L'équivoque fondamentale de la Traumdeutung, et son destin dans l'épistémologie freudienne contemporaine

(Colloque de Lausanne, "Visions du rêve", 1er-3 décembre 1999)


Il y a bien des manières de prouver qu'un texte est toujours vivant. Polémiquer sur son sens en est une, avec cette nuance propre à la polémique psychanalytique, qu'il est difficile de ne pas interpréter en termes de symptômes les contresens qu'on prête à l'adversaire. C'est très exactement ce que je vais tenter de faire, et d'emblée, en désignant celui-ci. Sans le superbe travail d'A. Grünbaum, en effet, si radicalement destructeur, car tellement conséquent dans l'application d'un unique et rigoureux principe de lecture de la pensée de Freud, il y a fort à parier que les psychanalystes se seraient pris, longtemps encore, à leur propre rêve: le rêve d'une systématicité explicative qui dispenserait chacun, patient ou praticien, d'une élaboration personnelle, et d'un authentique déplacement du point de vue d'où les choses de l'inconscient peuvent être envisagées, et pour certaines, connues. Que ce travail doive pour chacun se faire à partir de rien, sinon de l'expérience analytique elle-même, c'est assurément un propos bien vu chez les psychanalystes. Mais lorsqu'on s'aperçoit que la résistance à la psychanalyse ne se résume pas au brutal rejet de ses thèses, mais se dissimule également dans une acceptation et une "compréhension" trop précipitée, le malaise point. Car, quelle "compréhension" n'est pas, de structure, précipitée? Et où puiser le critère du délai requis par une appropriation digne de ce nom? A. Grünbaum, pour nombre de psychanalystes, a simplement été le révélateur, un peu catastrophique, si j'en juge par la littérature professionnelle qui a tenté de se débarrasser de ses objections, de tout ce à quoi Freud commet, sur le plan scientifique, celui qui prétend le suivre, et dont on n'avait en somme pas du tout pris la mesure.

Ce que prétend prouver Freud dans la Traumdeutung vient alors au centre du débat. Car A. Grünbaum a proposé une interprétation méthodologiquement exemplaire de la thèse cardinale du maître-ouvrage de la psychanalyse, selon laquelle le rêve à pour cause un désir sexuel infantile et refoulé (1). Cette interprétation fait honneur, A. Grünbaum y insiste, à Freud, en ce qu'elle respecte son profond "naturalisme"; autrement dit, son souci de donner une explication causale des faits psychiques, conforme aux canons des sciences naturelles. Or, une fois posé que Freud s'efforce constamment d'atteindre cet idéal explicatif, et qu'il se donne les moyens d'y arriver, force est de constater qu'il échoue. Contre Popper, A. Grünbaum tient donc que la théorie freudienne n'est pas métaphysique: Freud ne formule pas des hypothèses "infalsifiables", mais révise ses constructions de façon systématique, en fonction des données cliniques disponibles. Malheureusement, la théorie freudienne du rêve, si elle n'est pas dans sa structure théorique ultime infalsifiable, est peut-être tout simplement fausse. Et A. Grünbaum de souligner qu'elle n'est pas capable de donner une explication cohérente des rêves contraires au désir, c'est le premier point, et d'autre part, qu'elle s'expose à ce qu'il appelle une objection "inédite", et censément dévastatrice: si le refoulement du désir est causalement nécessaire à la production du rêve, alors la levée thérapeutique du refoulement devrait aboutir à réduire le nombre des rêves chez les patients (ce qui est bien plus qu'une simple altération qualitative de leur contenu!). Or, personne n'a jamais rapporté de tels faits, qu'on pourrait d'ailleurs mettre à l'épreuve par un biais extra-clinique grâce aux enregistrements du sommeil paradoxal (2).

