Y a-t-il une psychologie morale freudienne?

(paru dans la mongraphie La vie morale de la Revue internationale de psychopathologie)

Mots-clés: Freud, psychologie morale, philosophie de l'esprit, psychopathologie, Surmoi.

Résumé: Au lieu d'une psychologie morale, on a plutôt l'habitude de voir dans l'œuvre de Freud une psychopathologie de la morale. En démontrant que cette vision repose sur divers présupposés naturalistes que la philosophie de l'esprit contemporaine permet de critiquer, une nouvelle vision de la psychanalyse émerge, qui fait une place à l'intentionnalité éthique, et qui fournit un matériel stimulant à la psychologie comme à la philosophie de la morale. Le concept de Surmoi et ses incidence psychopathologique sont au centre du débat.

Summary: It is rather customary to see in Freud's work a psychopathology of morals, and not a moral psychology. It is argued that this vision relies upon various naturalistic prejudices which contemporary philosophy of mind is in a position to criticize. A new understanding of psycho-analysis then emerges which makes room for ethical intentionality. It provides stimulating data for both moral philosophy and psychology. The concept of super-ego and its psychopathological sequels stand at the center of the discussion.

La psychologie morale est une de ces disciplines mi-chair mi-poisson, que beaucoup de philosophes ont longtemps regardé avec le dédain qui sied devant une démarche qui, loin des purs concepts de l'éthique, s'intéresse à leur fonctionnement chez des hommes existants. Exemplaire d'un tel état d'esprit, le fameux "Tu dois, donc tu peux" kantien semble ainsi interdire a priori le développement d'une psychologie morale riche, ou du moins un peu plus que descriptive, puisque l'obligation morale cesserait d'être morale si l'on tenait compte de facteurs empiriques causalement efficaces, qui en limiteraient la portée en la soumettant, si peu que ce soit, à des conditions naturelles. Il faut beaucoup de recul à l'égard du kantisme, un souci pour les problèmes de l'éducation, ou pour l'acquisition des vertus, pour faire passer le philosophe moral d'une franche hostilité à une neutralité plus sereine. Son succès auprès des psychologues n'est pas plus assuré: elle occupe la position complémentaire d'une psychologie génétique extrêmement spéculative (il existerait des "stades moraux" révélant l'acquisition depuis l'enfance des notions-clés de l'éthique, ainsi que la maîtrise progressive de leur application). Son corpus s'est résumé des décennies durant aux œuvres de Piaget (Piaget 1932, 1965), puis de Kohlberg (Kohlberg, 1981, 1984) ainsi qu'à la masse inextricable d'objections et de contre-objections qu'elles ont suscitées ¾ surtout la seconde, d'ailleurs (Kohlberg, Levine & Hewer 1985; Modgil, 1986). Les biais méthodologiques qui surgissent dès qu'on tente d'obtenir des résultats non triviaux ¾ par exemple à la question en vogue: les hommes et les femmes sont-ils pareillement moraux? (Gilligan, 1982) ¾ et ni culturellement ni socialement déterminés, font aujourd'hui encore l'objet de disputes féroces (Flanagan, 1991).

Il est pourtant difficile de se passer de psychologie morale, la rigueur conceptuelle de l'éthique n'excluant pas l'élucidation, par ailleurs, de ses conditions psychologiques (ceci pour le philosophe), et (cela pour le psychologue) aucune théorie plausible de l'acquisition des éléments de la personnalité, quelque conception qu'on s'en fasse, ne pouvant s'arrêter au seuil fatidique de l'assomption par l'individu des règles de la morale. Touchant le premier point, une idée simple l'étaie: quoi qu'on pense du refus kantien de la psychologie (qui est davantage un refus de l'introspection), sa doctrine pratique fait appel au moins à un sentiment moral, et en apparence à un seul, le "respect" pour la loi morale. Mais tout "négatif" qu'il soit, puisque c'est plutôt un sentiment d'humiliation de mes penchant par la simple représentation du devoir, il n'est un sentiment moral que coordonné à d'autres, la culpabilité, ou encore la honte d'avoir manqué de respect à la loi, etc. De plus, on voit mal comment il échapperait à la mise en abyme normale des sentiments moraux sur les sentiments moraux: la joie d'échapper à la honte de n'avoir pas respecté la loi morale, la culpabilité de ne pas m'en sentir honteux, etc. Certes, Kant maintiendrait qu'il s'agit là de sentiments qui ne devraient pas être motivants pour l'action morale, et encore moins ses causes psychologiques. Il n'en reste pas moins que la vie morale suppose tout un réseau de sentiments moraux coordonnés et hiérarchisés, sans quoi le respect pour la loi morale n'est même pas quelque chose qu'on puisse ressentir, et que ce réseau appelle bien une élucidation psychologique. Ce n'est certainement pas n'importe quel réseau de sentiments interdépendants, moraux ou non, qui rend chacun susceptible de respect pour la loi morale. Qui, du coup, au nom de la pureté de la moralité kantienne, refuserait d'en décrire la trame? Je ferai toutefois la conjecture supplémentaire que la philosophie de l'esprit contemporaine a jeté quelques lueurs dans les discussions empiriques, en en rappelant l'enjeu métaphysique général (Lapsley, 1996). Car la psychologie morale se trouve au cœur de ce qu'on peut bien appeler la querelle de la naturalisation de l'intentionnalité, dont les critiques philosophiques des sciences cognitives, ainsi que les réponses qu'on leur propose, fournissent la substance. Schématiquement, le débat porte sur le point de savoir si l'intentionnalité éthique, dont les principes sont pour une part cruciale des fictions mobilisées dans un procès d'imputation et de supposition (par exemple, le devoir et la responsabilité, avec la "liberté" qu'ils impliquent chez l'agent), sont de simples artefacts langagier de la description de l'action, dépourvus de force causale, et, plus ou moins, l'effet d'une vision populaire et non scientifique de ce qui se passe en réalité, ou si, au contraire, de tels principes sont non seulement des justifications, mais des explications des actions morales, dont ils manifesteraient l'autonomie logique (Ogien, 1995). Or, naturaliser l'intentionnalité de l'action, voire de la signification, en l'étayant sur une biologie néo-darwinienne (inter alia) est devenu un exercice d'école dans la littérature naturaliste récente. On comprend ainsi d'autant mieux l'acharnement à naturaliser l'intentionnalité éthique, donc à asseoir biologiquement (ou sociobiologiquement, si le schéma explicatif reste évolutionniste) la psychologie de l'action morale (l'altruisme, par exemple), que, semble-t-il, le naturalisme quitte alors la sphère limitée des sciences cognitives et de leur épistémologie, et révèle ce qu'il changerait vraiment aux affaires humaines les plus générales (mœurs, médecine, droit, etc.); il se peut d'ailleurs qu'il livre là le fin mot de son effort spéculatif (Wright, 1995, Rottschaffer, 1997; Lombardo P. & Mulligan K., 1999).

