franchissable entre
lui-même et les autres ; tout groupement réserve pour ses
membres un traitement privilégié, établit entre eux
un certain degré d'union, de solidarité, d'"amitié";
tout groupement attribue une importance particulière au maintien
des limites de séparation entre lui et les "autres", et donc à
la préservation des éléments symboliques qui en forment,
en quelque sorte, le contenu ; tout groupement, tout groupement vivant
du moins, considère l'appartenance au groupe comme un privilège
et un honneur21, et voit dans la fidélité
au groupe un devoir pour ses membres ; tout groupement, enfin, dès
qu'il se consolide et atteint une certaine dimension, comporte une certaine
organisation, une certaine hiérarchie.
Tous ces traits s'exaspèrent
dans le groupement secret : la barrière, tout en restant, dans certaines
conditions, franchissable, devient imperméable22;
l'agrégation au groupe devient initiation irrévocable23;
la solidarité se transforme en un attachement passionné et
exclusif ; les symboles acquièrent une valeur sacrée ; la
fidélité au groupe devient le devoir suprême, parfois
même unique, de ses membres ; quant à la hiérarchie,
devenant secrète elle acquiert, elle aussi, une valeur absolue et
sacrée ; la distance entre ses degrés augmente, l'autorité
devient illimitée, et l'obéissance perinde ac cadaver,
la
règle et la norme des rapports entre le
membre du groupe et ses chefs.
Mais il y a plus. Tout groupement
secret, que ce soit un groupement de doctrine ou un groupement d'action,
une secte ou une conspiration - et, d'ailleurs, la limite entre les deux
types de groupements est assez difficile à tracer, le groupement
d'action étant, ou devenant presque toujours, un groupement de doctrine
- est un groupement à secret, ou même à secrets.
Nous
voulons dire que, lors même que, pur groupement d'action, tel une
bande de gangsters ou une conspiration de couloirs, il ne possède
point de doctrine ésotérique et secrète dont il soit
obligé de sauvegarder les mystères en les voilant aux yeux
de non-initiés, son existence même est indissolublement liée
au maintien d'un secret et même d'un double secret; à savoir
du secret de sa propre existence ainsi que des buts de son action.
Il en résulte que le devoir
suprême du membre d'un groupement secret, l'acte dans lequel s'exprime
son attachement et sa fidélité à celui-ci, l'acte
par lequel s'affirme et se confirme son appartenance au groupe, consiste,
paradoxalement, dans la dissimulation de ce fait24.
Dissimuler
ce qu'il est et, pour pouvoir le faire, simuler ce qu'il n'est pas : voilà
donc le mode d'existence que, nécessairement, tout groupement secret
impose à ses membres.
DISSIMULER ce qu'on est, simuler ce
qu'on n'est pas... Cela implique de toute évidence : ne pas dire
- jamais - ce qu'on pense et ce qu'on croit ; et aussi : dire - toujours
- le contraire. Pour tout membre d'un groupe secret, la parole n'est, en
fait, qu'un moyen de cacher sa pensée.
Ainsi donc, tout ce qu'on dit est
faux. Toute parole, du moins toute parole prononcée en public, est
mensonge. Seules les choses que l'on ne dit pas, ou du moins, ne révèle
qu'aux "siens", sont, ou peuvent être, vraies25.
La vérité est donc toujours
ésotérique et cachée. Elle n'est jamais accessible
au commun, au vulgaire, au profane. Ni même à celui qui n'est
pas complètement initié.
Tout membre du groupement secret,
digne de son rôle, en a pleine conscience. Aussi ne croira-t-il jamais
ce qu'il entendra dire en public par un membre de son propre groupement.
Et surtout n'admettra-t-il jamais comme vrai quelque chose qui sera
publiquement
proclamé par son chef. Car ce n'est pas à lui que s'adresse
son chef, mais aux "autres", à ces "autres" qu'il a le devoir d'aveugler,
de berner, de tromper26.
Ainsi, par un nouveau paradoxe, c'est
dans le refus de croire à ce qu'il dit et proclame que s'exprime
la confiance du membre du groupement secret en son chef.