Pour justifier le titre de cet exposé, je me propose de prendre extrêmement au sérieux cette seconde objection. La première repose sur diverses méprises que j'ai analysées ailleurs (3). La seconde, en revanche, a suscité plus de troubles, dans la mesure où elle semble respecter la conception qu'ont tous les freudiens orthodoxes de l'appareil C , dans le fameux chapitre 7 de la Traumdeutung. S'il y a, en effet, un moment naturaliste où l'explication causale du rêve est incontestée, c'est là: quelles que soient les précautions de Freud pour distinguer l'appareil C d'une quelconque sous-partie anatomique du cerveau, néanmoins, il s'en sert pour expliquer pourquoi se déclenche un rêve, et un rêve entendu comme fait psychique objectif, comme une fantasmagorie nocturne. Et même si Freud ne fait pas d'hypothèse biologique, il n'en fait pas moins, épistémologiquement parlant, une hypothèse causale, laquelle peut être réfutée.

Eh bien, au risque du scandale, c'est ce que je voudrais démentir. L'appareil C , dans la Traumdeutung, n'est pas un dispositif causal. Ce n'est pas une sorte de machine psychique qui détermineraient la production du rêve en tant que fantasmagorie nocturne. Plus exactement, il se présente ainsi, et a excité à ce titre énormément de spéculations (parfois neurologiques, d'ailleurs), mais il n'en a pas la fonction, il ne peut pas l'avoir, et si les formules de Freud sont équivoques, je le reconnais, c'est parce qu'on ne voit pas quelle est sa véritable fonction dans l'élaboration théorique de la psychanalyse et sa pratique thérapeutique. Il en ressort, et je livre la conclusion avant la démonstration, que la levée du refoulement n'affecte d'aucune manière la quantité de rêves rêvés, parce que l'appareil C ne produit pas l'imagerie onirique en tant qu'imagerie (i.e. en tant que fait psychique, certes soustrait à l'observation, mais bien réel en moi qui dort), mais l'imagerie onirique en tant qu'elle a une signification intégrée à la série de mes symptômes, actes manqués, traits d'esprits, etc., et des souvenirs qui les rattachent à la trame intentionnelle indéchirable de ma vie.

*

En un mot: il est impossible de séparer les dernières sections du chapitre 7 de celles qui les précèdent, et plus généralement, d'un livre qui n'est pas une Traumslehre, mais une Traumdeutung. On ne peut subordonner l'interprétabilité du rêve, qui seule intéresse Freud, à un dispositif mécanique qui produirait d'abord un rêve objectif (des images), dont, comme si c'était une sorte de nuance supplémentaire et contingente, il y aurait ensuite à élucider le sens. Bien sûr, qu'il soit contraire à l'intention de Freud qu'on tire des conséquences inaperçues de sa doctrine, n'immunise en rien cette doctrine contre la critique. Il n'aurait pas voulu qu'on en déduise ce qu'A Grünbaum déduit? C'est malheureux, mais tant pis pour lui. Or je ne parle pas (encore) ici de l'intention de Freud. Je parle de ce qu'il écrit effectivement, et des causes d'un malentendu naturaliste que beaucoup de psychanalystes partagent avec A. Grünbaum.