Après l'avoir trop longtemps réservé, je livre enfin le nom de Freud pour constater que toutes ces recherches, réductionnistes ou antiréductionnistes, n'en font rigoureusement aucun usage. Là où, paradoxalement, historiens et épistémologues de la psychanalyse ne peuvent que reconnaître une tension interne capitale de la discipline qu'ils étudient (sauf s'ils sont désespérément naturalistes eux-mêmes), psychologues et philosophes moraux ne mentionnent la psychanalyse qu'en passant, lui confiant (et encore, s'ils sont généreux!) la tâche d'élucider des situations-limites, décrites d'ailleurs en termes si pathologiques qu'ils désespèrent a priori la raison. Même la référence assez favorable que D. Davidson fait à Freud dans sa théorie de la faiblesse de la volonté n'aborde ce thème qu'au titre du paradoxe qu'il enveloppe pour une théorie de l'action, et non de la morale (Davidson, 1982; Castel, 1997).

La nécessité de donner une teinte expérimentale à la psychologie morale a plutôt orienté les chercheurs vers la Théorie de l'Attribution, ressource canonique pour critiquer les illusions de la conscience naïve des déterminants psychologiques. Elle est largement connue en psychopathologie par ses applications thérapeutiques, aussi n'en développerai-je pas les procédés. Or, par une extrapolation qui ne gênera que les sceptiques, on rabat, en s'y référant, des résultats probants en psychologie sociale sur une psychologie morale censée lui être homogène: il en va ainsi des faits troublants que sont la tendance à attribuer des dispositions (notamment morales) à autrui comme à soi-même, indépendamment du contexte de leur manifestation, ou encore des divers biais motivationnels qu'on peut mettre en évidence chez l'agent en sa propre faveur. Ce rabattement est suspect, et il est loin de fournir l'élucidation de ce dont il s'agit. On peut bien dire, en effet, que sur le plan de nos interactions sociales, les sophismes attributifs spontanés soient des "erreurs de jugement". Mais c'est une conception elle-même moralement connotée, et surtout non critique, que de présumer que la morale doive être absolument homogène à un ordre social quelconque. Bien sûr, la Théorie de l'Attribution réjouit ceux qui pensent que nous n'avons rien du tout comme des "traits de caractères", ni de "dispositions" morales constitutives, et elle a, pour cette raison, l'importance qu'on sait en psychosociologie (Ross, L., & Nisbett, R., 1991). Assurément, elle démontre une plasticité méconnue des croyances et des désirs. Mais si l'on remonte d'un cran dans ses attendus, elle nous laisse dans une ignorance redoublée de l'origine de la tendance attributive elle-même, au sens où, avant d'être une cause d'erreurs dans l'interaction sociale, c'est tout simplement une tendance, et que la genèse d'une pareille tendance chez l'individu mérite une explication. Que répondre, par conséquent, au freudien entreprenant qui dirait: la Théorie de l'Attribution, tout particulièrement lorsqu'elle prétend élucider la nature des dispositions morales, ne capte que des effets superficiels. Ces dernières se forment bien davantage au niveau des projections et des introjections primitives, du Surmoi, notamment, pourvu qu'on donne au terme un sens conceptuel et non dogmatique. En outre, la notion de Surmoi dépend étroitement de celle de pulsion, pour le psychanalyste. Or, celle-ci, au moins à titre d'hypothèse, s'efforce justement de refléter l'intuition (clinique ou pas) que nous avons d'emblée du haut degré d'intrication mutuelle des deux dimensions essentielles du problème. D'un côté, elle comporte un aspect strictement individuel et non social, celui d'une "zone" du corps et d'un "investissement" de cette zone (sexuel et constant, dit Freud); de l'autre, elle tolère une liberté relative du "but" comme de l'"objet" électifs de la pulsion, dans ses usages et ses fonctions non plus strictement individuels, mais sociaux. Toute la théorie psychanalytique de la cure et de la sublimation, artistique comme éthique, repose là-dessus (Freud, 1908, trad. franç. 1973b:33; 1933, trad. franç.1995:130-131). Freud, bien sûr, est le dernier à croire que son concept bifide de pulsion résolve l'énigme de la relation entre la base naturelle, i.e. somatique, du désir individuel (avec ses vicissitudes historiques depuis l'enfance), et ses incidences morales, puis sociales (au sein d'institutions comme la famille, par exemple). Mais du moins défendrai-je l'idée que c'est une façon radicale de cerner ce avec quoi se débat toute psychologie morale. Car celle-ci ne peut être évidemment pas, en tant que psychologie, être tout à fait anti-naturaliste, ni désinsérée de tout corps humain (ce qui inclut sa biologie), mais elle doit aussi, et dans le même temps, ménager un certain libre jeu à nos désirs (serait-il très marginal), puis ouvrir le champ à l'élaboration de fictions normatives efficaces, qui, point décisif pour des normes morales distinctes de pures conventions sociales, seront motivées en raison.

Je me propose donc de repérer les premiers linéaments de l'apport de Freud à la psychologie morale, en refusant, en tous cas, d'en réduire la portée aux espèces tératologiques de l'acte névrotique, pervers, ou fou. Car il y a, avant d'examiner la valeur psychopathologique et clinique des thèses de Freud, leur cohérence conceptuelle à dégager, et une bonne dose de philosophie et d'éthique en jeu.

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L'objection qui se présente aussitôt est évidente. Pour Freud, la morale est avant tout conçue comme un symptôme, et l'attitude scientifique consiste à élucider ses causes. Du coup, il n'y pas exactement de psychologie morale freudienne, mais plutôt une psychopathologie de la morale ¾ dont les idéaux demeurent frappés de contingence, s'ils prétendent transcender la régularité normative culturelle, et de se poser en principes universels de la conduite. Bien des passages, à dire vrai, militent en faveur de cette lecture, le plus souvent liés à la théorie du Surmoi et de la "conscience morale" (Gewissen). Si dans la première topique, en effet, Freud s'intéressait à la clinique des sentiments moraux dans la névrose, dans la seconde, il tente une psychogenèse de la morale qui permette, sinon de déduire cette clinique, du moins de la rendre prévisible, ce qui l'infléchit dans le sens d'une psychogenèse de la morbidité morale.