On pourrait nous objecter sans doute
que notre analyse, si juste qu'elle soit, s'écarte du sujet. Les
gouvernements totalitaires ne sont, hélas, rien moins que des sociétés
secrètes, entourées d'ennemis menaçants et puissants,
et obligés, de ce fait, de chercher la protection du mensonge, de
se cacher, de se dissimuler27. Et même
les "partis uniques" qui forment l'armature des régimes totalitaires,
ne peuvent, nous dira-t-on, avoir rien de commun
avec des groupements de conspirateurs : ils opèrent, en effet, en
plein jour. Aussi, bien loin de vouloir se fermer, et d'élever une
barrière entre eux-mêmes et les autres, leur but, avoué
et patent, est-il justement d'absorber tous ces "autres", d'englober et
d'embrasser la nation (ou la race) tout entière.
D'ailleurs, on pourrait contester
également le lien que nous prétendons établir entre
totalitarisme et mensonge. On pourrait faire valoir que, bien loin de cacher
et de dissimuler les buts proches et lointains de leurs actions, les gouvernements
totalitaires les ont toujours proclamés urbi et orbi (ce
dont aucun gouvernement démocratique n'a jamais eu le courage),
et qu'il est ridicule d'accuser de mensonge quelqu'un qui, comme Hitler,
a annoncé publiquement (et même imprimé noir sur blanc
dans Mein Kampf) le programme qu'il a ensuite réalisé
point par point.
Tout cela est juste sans doute, mais
en partie seulement. Et c'est pour cela que les objections que nous venons
de formuler ne nous semblent aucunement décisives.
Il est vrai que Hitler (ainsi que
les autres chefs des pays totalitaires) a annoncé publiquement tout
son programme d'action. Mais c'était justement parce qu'il savait
qu'il ne serait pas cru par les "autres", que ses déclarations ne
seraient pas prises au sérieux par les non-initiés ; c'est
justement en leur disant la vérité qu'il était sûr
de tromper et d'endormir ses adversaires28.
C'est là une vieille technique
machiavélique du mensonge au deuxième degré, technique
perverse entre toutes, et dans laquelle la vérité elle-même
devient un pur et simple instrument de déception29.
Il semble clair que cette "vérité"-là n'a rien de
commun avec la vérité.
Il est vrai également, que
ni les Etats, ni les partis totalitaires ne sont des sociétés
secrètes au sens précis de ce terme et qu'ils agissent publiquement.
Et même à grand renfort de publicité. C'est que justement
- et c'est en cela que consiste l'innovation dont nous avons parlé
plus haut - ce sont des conspirations en plein jour.
UNE conspiration en plein jour - forme
nouvelle et curieuse du groupement d'action, propre à l'époque
démocratique, à l'époque de la civilisation de masses
n'est pas entourée de menace et n'a donc pas besoin de se dissimuler;
bien au contraire, étant obligée d'agir sur les masses, de
gagner les masses, d'englober et d'organiser les masses, elle a besoin
de paraître à la lumière, et même de concentrer
cette lumière sur elle-même et surtout sur ses chefs. Les
membres du groupement, de même, n'ont pas besoin de se cacher: bien
au contraire, ils peuvent afficher leur appartenance au groupement, au
"parti", ils peuvent la rendre visible et reconnaissable aux autreset même
aux leurs par des signes extérieurs, des emblèmes, des insignes,
par le port de brassards ou même d'uniformes, par des gestes rituels
accomplis en public. Mais autant que les membres d'une société
secrète - et ceci malgré le fait, que nous venons de mentionner,
que la conspiration en plein jour tend nécessairement à devenir
une organisation de masses - ils garderont la distance entre eux-mêmes
et les autres ; l'adoption de signes extérieurs d'appartenance au
"parti" ne fera qu'accentuer l'opposition et rendre plus nette la barrière
qui les sépare de ceux du dehors ; la fidélité au
groupement restera la vertu principale de ses membres ; la hiérarchie
intérieure du "parti" prendra l'aspect, et aura la structure, d'une
organisation militaire, et la règle non servatur fides infidelibus
n'en
sera que plus scrupuleusement observée. Car la conspiration en plein
jour, si elle n'est pas une société secrète,
est
tout de même une société à secret.
La victoire, c'est-à-dire la
réussite de la conspiration, ne détruira pas les traits que
nous venons de mentionner; elle se bornera à affaiblir les uns,
mais en revanche, à intensifier les autres et, tout particulièrement,
à renforcer le sentiment de supériorité de la nouvelle
classe dirigeante, sa conviction d'appartenir à une élite,
à une aristocratie complètement séparée de
la masse30.