Pour voir à quel point la signification est consubstantielle au rêve, pour comprendre, en d'autres termes, qu'on ne peut détacher le rêve freudien du fait qu'il n'existe qu'offert à l'interprétation, et donc, tout à l'inverse d'A. Grünbaum, qu'il faut subordonner la mécanique de l'appareil C aux conditions de cette interprétabilité, qu'on se reporte à la dernière page du chapitre 6. "Le travail du rêve ne pense ni ne calcule; d'une façon plus générale, il ne juge pas; il se contente de transformer (umzuformen). On en a donné une description complète, quand on a réuni et analysé les conditions auxquelles doit satisfaire son produit (Erzeugnis). Ce produit (Produkt), le rêve, doit échapper à la censure. Pour cela, le rêve se sert du déplacement (Verschiebung) des intensités psychiques, qui peut aller jusqu'à une "transvaluation de toutes les valeurs" (Umwertung aller psychischen Werte)" (4). Il me semble que ce passage interdit complètement la lecture du chapitre qui le suit immédiatement comme une théorie de la production du rêve-événement psychique nocturne. Le travail du rêve, en effet, qui "produit" le rêve, a deux composantes: la première (la moins spécifique) c'est la production des pensées du rêve, qui sont tout aussi correctes que celles de la veille; la seconde (vraiment spécifique, dit Freud), "transforme (verwandelt) les pensées inconscientes en contenu du rêve". Il ne s'agit ici, clairement, que du rêve-pensée, pas du rêve-objet. Et ces pensées sont de part en part les actualisations des dispositions subjectives du rêveur, elles sont douées d'une intentionnalité propre (i.e. elles sont ce à quoi pense le rêveur en rêve, ce qu'il croit, ce qu'il désire croire). Un rêve-objet, si j'essaie de me représenter ce qu'A. Grünbaum pourrait identifier sous ce chef, serait le rêve comme image occurrente, objectivement donnée dans le sommeil. S'il existait un oniroscope, et qu'on puisse ainsi faire apparaître sur un écran le contenu de mon rêve à partir d'enregistrements raffinés de mes activations cérébrales quand je dors, l'objet-image deviendrait visible. Mais justement: l'image à l'écran ne serait pas la pensée du rêve que j'ai. Elle serait ce que nous aurions tous sous les yeux, mais dont chacun, à part, envisagerait tel aspect, ou tel autre, en fonction de ses dispositions. Et mes dispositions de désir ne se révélerait qu'en m'écoutant prendre position sur ce qui est ou non pertinent dans cette imagerie, selon les deux "représentations de but" (Zielvorstellungen) qui régissent l'association libre en psychanalyse: la demande de guérison, et le transfert sur celui qui est supposé m'entendre; autrement dit, entendre ce que je pense de l'aspect (choisi) de l'image onirique que je lui rapporte. Quels que soient les développements qui vont immédiatement suivre au chapitre 7, l'intentionnalité des pensées du rêve implique que la seule description possible soit intégralement téléologique, et ne porte, encore au-delà, pas sur les faits objectifs de l'imagerie nocturne (les souvenirs de la veille, par exemple, suffisent à les fournir, sans difficulté particulière), mais sur leur intensité, référée à des altérations de leur valeur. S'il y a donc un appareil C, ce ne saurait être que pour rendre compte de ces altérations qualitatives, qui sont à la fois purement dispositionnelles, et subjectives.

Voilà pourquoi l'appareil C, dans la Traumdeutung, est une machine psychique si bizarre. Elle ne peut jamais dysfonctionner, puisque sa structure est déduite a posteriori du concept de ce qu'elle doit produire (un rêve échappant à la censure), ni non plus faire autre chose que ce à quoi elle est destinée. Quelle machine (mentale ou physique, peu importe) opère ainsi? Il faut donc complètement écarter l'idée d'A. Grünbaum que Freud se commettrait à fournir une genèse causale, à la façon d'une synthèse chimique d'éléments (incluant le désir), dont le précipité, si j'ose dire, serait l'imagerie nocturne, ou le rêve-objet.

Toutefois, l'adversaire ne rendra pas facilement les armes. Je peux imaginer l'objection suivante: "Même s'il ne s'agissait que de variations d'intensité et de valeur des images, et pas de la production de ces images dans une perspective de genèse causale complète du rêve, ce serait encore un problème causal: s'il y a une différence d'intensité, quelle est la cause de cette différence, quel mécanisme peut produire semblable altération? Qu'elle soit qualitative, voire dispositionnelle ou subjective, ne dispense pas Freud de nous expliquer son pourquoi. Bien plus, même si Freud se contente, pour qualifier de rêve un état mental, de critères abstraits (au fond, il lui suffit qu'on se figure le désiré comme étant déjà là, actuel, même s'il n'y a pas de travail sur les images) (5), il appelle "conversion" (Umsetzung), la figuration maximalement intense de la pensée de désir en images sensorielles. L'appareil C légitime la possibilité réelle de cette Umsetzung, qui est bien une opération. Pas d'opération sans opérateur, ni sans, donc, une machinerie pour produire au moins cette intensification".