On ne peut que souligner d'entrée de jeu que le problème de la perversion a d'abord été considéré par Freud comme un problème d'"immoralité", même chez l'enfant. Mais très tôt, alors qu'il en élabore la doctrine dans ses lettres à Fliess, Freud abandonne l'idée banale d'une sociogenèse de l'interdit refoulant, et préfère des formulations où l'origine des sentiments moraux de pudeur ou de pitié compte moins que le jeu d'oppositions intrapsychiques dans et par lequel ils deviennent agissants (Freud, 1er janvier 1896 et 14 novembre 1897, trad. franç. 1973a:131, 206-207). C'est là un procédé typique de la psychologie morale, et pour ainsi dire, sa condition épistémologique d'existence: si toutes les règles sont sociales, et si la vie sociale est l'unique lieu d'objectivation des comportements, si, en un mot, s'il n'y a rien d'"interne", de "mental" ou de "psychique" dans le traitement de ces règles (la discussion est ouverte sur le mot adéquat), alors la cause est entendue. En tous cas, je le souligne aussitôt, ces premiers jalons psychologiques ne se démentiront jamais: rien de plus naïf, en effet, que d'imaginer que Freud ait pensé que les conditionnements externes objectifs expliquent quoi que ce soit aux symptômes. La source de son anti-behaviorisme bien connu est l'idée qu'il doit se passer quelque chose de mental, doté d'une certaine autonomie de fonctionnement, avant que les menaces ou les gratifications n'exercent d'effet. Et s'il y a, par exemple, un contresens qui montre l'abîme entre Freud et le freudisme populaire (déjà celui d'Adler), ce serait la croyance que l'éducation façonne directement la névrose des enfants. Précisément parce que l'approche freudienne en morale est psychologique, et non sociologique, il rappelle que la sévérité des parents réels n'occasionne de refoulement qu'en fonction de la configuration du Surmoi de l'enfant (et donc davantage des parents œdipiens qu'il fantasme, et aussi de ce qu'est le Surmoi de ses parents). Ainsi l'obsessionnel n'a-t-il pas nécessairement, voire plutôt rarement, un père féroce (Freud, 1933, trad. franç. 1995:147-148, 150), ce qui ne l'empêche en rien de souffrir d'une surmoralité implacable, et en même temps, de distinguer les contraintes morales en tant qu'elles sont intériorisées, et qui le laissent sans recours, des lois morales extérieures ¾ qu'après tout, il peut aussi bien braver qu'un autre (Freud, 1974:69). En fait, la différence entre la soumission au Surmoi et la soumission aux parents, c'est qu'au Surmoi, on ne saurait cacher ses intentions (Freud, 1940, trad. franç. 1985:83). On peut certes dire, comme le feront quelques sociologues, que c'est là une illusion, mais une illusion demeure quelque chose qui existe; et le psychologue moral se contentera fort bien de cette illusion, pourvu qu'il puisse en exhiber les structures internes.

Mais si ces mises en garde préliminaires et méthodologiques sont faciles, il n'en va pas de même quand il faut apprécier l'étrangeté du contenu de la psychopathologie freudienne de la morale. Si la dimension intérieure de l'obligation est en effet psychologique, c'est la névrose qui le prouve, mais au prix de pathologiser à terme cette obligation (ou plus précisément, ce sentiment d'obligation) comme une contrainte psychique interne, sur le modèle assez intuitif de la névrose obsessionnelle, mais aussi du masochisme moral, puis, au comble de la cruauté éthique et du scrupule de conscience, de la mélancolie délirante auto-accusatrice.

Le masochisme moral est une de ces appellations freudiennes que les philosophes ne désavoueront pas, tant qu'elle reste informelle, et ne désigne qu'une banale surmoralité que le stoïcisme dénonce aussi bien. Les crispations commencent quand on lit sous la plume de Freud des définitions qui tendent à faire de la moralité même un moyen inconscient du besoin masochiste d'être puni (Freud, 1924, trad. franç. 1992: 20-23). Car cet inconscient n'est plus du tout une manière de dire que le masochiste moral ne se rend pas compte de son besoin de punition: Freud sexualise au contraire par là, et de façon très dure, l'alternance infantile de la faute et du châtiment qu'il appelle de ses vœux d'un père fantasmé, obscur et terrible, dans un scénario œdipien extrêmement riche. Songeant j'imagine à Dostoevsky, Freud s'étonne même de la trame dramatique qu'il donne à "tant de types de caractères russe". Sur ce versant, les motifs psychologiques non apparents de l'échec dû à la scrupulosité de la conscience ne sont plus des implications éloignées, ou trop désagréables et tenues pour cela à distance du foyer de l'attention ¾ mais qu'on pourrait encore réduire aux effets pervers d'une vie morale dense, où les motifs d'agir se croisent et s'entrecroisent. Au contraire, ces causes sont envahissantes, extra-conscientes, organisées en un dispositif autonome qui poursuit ses propres fins extra-morales, et la vie morale de surface (les "bonnes raisons" de se sentir coupable, par exemple) n'en est plus désormais qu'un épiphénomène, d'une teneur quasi fortuite.

Ce "sadisme du Surmoi" est aux yeux de Freud l'explication nécessaire de la croyance au destin (simple manière de projeter au-dehors la contrainte interne qui pèse sur tout ce que l'homme peut espérer), précisément dans ses aspects affectifs les plus irrationnels. Bien sûr, ce n'est pas une explication probante, si l'on se contente juste de mettre dans la tête, et toute aussi mystérieuse, la même puissance à qui nous étions auparavant voués dans la réalité. Mais Freud a autre chose en vue: un renversement de perspective assez paradoxal. Il songe à ces cas, mieux explorés par les théologiens moraux que par les philosophes, mais banals en médecine légale, où la culpabilité précède, et même commande l'acte coupable (tant qu'à se sentir coupable, autant l'être pour quelque chose!). Ces situations dénoncent à l'arrière-plan de la vie morale une "puissance de destruction" plus profonde, qui s'est ensuite agrégée au Surmoi, dont la sévérité moralisatrice n'est que la petite monnaie, voire l'érotisation étayée après-coup sur les imagines œdipiennes. Il faut donc concevoir en trois temps la genèse de la morale telle que le masochisme moral la fait percevoir: il y a d'abord une perte, dont la culture, qui exerce un véritable saccage sur le foisonnement pulsionnel, porte la responsabilité; puis la récupération psychique érotisée dans le Surmoi de cette destructivité, attribuée au père œdipien; et enfin l'annexion de la morale au sadisme surmoïque, qui réclame des sacrifices supplémentaires, voire le gâchis de la vie, dans le sillage des deux précédents moments. Social et mental sont imbriqués ici avec une attention spéciale pour ce qui nous joue des tours dans la moralité la plus louable.