Les régimes totalitaires ne
sont rien d'autre que de telles conspirations, issues de la haine, de la
peur, de l'envie, nourries par un désir de vengeance, de domination,
de rapine ; conspirations qui ont réussi, ou mieux - et c'est là
un point important - ce sont des conspirations qui ont partiellement
réussi
: qui ont réussi à s'imposer dans leur pays, à conquérir
le pouvoir, à s'emparer de l'Etat. Mais qui n'ont pas réussi
- pas encore - à réaliser les buts qu'elles se sont proposés31,
et qui, de ce fait même, continuent à conspirer.
On pourrait se demander si la notion
de la conspiration en plein jour n'est pas une contradiction in adjecto.
Une
conspiration implique mystère et secret. Comment pourrait-elle se
faire en plein jour ?
Sans doute. Toute conspiration implique
le secret ; secret qui concerne précisément les buts de son
action ; buts qu'elle doit dissimuler justement pour pouvoir les atteindre
et qui ne sont connus que de ceux qui "en sont". Mais la conspiration en
plein jour ne fait nullement exception à cette règle, car,
ainsi que nous venons de le dire, tout en n'étant pas une société
secrète, elle est tout de même une société à
secret.
Comment toutefois une société
de ce genre, c'est-à-dire une société qui opère
sur la place publique, qui cherche à organiser les masses, et dont
la propagande s'adresse aux masses, pourrait-elle garder un secret ? Le
question est tout à fait légitime. Mais la réponse
n'est pas aussi difficile qu'elle le paraît tout d'abord. Elle est
même assez simple, car il n'y a qu'un seul moyen de garder un secret
; c'est de ne pas le révéler ; ou de ne le révéler
qu'à ceux dont on est sûr : à une élite d'initiés.
Or, dans la conspiration en plein
jour, cette élite qui, seule, est versée dans les buts réels
du complot est, tout naturellement, formée par les chefs, les membres
dirigeants du "parti". Et comme celui-ci exerce une action publique et
que ses chefs agissent en public et sont obligés d'exposer publiquement
leur doctrine, de faire des discours publics et des déclarations
publiques, il s'ensuit que le maintien du secret implique l'application
constante de la règle : toute assertion publique est cryptogramme
et mensonge ; une assertion doctrinale autant qu'une promesse politique,
la théorie32 ou la foi officielle autant
qu'une obligation contractée par traité.
Non servatur fides infidelibus
reste
la règle suprême. Les initiés le savent. Les initiés
et ceux qui sont dignes de l'être. Ils
comprendront, déchiffreront et percevront le voile qui masque la
vérité.
Les autres, les adversaires, la masse,
la masse des adhérents au groupement y compris, accepteront comme
vraies les assertions publiques et, par là même, se révéleront
indignes de recevoir la vérité secrète et de faire
partie de l'élite.
Les initiés, les membres de
l'élite, et cela par une espèce de savoir intuitif et direct33
- connaissent la pensée intime et profonde du chef, connaissent
les fins secrètes et réelles du mouvement. Aussi ne sont-ils
nullement troublés par les contradictions et les inconsistances
de ses assertions publiques : ils savent qu'elles ont pour but de
décevoir la masse, les adversaires, les "autres", et ils admirent
le chef qui manie et pratique si bien le mensonge. Quant aux autres, à
ceux qui croient, ils montrent par ce fait même qu'ils sont insensibles
à la contradiction, imperméables au doute et incapables de
penser.
L'ATTITUDE spirituelle que nous venons
de décrire, attitude qui est celle de tous les régimes totalitaires
et surtout, bien entendu, du régime totalitaire par excellence,
c'est-à-dire du régime hitlérien34,
implique, de toute évidence, une conception de l'homme, une anthropologie.
Mais pour être opposée à l'anthropologie démocratique,
ou libérale, l'anthropologie totalitaire ne consiste aucunement
dans un renversement de valeurs qui, en abaissant la pensée, l'intelligence,
la raison, mettrait au sommet de l'être humain les forcesobscures,
"telluriques", de l'instinct et du sang.
Sans doute, l'anthropologie totalitaire
insiste-t-elle sur l'importance, le rôle et la primauté de
l'action. Mais elle ne méprise aucunement la raison35.
Ou du moins, ce qu'elle méprise, ou plus exactement, abhorre, ce
ne sont que ses formes les plus hautes, l'intelligence intuitive, la pensée
théorique, le nous comme l'appelaient les Grecs. Quant à
la raison discursive, la raison ratiocinante et calculatrice, elle n'en
méconnaît nullement la valeur36.