Je préfère, pour répondre à cette objection, choisir une voie sophistiquée, qui est aussi la plus fragile, ce qui laissera place à la contestation (6). Car, assurément, Freud semble d'autant plus équivoque que pour lui, comme pour tous ses contemporains viennois qui écrivent avant que le Cercle de Vienne n'impose sa puissante conception scientiste, le naturalisme n'est en rien exclusif de la face subjective des phénomènes. L'esprit qui est une partie de la nature n'est pas, comme de nos jours, un concept objectivé de l'esprit, reformaté par l'expérimentalisme et ses méthodes anti-introspectives. C'est l'esprit subjectif ipse. Et selon la vision goethéenne si répandue à l'époque (7), chez Mach ou Helmholtz, nul ne sent de gêne d'appliquer une méthode positiviste aux faits psychiques. De ce point de vue, ni Freud ni Mach (l'autre grand livre de 1900, à Vienne, c'est la seconde édition de L'analyse de la sensation) ne sont réductionnistes. Le naturalisme qu'A. Grünbaum prête à Freud pour mieux refermer sur lui son piège, a le sens moderne, et donc anachronique, de l'idéal méthodologique des sciences naturelles dans tout usage de la raison, même philosophique. Nulle surprise donc, si l'on trouve chez Freud des prises de position en faveur d'un naturalisme scientiste. C'est tout simplement le langage de la rigueur. Je crois que c'est dans la totale inconscience épistémologique et historique de ce qu'est le naturalisme viennois, et son destin conceptuel, que les critiques phénoménologues de Freud ont justifié une répudiation de Freud symétrique à la réhabilitation tapageuse qu'en fait aujourd'hui A. Grünbaum (8).

Mais qu'il y ait des raisons pour se méprendre ne doit pas occulter qu'il s'agit encore d'une méprise. Car, de quoi cherche-t-on désormais l'explication causale standard? Non plus de l'imagerie onirique en tant que telle, mais juste des variations d'intensité, et des altérations qualitatives et subjectives qui l'affectent, sous l'action déterminante d'un désir sexuel infantile et refoulé. Nonobstant, l'appareil C demeure, comme j'ai dit, une systématisation téléologique a posteriori des conditions d'interprétabilité du rêve sensoriel et visuel, et non une machinerie psychique à produire de la fantasmagorie onirique. Car toute la construction de l'appareil C ne vise qu'à mettre en parallèle le rêve sensoriel avec l'hallucination hystérique, et à penser cette dernière à partir du premier. De même que les paralysies hystériques, ou les gestes contraints des névrosés obsessionnels, sont cliniquement fonction de l'intention d'agir qui les motive (ce ne sont pas des désordres moteurs neurologiques, ils dépendent de la description sous laquelle on les présente), de même, les hallucinations hystériques ne sont pas des images insensées, mais elles sont motivées par le réseau de croyances qui les projette à l'avant-scène de la vie mentale. C'est pourquoi je traduis Umsetzung par "conversion", de façon à faire entendre son homologie de forme intentionnelle avec la Konversion, dont la manifestation exemplaire est le trouble d'inhibition du mouvement. Ainsi la phrase de l'enfant mort à son père, au début du chapitre 7, "Père, ne vois-tu pas que je brûle?", articulée à une bouleversante expérience sensorielle dans le rêve, s'explique certes, en partie, par la "condensation" (Verdichtung) de divers souvenirs au sens surdéterminé, mais il faut surtout souligner ce qui se présente dans ce rêve comme objet de croyance hallucinatoire. La "régression" met ainsi au jour des souvenirs archaïques qui sont aussi des souvenirs d'adhésion subjective à ces contenus imagés, dans la mesure où les associations bien présentes qui l'y ramènent montrent au patient qu'il y adhère toujours, ou que ces contenus imagés colorent actuellement ses pensées de désir. Or, une fois rapproché cette explication de l'imagerie onirique, et l'accentuation de certains vécus visuels du rêve, de la sémantique de l'hallucinations hystérique, qui est le véritable terme à expliquer, on voit que la régression aux images originaires n'est pas une involution réelle de l'esprit, ni l'exploration de ses profondeurs empiriques. Certes, on peut dramatiser sur ce mode mythique ce dont il s'agit. Mais il n'y a jamais là qu'une façon de voir ses images oniriques comme ceci, ou comme cela, donc de les redécrire sous d'autres aspects pertinents, en laissant par ailleurs intacte leur éventuelle donnée psychique objective (qu'on pense à mon oniroscope). Quand je rapporte (ou transfère) au praticien telle accentuation sidérante de l'intensité sensorielle de tel fragment d'un rêve, je témoigne de ma disposition à sélectionner ce fragment plus qu'un autre, disposition qui dit quelque chose du désir qui m'anime et qui s'exprime du même mouvement. Pensez à l'analogie suivante: si je dis "Je souffre!" sous le coup d'une vive douleur, ce que je dis et le cri que je pousse en le disant extériorisent un même vécu douloureux. Il n'y a pas d'un côté la douleur, et de l'autre la relation de la douleur. "J'ai rêvé que…" joue en psychanalyse un rôle similaire: la description y serait inséparable de la motion de désir qui s'y déploie.