Totem et tabou livrait déjà sous une forme mythico-anthropologique la logique de ce déboîtement, qui fait du Surmoi (encore que Freud parle alors de "conscience morale"), le relais indispensable entre la naissance de la société et la genèse de l'éthique. Car du repas totémique, résultent trois choses: la société elle-même, comme système d'interdits applicables entre frères (les tabous du meurtre et de l'inceste), les restrictions morales, et la religion. C'est uniquement après la formation de l'Œdipe qu'apparaissent la société comme système de droits mutuels, la morale comme affirmation d'idéaux, et l'art. Assez curieusement, la religion est une formation amphibie, qui relève des deux moments. On voit donc encore à l'œuvre l'idée de Freud, son apport essentiel, il y insiste, qui tient dans le renversement suivant: on n'a pas d'abord les idéaux moraux, et ensuite l'exigence de restrictions, mais l'inverse. C'est pour cette raison que "l'impératif catégorique" a effectivement trait au "tabou" prélogique et affectif des primitifs. Disons que sa sévérité psychiquement contraignante dérive de l'identification par assimilation du père mort ("assimilation" en un sens brut: par ingestion cannibale, et à ce prix seulement, avec une valeur symbolique!), en sorte que désormais, c'est sa cruauté même qui survit à l'intérieur des fils. La haine (ou si l'on préfère l'ambivalence, qui est sa version plus conflictuelle au sein de la conscience morale) est ainsi mise au fondement de l'éthique, laquelle n'est rien d'autre qu'une tentative de l'apprivoiser en la conjuguant avec les élans d'amour œdipiens. De façon frappante, et comme une préfiguration de sa théorie du masochisme moral, Freud mentionne déjà l'insuccès, et souligne combien, sans la spéculation apparemment sauvage qu'il propose, on serait en peine de comprendre pourquoi il appelle si fortement les reproches moralisateurs: comme si s'accuser soi-même, surtout sous les coups du sort qui dépendent le moins de nous, humanisait, si j'ose dire, la destruction obscure que nous avons à la fois subie et infligée à l'origine, et que nous ne cessons de répéter dans nos moindres élans psychiques (Freud, 1912-1913, trad. franç. 1998:359-365, 377-378, 362n.1).

L'efficacité causale du Surmoi et l'effet de démystification qu'il déclenche relativement à l'autonomie de la morale, a chez Freud diverses contre-épreuves. J'aborde de gaieté de cœur la plus connue, qui invoque tout simplement la légèreté du fardeau moral pour les femmes, ou plus exactement, sa légèreté relative mesurée à l'idéal surmoïque qui s'impose aux hommes (Freud, 1925, trad. franç. 1992:201). Si le Surmoi est bien le rejeton de l'Œdipe, cette conséquence est obligatoire, vu les voies divergentes de sa résolution chez le garçon et la fille. C'est, là encore, une prise de position exemplaire d'une psychologie morale, puisque la morale valant pour les deux sexes, toute différence testable apparaissant à ce niveau conforte la validité de son projet. Mais il la fragilise aussi, dans la mesure où il introduit le relativisme sexuel dans la morale, ce qui menace de la faire déchoir de son piédestal universaliste (là où les psychologues moraux veulent la capter), et la traite, à la limite, comme une représentation culturelle parmi d'autres, à peu près comme des coupes de jeans masculines ou féminines, simples variations sur un patron unisexe. Si on les trouve suffisamment précises, libre à chacun d'ailleurs de trouver des analogies entre l'opposition, courante en psychologie morale (Flanagan, 1991, trad. franç. 1996:262-263), entre une morale masculine de l'"obligation", et une morale féminine de la "sollicitude", d'une part, et d'autre part, celle que Freud suggère entre une morale féminine "sentimentaliste" (quoique ambivalente), et une morale masculine "impersonnelle". Mais admettons qu'il existe des nuances tangibles d'un sexe à l'autre, de quelle nature sont-elles? Concernent-elles la morale, ou la relation du moi à la morale, telle, autrement dit, qu'il se la représente, et non telle qu'il se sent obligé par elle? Freud, du point de vue de l'Œdipe, répond que c'est bien le sentiment d'obligation qui diffère. Le psychologue moral non freudien est plus embarrassé. Ce qu'on gagne chez Freud en clarté, on le paye du risque du dogmatisme, et d'un étayage clinique plus qualitatif qu'objectif. Ce que la psychologie morale propose n'est certainement pas dogmatique, mais tout autant sujet à des biais, ou facilement trivialisable. A résultats comparables, cela parle plutôt pour Freud.

Si l'on laisse de côté la différence sexuelle devant la morale, il reste un ultime argument en faveur de la thèse d'une psychopathologie freudienne de la morale, qui s'oppose radicalement à la téléologie progressiste de la psychologie morale. C'est la clinique de la mélancolie délirante auto-accusatric, et en particulier de cette variété d'"hyponcondrie morale", comme disaient les psychiatres français, qui relève des psychoses. La mélancolie délirante est une maladie extrêmement pure: pas plus que la paranoïa, on n'y note de troubles cognitifs; le raptus suicidaire, pathognomonique, est inamendable (c'est le cas redouté de la mélancolie "souriante"). Elle se retourne néanmoins soudain (les anciens auteurs parlaient du "virage" mélancolique), et guérit, ne laissant souvent que quelques cicatrices affectives. Les reproches délirants contre soi-même font le texte du délire. Pour Freud, c'est le déchaînement cliniquement exemplaire du sadisme surmoïque. Sa face inconsciente crève tous les barrages du refoulement (grâce auquel la névrose de contrainte le conjurait encore), conformément à sa théorie de la psychose (Freud, 1923, trad. franç. 1991:296-298). Or, ces auto-accusations n'ont d'autre contenu que celui du remords normal de la conscience morale saine: c'est plutôt que le malade n'en est plus protégé, et que leur sévérité, se retournant contre le moi, va jusqu'à le détruire. (Freud, 1917, trad. franç. 1988: 270). Or, si l'on considère qu'il faut protéger le moi de la surmoralité comme d'une folie, la moralité elle-même se change en un parasite psychique potentiellement symptomatique, du matériel psychopathologique, en somme.