Bien au contraire. Elle la met si haut qu'elle la dénie au commun
des mortels. Dans l'anthropologie totalitaire l'homme ne se définit
pas par la pensée, la raison, le jugement, justement parce que,
selon elle, l'immense majorité des hommes en est dénuée.
D'ailleurs, peut-on encore y parler de l'homme ? Aucunement. Car l'anthropologie
totalitaire n'admet pas l'existence d'une essence humaine une et commune
à tous37. Entre un homme et un "autre
homme" la différence n'est pas, pour elle, une différence
de degré, mais une différence de nature. La vieille définition
grecque, qui détermine l'homme comme zoon logicon, repose
sur une équivoque : il n'y a pas de liaison nécessaire entre
logos-raison,
et logos-parole, pas plus qu'il n'y a de commune mesure entre
l'homme, animal raisonnable et l'homme, animal parlant. Car l'animal
parlant est avant tout un animal crédule, et
l'animal crédule est précisément celui qui ne pense
pas38.
La pensée, estime-t-elle, c'est-à-dire
la raison, discernement du vrai et du faux, décision et jugement,
est une chose très rare et très peu répandue dans
le monde. Une affaire de l'élite et non de la masse. Quant à
celle-ci elle est guidée, ou mieux, mue, par l'instinct, la passion,
par les sentiments et les ressentiments. Elle ne sait penser. Ni vouloir.
Elle ne sait qu'obéir et que croire39.
Elle croit tout ce qu'on lui dit.
Pourvu qu'on le dise avec assez d'insistance. Pourvu aussi que l'on flatte
ses passions, ses haines, ses frayeurs. Il est donc inutile de chercher
à rester en deçà des limites de la vraisemblance :
au contraire, plus on ment grossièrement, massivement et crûment,
mieux sera-t-on cru et suivi. Inutile également de chercher à
éviter la contradiction : la masse ne la remarquera jamais ; inutile
de chercher à coordonner ce que l'on dit aux uns avec ce que l'on
dit aux autres : personne ne croira ce que l'on dit aux autres, et tout
le monde croira ce que l'on dit à lui40;inutile
de viser à la cohérence : la masse n'a pas de mémoire41;
inutile de lui dissimuler la vérité : elle est radicalement
incapable de la percevoir ; inutile même de lui cacher qu'on la trompe
: elle ne comprendra jamais qu'il s'agit d'elle, qu'il s'agit du traitement
auquel on la soumet42.
C'est cette anthropologie-là
qui est à la base de la propagande des membres de la conspiration
en plein jour: et c'est le succès même qu'elle remporte qui
explique le mépris littéralement surhumain des totalitaires
- nous voulons dire des membres de l'élite qui sait - pour la masse43,
pour celle de leurs adversaires, comme pour celle de leurs adhérents
; pour la masse, c'est-à-dire pour tous ceux qui les croient et
les suivent ; pour tous ceux aussi qui, sans les suivre, les croient. Nous
n'allons pas contester le bien-fondé de cette attitude. Elle nous
paraît, à nous, passablement justifiée. D'ailleurs,
les représentants et les chefs des régimes totalitaires sont
bien placés pour juger de la valeur intellectuelle et morale de
leurs adhérents, de leurs dupes.
Nous nous bornerons simplement à
constater que si la réussite de la conspiration des Totalitaires
peut être considérée comme preuve expérimentale
de leur doctrine anthropologique et de l'efficacité parfaite des
méthodes d'enseignement et d'éducation fondées sur
celle-ci, cette preuve ne vaut que pour leurs propres pays et leurs propres
peuples. Elle ne vaut pas pour les autres, et notamment, pour les pays
démocratiques qui, en demeurant obstinément incrédules,
se sont montrés réfractaires à la propagande totalitaire
: car, dans ces pays, cette propagande, bien
que soutenue par des conspirations locales, n'a pu, en fin de compte, tromper
qu'une certaine partie de la soi-disant "élite sociale". Ainsi par
un dernier paradoxe - qui, au fond, n'en est pas un, ce sont justement
les masses populaires des pays démocratiques, de ces pays prétendument
dégénérés et abâtardis qui, selon les
principes mêmes de l'anthropologie totalitaire, se sont avérées
appartenir à la catégorie supérieure de l'humanité
et être composées d'hommes pensants, et ce sont,
en revanche, les pseudo-aristocraties totalitaires qui représentent
sa catégorie inférieure, celle de l'homme crédule
et qui ne pense pas.