D'où la conclusion suivante: il est exact que Freud s'exprime en termes de mécanisme, et l'on peut croire qu'il offre une genèse causale du rêve. Sans doute, à ses yeux, la polémique qui nous occupe n'aurait pas eu grand sens, dans la mesure où son naturalisme n'exclut pas la subjectivité. Mais le balancier herméneutique penche dangereusement, aujourd'hui, du côté de la méconnaissance radicale de l'intentionnalité propre aux concepts psychanalytiques, et du point de vue en première personne dont l'appareil C permet de dresser la carte logique. Il n'y a pas la moindre preuve textuelle, dans la Traumdeutung, qui nous oblige, même dans le cas des rêves sensoriellement intenses, à écarter la lecture intentionnaliste que j'ai proposée. Elle n'est hérétique que dans la mesure où l'on substitue à Freud une vulgate psychologique naturaliste, qui ne se rend pas compte de la finesse de l'argument, ni des dangers d'un usage intempérant de la notion de causalité. Comme si Freud n'avait rien à nous dire de la causalité elle-même, appliquée aux faits psychiques, et que l'acception ordinaire du mot dans les sciences naturelles allait de soi. Je ne sais si j'ai réussi à le faire entrevoir, mais il y va de bien autre chose que de la justice à rendre aux raisonnements de la Traumdeutung: il y va de la thérapeutique et de la portée effective des interprétations qu'on peut donner aux rêves. Si ce que j'ai suggéré est correct, cela implique qu'il n'y a rigoureusement aucun abri contre la subjectivité des récits et des interprétations, et que c'est là non pas un obstacle, mais une condition sine qua non de la cure freudienne.