Le "Tu dois!" de la contrainte interne (mais séparé du "donc tu peux", et qui doit donc moins à Kant qu'à sa caricature schopenhauerienne) repose ainsi sur le Surmoi, dont Freud a dénudé peu à peu la cruauté, mais surtout la radicale transcendance causale par rapport aux rationalisations de la moralité consciente. Il est désormais facile de se contenter du réseau de ces causes psychologiques et métapsychologiques de plus en plus spéculatives (la pulsion de mort, en dernier ressort), pour liquider définitivement l'espoir de découvrir chez Freud une morale à laquelle on pourrait accéder au terme d'un processus (et surtout de stade en stade), et qui ait un contenu objectivement rationnel. Une lettre tardive à Jung exclut explicitement que la "bonne", et pas juste la "mauvaise" conscience, vienne d'autre chose que de l'ambivalence originaire dont naissent les tabous (Freud, 21 mars 1912, trad. franç., 1975, II:263). Comment, dans ces conditions, préserver l'impératif kantien d'une sorte de relativisme où il ne vaut pas mieux que ces attitudes des primitifs si manifestement affectives, les raisons universelles que l'on allègue en s'y référant n'étant, mesurées à cette aune, que leur intellectualisation toute formelle? Or, de fait, la question se pose de savoir pourquoi il est si pénible de lui obéir (ce qui est bien autre chose que de se représenter l'impératif comme devant être obéi)? Et l'on voit mal, en outre, comment empêcher l'enquête de s'étendre au-delà du factum rationis de l'existence de la morale, sur quoi Kant nous a abandonné à notre perplexité. Tout naturalisme, freudien ou non, ne peut que se heurter à ce "fait", si total soit-il, et quelque sphère autonome de rationalité il circonscrive par ailleurs, comme à un fait parmi les autres, et qui réclame une genèse causale. On peut donc rejeter le contenu de la théorie freudienne, mais il faut avouer qu'il y a bien matière à spéculer…

Le chapitre VII du Malaise dans la culture systématise ces aperçus. Lui aussi semble étayer l'objection que j'examine depuis le départ: nonobstant son titre, cet essai pourrait aussi bien s'appeler La culture comme malaise ¾ il n'y a pas plus de psychologie sociale chez Freud que de psychologie morale, mais, mutatis mutandis, une psychopathologie de la vie sociale. En allant jusque là, on voit cependant apparaître une limite intéressante de l'objection naturaliste et causaliste à l'idée, irréductiblement intentionnaliste (même si elle ne peut être exclusivement cela), d'une psychologie morale freudienne qui amène graduellement les hommes à soumettre réellement leur conduite à des raisons morales plus objectives. Pour le voir, il faut entrer dans la démarche de Freud, et relever une particularité de son argument. Car si Freud critique la société, c'est au nom d'une certaine idée du mieux-être psychique que chacun pourrait obtenir de l'apaisement de la cruauté de son Surmoi, mieux-être que les exigences répressives sans cesse croissantes de la culture rendent toujours plus difficile. De ce point de vue, donc, il es clair que la société va mal à cause de l'impuissance individuelle à surmonter les fixations névrotiques que la psychanalyse a découvert. Mais réciproquement, la société, dans la multiplicité de ses formes passées ou futures (socialiste, par exemple, Freud y faisant ici une allusion célèbre) est l'instance invoquée pour réfuter la croyance typiquement surmoïque qu'une sorte de destin social infrangible soumet chacun au joug de contraintes éthiques universelles, qui l'obligent malgré tout à consentir de tels sacrifices. La distinction des deux niveaux est patente, et dans ce jeu de critiques croisées, elle démontre pour nous une conséquence décisive: c'est que, si forte soit la contrainte causale du Surmoi, elle n'abolit pas pour cela la possibilité de l'évaluation morale, selon des raisons, de ce qui est pire ou mieux. On peut critiquer en effet la cruauté mentale surmoïque du point de la société qui n'exige pas tant que ce que le Surmoi impose, et dans la démonstration de Freud, s'appuyer sur les mêmes exigences du Surmoi pour modérer la pente de la société à multiplier les nouvelles formes de répression culturelle. Comment cela se peut-il? Comment la dialectique du social et du mental maintient-elle chez Freud un sorte d'espace où survit une rationalité moralement évaluatrice, qui n'est pourtant pas le sous-produit pathologique du refoulement pulsionnel?

Je suggérerais volontiers la solution suivante. Quelque chose, dit Freud, distingue l'intellectualisme moral kantien du rapport du primitif aux tabous: car si nous connaissons l'échec, nous ne frappons pas les fétiches (Freud, 1930, trad. franç. 1994:314). Autrement dit, l'universalisation éthique extrême que nous connaissons, qui culmine dans le fait que pour la conscience morale développée, l'intention équivaut à l'action (c'est ce qui rend le Surmoi si cruel), en d'autres termes, l'universalisation jusqu'à la pure forme de l'impératif, est l'unique voie sur laquelle se révèle la raison de la cruauté du Surmoi: l'ambivalence inéliminable qui résulte de l'amour pour le père, auquel chacun s'est originairement identifié. S'il était possible de ne plus confondre l'impératif de cet amour avec l'éthique, mais de les dissocier, il se pourrait alors que l'éthique (et toutes les exigences répressives de la culture) alimente autre chose que l'exigence renouvelée du sacrifice, et c'est sans doute, malgré le pessimisme et les doutes freudiens, la porte ouverte à une sorte d'inventivité morale. Pèse en faveur de cette lecture la formule freudienne selon laquelle "l'éthique est thérapeutique", dans la mesure où elle met à la portée du travail culturel, par l'intermédiaire du Surmoi, des tâches autrement impossibles (Freud, 1930, trad. franç. 1994:330). Mais c'est parce que toute l'éthique, ou plutôt l'éthique avant Kant, a été régulièrement confondue avec l'impératif d'"aimer son prochain comme soi-même", que son éventuel usage thérapeutique s'est inversé en une aggravation paradoxale du scrupule moral (Freud n'est guère loin de la conjecture de Lacan, pour qui la névrose obsessionnelle n'est possible qu'avec l'apparition du christianisme). Pour décanter les deux, un moment formel est indispensable, dont la mentalité primitive est incapable. C'est ainsi au nom de la raison critique développée, et donc d'une psychologie morale qui fait de la guérison conjointe de la névrose individuelle et de la névrose de la civilisation la condition de sa propre émergence en tant que raison, que Freud se prononce, dans Le malaise dans la culture, en faveur d'un hédonisme modéré: que des satisfactions matérielles, comme l'on compris les socialistes, et même sexuelles, récompensent dès ici-bas les tendances morales des individus.

Il est savoureux d'imaginer une société où lorsque quelqu'un fait quelque chose de bien pour nous, nous le gratifierions sexuellement, pour lui épargner d'agir par sens surmoïque du sacrifice. Mais pourquoi pas? En tous cas, une telle option serait à discuter en fonction de buts et de motifs soumis à évaluation (d'autres alternatives se présentent d'ailleurs, pas forcément anti-religieuses, ni si hédonistes: remettre en question ce qui est vécu intérieurement comme un appel irrésistible à faire des enfants, ou encore à exercer certaines formes d'autorité, etc.). Ce ne serait en rien l'effet d'un processus causal, parce que, pour amener le Surmoi à ce degré d'apaisement, il faut d'une part mobiliser les rationalisations éthiques les plus sophistiquées (l'amour abstrait du père que réclament les religions monothéistes, entre autres), et d'autre part les évaluer selon leur forme. Mais cela suppose la remise en question radicale de cet amour (autant l'amour qu'on lui porte, que celui qu'on lui prête fantasmatiquement à notre égard), et donc une sorte de terminaison de la cure qui surdétermine ce qu'on entend par "résolution du complexe d'Œdipe". Or, qu'y gagne-t-on au juste? Peut-on faire la différence entre l'adhésion naïve à la morale kantienne, et une adhésion indirecte et contournée, qui en fait un moment pour la séparation de l'impératif d'amour du père, et une éventuelle remotivation éthique, un peu moins névrotique, de la conduite? Il ne semble pas, en tous cas, parmi les effets moraux que Freud prédit suite à la résolution de l'Œdipe, qu'on gagne clairement plus qu'un certain affranchissement à l'égard d'un automatisme moral banal, mais excessivement gênant, peut-être: celui qui veut que dans les états d'anxiété, nous ne sachions pas lier l'angoisse autrement qu'en demandant: "Quelle faute ai-je commise?" C'est pourtant cet automatisme qui voue les hommes à l'expiation infinie du péché originel, qu'ils aient ou non une foi consciente dans le père intérieur qui les tient alors en sujétion. Mais on peut aussi trouver précieuse une pareille altération dans la tonalité affective vécue de notre expérience morale, quand bien même les comportements qui suivent une règle éthique n'offriraient pas de différence objective patente, vus socialement.

La prudence de Freud sur le reste (je veux dire sur ce qui excède la discrète altération du vécu subjectif de la contrainte morale), s'explique par le fait qu'il n'est pas acquis d'avance qu'il y ait quoi que ce soit à inventer éthiquement au-delà de ce qui nous a rendu depuis si longtemps malheureux (sauf à succomber à un idéalisme candide, qui s'imagine qu'il devrait, si nous étions malins, nous arriver quelque chose de mieux que ce qui nous arrive). Mais c'est toujours une prudence qui touche le contenu positif de cette éthique "post-œdipienne". La dernière page de la Traumdeutung y fait implicitement allusion, lorsque Freud désigne comme "périmée" la morale dont l'appréciation du rôle de l'inconscient doit nous déprendre (Freud, 1900, trad. franç. 1967:527). Mais de toutes façons, comment en dire quelque chose, sans contrevenir, en la spécifiant, à la radicale pluralité de ses motivations rationnelles possibles, pluralité qui s'oppose à l'automatisme univoque des effets du Surmoi? Il s'agit en effet, à la fin de la cure, de conquérir un libre jeu relatif des motivations, pas d'adopter un stéréotype de la conduite morale du sujet "psychanalysé", et la liberté ne se décrit pas. De là découle en tous cas la neutralité requise du praticien, qui n'est en rien une forme d'agnosticisme simplet déduit du prétendu relativisme moral que Freud aurait cautionné, mais une attitude calculée. Il reste que les formules de Freud les plus claires maintiennent assurément qu'on ne peut évaluer un homme moralement qu'après qu'il a surmonté ses refoulements; mais même alors, distinguer l'homme bon de l'homme mauvais reste très délicat (Freud, 1915b, trad. franç. 1988:134).

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Mais peut-on, sur cette base, répondre de façon probante à l'argumentaire précédent, qui récuse toute psychologie morale freudienne ¾ du moins, toute psychologie débouchant, au terme d'un certain processus empirique, sur une attitude éthique objectivement fondée en raison ¾ , et qui ne voit donc dans Freud qu'une psychopathologie de la morale, rien de plus?

Tout dépend, je crois, du degré de finesse psychologique qu'on est disposé à supposer à l'arrière-plan des analyses de Freud, et qui en fait bien plus des descriptions cliniques, et bien moins les spéculations qu'on croit. J'ai exposé ailleurs sur quels contresens exégétiques et conceptuels repose le portrait de Freud en naturaliste exclusif ¾ celui qu'ont popularisé, pour mieux le réfuter, A. Grünbaum et F. Sulloway (Castel, 1998, 1999). Car Freud n'est pas le naturaliste qu'ils rêvent (autrement dit un naturaliste au sens contemporain: post-hempélien, qui se donnerait pour idéal théorétique la formulation de lois du mental homologues à celles des sciences de la nature). Or c'est justement sur cette base, et dans l'esprit d'une radicalisation absurde des indéniables références naturalistes de Freud, qu'on rejette sa psychologie morale ¾ en un mot, qu'on nie la vraisemblance de la prétention à l'objectivité de l'éthique à laquelle le processus empirique de la psychanalyse est censé amener (même si "empirique" a ici un sens vague, et signifie "à travers des vicissitudes historiques successivement ordonnées", et non le sens expérimental, ou quasi, qui fascine les psychologues moraux). Bien évidemment, je ne me prononce pas sur le succès de cette prétention (sinon par un ton chaleureux à l'égard des textes que je cite); mais il est important de souligner combien c'est la possibilité de son évaluation qui est directement menacée par la lecture naturaliste, et c'est cette possibilité seule qui m'intéresse ici, épistémologiquement.

Ce qu'il faudrait donc pouvoir défendre tient en quatre points:

  1. Que le Surmoi est un concept causal qui n'abolit pas la dimension intentionnelle de la conscience morale dans laquelle il se manifeste, et d'où il est inféré. Ce premier problème est lié à un second, celui du critère de la distinction entre des raisons morales objectives et des rationalisations moralisatrices a posteriori.
  2. Qu'il existe une homogénéité suffisante entre les stades moraux de la psychologie morale, et les stades psychosexuels freudiens: si on n'établit pas ce point, le processus empirique au terme duquel l'éthique commence à être peut-être autre chose qu'un symptôme n'aurait pas de spécificité psychanalytique.
  3. Que les explications métapsychologiques ultra-naturalistes de Freud sur la phylogenèse de la morale ne sont pas conceptuellement nécessaires, et que sa clinique seule en indique la fonction.
  4. Que l'ouverture pluraliste des raisons morales à la fin de la cure (i.e. à la résolution de l'Œdipe) n'est pas une démission de la réflexion éthique la diluant dans l'indéfini: il faut à cet égard clarifier ce que veut dire Freud quand il propose pour but à la cure de remplacer le refoulement par un "jugement de condamnation".