*

Permettez-moi donc, en guise de conclusion, de spéculer plus librement sur la fonction de l'appareil C chez Freud, dans son travail d'innovation. Imaginer l'appareil C n'est pas l'acte froidement épistémologique du théoricien répondant à des obligations logiques pour défendre ses arguments. Imaginant cet appareil, Freud se forge son propre appareil psychique, et pour des raisons qu'il est possible d'exhiber et de méditer. Nul besoin de recourir à la biographie de Freud, et d'y puiser des témoignages sur l'état second où sa famille l'a trouvé, alors qu'il rédigeait le chapitre 7. Qu'on songe simplement à ce qu'est une réelle confrontation avec la subjectivité pathologique du désir des névrosés, quand on a jusqu'ici campé sur la tranquille position de l'observateur objectif de troubles déficitaires. J'ose penser que l'appareil C , et sans doute presque toute la première topique, avec son armature conceptuelle pseudo-naturaliste, et l'équivoque de sa machinerie mentale, équivoque autrement, entre le tendre mille-feuilles des souvenirs rendus à leur fluidité, et la carapace surimposée et archi-impénétrable, a quelque chose d'une défense contraphobique contre le désir qui s'adressait à Freud dans le transfert. Rêver et théoriser le rêve, pour Freud, lui aurait alors servi de détour pour mobiliser son espace interne, et pour en mesurer la cohésion, autrement dit la vraie solidité subjective que le moi ignore en ne vivant qu'à la surface des désirs et des souvenirs. Rêver et faire la théorie du rêve, voilà le prix à payer pour entendre résonner en soi ce qu'un sujet vous adresse, sans être déchiré par le sérieux même, l'esprit de conséquence, qui est la condition de cette écoute. Tout ici est affaire de limites: juste après le cauchemar, qui crève le rêve et précipite le réveil, vient la phobie, dit Freud, qui est la "forteresse-frontière de l'angoisse" (9). Si psychanalyser est concevable à partir du moment où nous ne sommes plus phobiques du désir d'autrui, mais plus réceptifs, et, par là, capables de lui faciliter la prise de contact avec ses propres bords réels, une topologie des couches et de leur plus ou moins grande pénétrabilité intra-subjective s'impose d'emblée. L'auto-analyse de Freud culmine avec et dans l'appareil C , parce qu'elle se règle alors sur ce qui est psychiquement le plus pénible, et écarte tout complaisance savante: elle fixe l'angoisse en face, et calcule les moyens de la soutenir sans trop trembler. Ainsi, si le rêve de l'injection d'Irma passe à bon droit pour le rêve princeps du psychanalyste qu'est en train de devenir Freud, c'est à cause d'un détail rarement commenté: allant à l'ombilic du rêve, à cette gorge d'Irma, sexuelle et monstrueuse, autour de quoi prolifèrent les associations sans qu'elles puissent la réduire, Freud ne s'éveille pas. Il continue à rêver. "C'était un dur…", commente Lacan. Le chapitre 7 de la Traumdeutung permet de discriminer ce qui, dans cette dureté, se fermerait dans la rigidité du symptôme, mais aussi s'ouvrirait vers une possible plus grande et plus vivante exposition à autrui. Or, la seconde topique propose, elle aussi, un autre appareil psychique. Que Freud ait éprouvé le besoin d'en forger un second dit assez ce qui faisait la (ou une) limite du premier: l'appareil C n'est d'aucun secours pour s'exposer à la psychose, et par exemple, à la mélancolie. Envisagé sous ce jour, la couleur du texte change grandement: mais il me semblait en tous cas indispensable de dire pourquoi une explication intentionnaliste de la Traumdeutung est-elle même mue par une intention, et de la faire voir. Car c'est une idée et une pratique de la psychanalyse qui régissent la lecture, et pour dire le mot, l'interprétation nécessaire de ses textes fondateurs. Sur leur base, on sélectionne les termes pertinents de sa doctrine.

Quoi qu'il en soit, ce qui assure à mon sens la survie du texte, c'est l'expérience morale qu'il propose: la quête d'une constance relative du sujet, distincte des auto-représentations de la conscience à elle-même, poursuivie dans le sommeil, le rêve, la vie pulsionnelle et toutes les expériences de notre passivité incarnée, ou de ces actions énigmatiques dont nous sommes plus les agents que les acteurs, et qui tissent notre identité, jour après nuit. Cette expérience-là est complètement immunisée contre toute forme de projection des concepts freudiens sur une expérience neurophysiologique quelconque.