C'est là un programme herculéen, que je ne vais évidemment pas accomplir ici en détail, mais qui paraît néanmoins globalement réalisable pour plusieurs raisons.

Touchant le premier point, il faut d'emblée convenir que le Surmoi, s'il donne des ordres, donne des ordres bien particulier, puisqu'on ne peut pas leur désobéir. Or le critère logique de l'ordre, c'est qu'on peut lui désobéir, en quoi il se distingue d'une contrainte causale brute. L'obéissance est ainsi la marque que l'ordre a été interprété comme ordre, qu'il avait donc le sens d'un ordre, et à ce titre que l'ordre donné avait une structure intentionnelle. Que reste-t-il alors de l'impératif surmoïque, qui soit susceptible d'une lecture intentionnelle? Car le "Tu dois!", s'il est absolument impératif, fait bien en même temps sens. Il me semble que ce qui est sans l'ombre d'un doute intentionnel dans l'injonction surmoïque est qu'elle s'adresse "en seconde personne" (Tu) à l'agent moral et au sujet névrosé, qui la reçoit symétriquement "en première personne" (Je). Ceci est grammaticalement irréductible à une subduction causale rampante de ma conduite. C'est pour cette raison encore que le Surmoi s'en prend à ce qui est intentionnel dans les désirs du sujet: le Surmoi radicalise la logique de la "contre-volonté" qui est le principe constant de l'opposition intrapsychique freudienne: c'est ce que je désire, à quoi il est dit non (par exemple, au contenu sémantique du rêve, ou à la "pensée de désir", et non pas simplement au fait que je désire, i.e. à la "motion de désir", entendue comme une quantité d'énergie psychique dans une neurologie spéculative). J'ai développé ailleurs en quel sens le rêve immoral, dans la Traumdeutung, sert de point de départ méthodologique à la critique des théories naturalistes réductionnistes des contenus oniriques (Castel, 1998:74-84). Mais dans le cadre de la seconde topique la mélancolie délirante reconduit le même dispositif: n'y subsiste en effet, de l'injonction surmoïque, que la signification personnelle radicale du remords, dans son inexplicabilité à autrui (qui n'arrive pas à mesurer ce qui est si grave dans ce que le Je se reproche). Et voilà pourquoi, pour Freud, la mélancolie exprime paroxystiquement la vérité métapsychologique de la névrose obsessionnelle. Si je puis donc proposer une analogie, on ne peut se contenter de la célèbre formule "Wo Es war, soll Ich Werden" (que je traduis après Lacan: "Là où Ça était, Je doit advenir" (Freud 1933, trad. franç. 1995:163). Il faudrait ajouter: "Là où le Surmoi m'agissait, Je doit agir". Mais il semble que ce soit ce que la mélancolie ne saurait achever, parce que le système intra-psychique qui fait qu'une instance s'adresse à une autre est désarticulé dans la psychose. Maintenant, cette intentionnalité est-elle effectivement structurante dans la mélancolie, ou n'est-ce qu'une manière de décrire d'un point de vue moral superfétatoire (sinon franchement littéraire et extra-scientifique) ce qui, en réalité, a sa cause dans la neurobiologie de l'humeur? Tant que la clinique de la mélancolie sera biaisée par une approche naturaliste qui démembre ses aspects intentionnels, l'intérêt de la conception freudienne restera à jamais obscur. En revanche, si l'on voulait s'intéresser avec soin, par exemple à la logique du renversement, cliniquement bien documenté et si courant, de l'auto-accusation mélancolique en hétéro-accusation paranoïaque, et examiner conjointement quelles opérations commandent le "virage" mélancolique et la guérison des formes pures, elle pourrait stimuler de nouveau la réflexion psychiatrique. En tous cas, ce qui est causal dans le Surmoi ne contredit pas dans la conscience morale la présence de significations, de valeurs et de raisons motivantes appréhendées subjectivement.

La question subsidiaire (quel critère distingue la rationalisation a posteriori, explicable par le refoulement, de la motivation rationnelle effectivement objective?) a une réponse aisée. Il n'y a, par définition (puisque le refoulement implique l'inconscient), aucune différence phénoménologique entre les deux. Du coup, la question du critère logique tel que je pourrais le découvrir par l'inspection immédiate des contenus mentaux, disparaît tout à fait. Bien sûr, il faut recourir, comme toujours en psychanalyse, à la constellation surdéterminée des actions et des représentations qui dépendent de la "motivation raisonnable" suspecte, et ne pas la traiter isolément. Mais ce n'est pas plus obscur que de comprendre qu'on peut remonter à une raison (et pas simplement à une cause) par induction convergente: si cette raison est la raison d'être qui donne sa signification à un tout entrelacé de faits psychiques qui causent le comportement.

Quant au second point, il faut aussi noter d'emblée une chose. Le choix d'une conception stadiste de la morale, en psychologie, a une conséquence théorique très forte: que l'action ne conditionne pas la morale, mais bien les conceptions morales l'action (qui est censée devenir possible à cause du niveau de maturation atteint). Du coup, il y a une solidarité conceptuelle, et non empirique, entre la recherche psychologique de stades moraux et l'intellectualisme moral. L'analogie de ces stades avec les stades de la psychosexualité freudienne est douteuse, bien que ce soit, chez Piaget, une source d'inspiration patente. Car il n'y a guère, faute de sevrage éthique ou de puberté morale, si j'ose dire, d'arrière-plan génétique en psychologie morale qui soit suffisamment indépendant causalement de l'auto-moralisation du sujet, et qui lui imposerait par une nécessité strictement interne de construire ou de refondre ses relations avec autrui et avec lui-même (comme, chez Freud, avec son corps sexuel). Les stades moraux naissent, au contraire, d'une confrontation contingente avec l'extériorité. A tel titre qu'on se demande si les procédés employées pour tester l'apparition des stades moraux ne contribuent pas à les faire émerger, précisément en offrant aux jeunes sujets (prématurément, alors?) des dilemmes sophistiqués qui ne permettent pas de constater objectivement d'arrachement à la naïveté morale, parce qu'ils la provoquent... Les stades freudiens, hypothétiquement étayés sur le cours biologique de l'existence humaine, ne peuvent être franchis uniquement grâce à des incitations extérieures, même si ces dernières sont indispensables (comme la maîtrise sphinctérienne par la demande parentale de propreté, selon l'exemple canonique). D'autre part, on voit mal en psychologie morale ce qui pourrait correspondre au concept de fixation, qui est pourtant la clé de voûte causale de l'intégration psychogénétique de la sexualité. Un stade moral atteint, les précédents sont par définition dépassés, puisqu'il apparaîtront désormais comme immoraux du point de vue de la maîtrise (implicite ou non réflexive, à la rigueur) des nouvelles raisons d'agir. La perversion, ou bien l'infantilisme de la sexualité adulte, ne se surmontent pas de manière si commode. C'est que la psychogenèse freudienne n'est pas infectée d'intellectualisme, et qu'elle fait une place capitale à la genèse des émotions et des sentiments moraux (amour, haine, jubilation, tristesse, etc.).