  1. On notera que l'égoïsme du rêve, qui en est aussi un trait d'essence, pour Freud, n'est jamais intégré à la liste des propriétés discutées. Il faudrait tenir compte de la dimension intrinsèquement morale du rêve (par exemple, qu'"infantile" implique un jugement de valeur, et pas juste la datation d'un traumatisme passé), et c'est bien ce qu'une démarche naturaliste radicale est incapable de faire.
  2. Adolf Grünbaum, "Deux objections inédites essentielles à la théorie freudienne des rêves", in La psychanalyse à l'épreuve, trad. franç. Joëlle Proust, éditions de l'éclat, 1993, pp. 104-134.
  3. Le rêve de Freud est-il un cauchemar théorique? Réponse à deux objections d'Adolf Grünbaum, à paraître dans les Actes du colloque de Rennes, Le Rêve… cent ans après, novembre 1999.
  4. S. Freud, L'interprétation des rêves, trad. franç. I. Meyerson, revue par D. Berger, PUF, Paris, 1967, p.432.
  5. C'est aussi un point souvent négligé: il peut y avoir du rêve sans recours à l'appareil C , et, par exemple, le rêve d'Irma en est un cas, en partie du moins, tout comme le rêve "Autodidasker" (Freud, op. cit., p. 454, p.460). Car ce sont des rêves où la déformation n'est pas au premier plan.
  6. Dans mon commentaire analytique de la Traumdeutung (Introduction à "L'interprétation du rêve" de Freud, PUF, Paris, 1998), je retenais deux autres éléments. Le premier, historique et contextuel, peut être résumé en disant que Freud charge son concept de "préconscient" de fonctions qui renvoient aux appareils psychiques qu'on peut trouver plus ou moins élaborés, dans des perspectives souvent distinctes, chez Exner, bien sûr, mais surtout chez Janet, pour rendre compte des formations psychopathologiques de l'hystérie et des obsessions. De ce point de vue, il s'agit littéralement d'écraser la concurrence avec un produit théorique vertigineusement complexe et polyvalent. Le second, plus épistémologique, répond à des besoins argumentatifs sur lesquels J. Elster a attiré l'attention. Toute explication intentionnelle de faits concrets est exposée au danger de postuler à chaque fois une intention (une raison motivante ad hoc), qui ne peut jamais manquer de se produire, si rien dans le réel de l'objet analysé ne la limite. Le paradoxe menaçant est celui du complot (J. Elster vise des théories sociologiques comme celle de Foucault ou de Bourdieu): comme on peut toujours supposer une intention des "dominants" même dans les (illusions de) dénonciations critiques qu'ils autorisent, et qui ont pour effet de cacher leur position dominante derrière le paravent d'une liberté de parole qui, en fait, légitime la domination. Mutatis mutandis, le raisonnement s'applique à la vision banale de la théorie freudienne de l'inconscient: même quand le rêve est contraire au désir, c'est encore au service du désir qu'il se trouve, mais d'un désir encore plus refoulé, que cache le premier, etc. La preuve qu'il en est bien ainsi, c'est que toutes les preuves sont soustraites à l'examen objectif par la stratégie même de l'intention cachée: la preuve qu'il s'agit d'un véritable complot, c'est qu'il n'y en a pas de preuves. Reste une sorte de soupçon autovérifiant. J. Elster demande alors la preuve que les effets observés ne sont pas l'effet d'une autre intention que celle qui est a priori soupçonnée, voire du hasard. Pour cela, il n'y a pas d'autre moyen que d'indiquer comment les dites intentions (celles des dominants, ou celles de l'inconscient) se réalisent. Par là, ce qui est requis, ce n'est pas un mécanisme positif et causal de production de ces effets à partir de ces intentions sous-jacentes, mais une indication négative, qui reste de l'ordre des raisons les plus plausibles, limitant le jeu du système des intentions, et permettant de l'attester (sinon de le vérifier) pour toute une famille d'effets distincts. Je crois que la lecture ici proposée du chapitre 7 de la Traumdeutung donne précisément cette fonction à l'appareil C : il est au service de la stratégie d'interprétation du rêve, et systématise les conditions téléologiques auxquelles le rêve doit satisfaire pour être interprétable. D'où le réalisme de la doctrine du rêve chez Freud: le rêve, c'est ce dont le récit et l'interprétation du rêve par le praticien et le patient (récit et interprétation entremêlées) sont vraies. Ce réalisme sémantique n'est pas un naturalisme objectiviste au sens d'A. Grünbaum. Le rêve n'est pas rien, ou un artifice fictionnel dans un récit, une illusion de référence produite au décours d'un propos constamment oblique; mais ce n'est pas non plus une chose psychiquement existante, et logiquement indépendante du discours dans laquelle elle est révélée au rêveur et à celui à qui il rapporte son rêve comme faisant énigmatiquement sens.
  7. Odo Marquard l'a établi avec un luxe inouï de détails érudits dans Transzendantaler Idealismus, romantische Naturphilosophie, Psychoanalyse, Jürgen Dinter, Köln, 1986.
  8. Je promets de développer ce point dans un prochain essai sur les récusations phénoménologiques de la Traumdeutung.
  9. S. Freud, op. cit., p. 494.