Peut-on dès lors sauver quelque chose de substantiel dans l'apparente symétrie théorique des stades moraux et psychosexuels? Je suggérerais la chose suivante. La bouteille à l'encre de la psychologie des émotions consiste à se demander si, vu que quantité d'émotions sont des états intentionnels (ils visent des contenus, puisqu'on s'émeut de p, et parfois même d'autres émotions, comme l'amour de l'amour), les enfants qui ne parlent pas, et donc ne disposent pas des moyens de viser ces contenus comme tels, ont quand même des émotions ¾ par exemple, un nourrisson se réjouit-il quand il sourit aux anges? L'émotivisme, en éthique, consiste ainsi à prétendre, après Hume, que les croyances que nous avons relativement aux choses qui nous émeuvent ne sont pas les causes de nos émotions, mais des descriptions qui accompagnent le fait que nous les ressentions. Ce qui manquent aux enfant, en ce cas, n'est que la possibilité de dire ce qu'ils ressentent, pas les émotions. Dira-t-on alors que Freud est émotiviste (ce qui est une position typiquement naturaliste)? Oui, en un sens: ou alors, que penser d'expressions comme "haine infantile" ou "jalousie fraternelle" qui parsèment les textes freudiens, chaque fois référées aux rationalisation névrotiques ultérieures qui en prennent le relais chez l'adulte, et qui sont causalement explicables par ces haines et ces jalousies? Non cependant, en un autre sens. Car l'expérience de la cure est censée modifier non seulement ce qu'on désire, mais ce qu'on désire croire, dans une relation du désir à la connaissance où la connaissance n'est pas un supplément accidentel du désir (il suffit de penser au statut de l'imagerie onirique chez Freud: nous croyons ce que nous hallucinons, qui représente, déformé, ce que nous désirons). Si cette relation n'est pas contingente, alors il est réellement possible, conformément d'ailleurs à l'intuition commune, que certaines croyances causent, au sens fort, l'émergence de nouveaux désirs. Et il n'en coûtera pas plus que ces croyances soient aussi rationnelles. Il n'est donc pas imaginable que la réflexion morale soit systématiquement laissée de côté dans la cure, ou traitée à tous les coups comme une réaction symptomatique. Désirer croire, quoi qu'il en soit, est le genre d'attitude propositionnelle sans lequel le philosophe se trouve très embarrassé pour décrire les conflits moraux (Williams, 1973, trad. franç. 1994:97-124). Il semble que Freud en fasse un usage plus puissant encore, puisque sa théorie des stades déplie finement des ordres de croyances coordonnées aux niveaux génétiques du désir sexuel: nous ne désirons (ni ne pouvons) pas croire la même chose à tous les âges. Si ce que Freud nomme la résolution du complexe d'Œdipe n'est pas un mythe absolument incompréhensible, il doit donc y avoir une intégration ultime des croyances (et des valeurs, des motifs, etc.) qui fait de l'attitude éthique résultant de la guérison de la névrose un héritage rationnellement consistant avec la levée du refoulement. Mais il faut se rendre à cette conclusion qu'à tout prendre, c'est davantage une théorie des stades partiellement naturalistes qu'il faut à la psychologie morale ¾ et les stades freudiens devraient être des lieux d'élaboration électifs pour nos sentiments moraux. Mais j'ai conscience, posant cela, de tirer une traite audacieuse sur la validité conceptuelle de ce que j'ai appelé "désirer croire", et d'autre part, de dépasser l'épure de mon propos, en insinuant que la seule psychologie morale qui vaille serait alors la psychanalyse.

Pour ce qui regarde le troisième point, il devrait recevoir une réponse exégétique plus qu'épistémologique. Assurément, pour reprendre une des très rares formules acceptables de F. Sulloway, il y a chez Freud un "psycholamarckisme" (une foi dans la transmission héréditaire des caractères psychiques acquis) qui s'applique à la morale comme au reste: jusqu'à nous civilisés, à partir de la horde de Totem et Tabou (Freud, 1915b, trad. franç. 1988:150-151). Or, sans même mentionner le fait qu'il ne s'agit pas d'une spécificité de la psychanalyse (le 19ème siècle vieillissant est l'âge de l'évolutionnisme spéculatif polymorphe), il convient de rappeler un élément cardinal de la théorie darwinienne des sentiments moraux, qui parle en faveur de l'approche freudienne, et aide à en cerner la valeur par d'autres voies que l'influence passive (Maury, 1993:28-32). Darwin observe ainsi que le rougissement de honte humain, signe de la présence du sens moral, correspond chez les primates à la colère. Comment un tel phénomène peut-il être déclenché chez l'homme par des causes morales? Parce qu'il est assis sur l'instinct social des animaux, mais que, risque Darwin, les animaux ignorants le sacrifice de l'individu (puisque l'individu n'est pas singularisé au sein de l'espèce), ils ignorent le conflit que nous connaissons, qui réclame que nous surmontions cette individualité pour le bien de l'espèce. Le rougissement, preuve négative dans l'expression des émotions de la présence du sens moral auquel on a manqué, exprime alors le retournement de la colère de l'individu contre l'individu en tant que tel - retournement humanisant par excellence. La suture des aspects biologiques et moraux de l'émotion peut donc être fort subtile. Néanmoins, Freud (à la suite de Darwin) distinguera toujours ce qui est bon pour l'espèce humaine, la civilisation, et ce qui est bon en soi, sur quoi il garde la plus grande réserve. Et il ne commet jamais ce sophisme par amphibologie qu'on lit encore sous la plume des naturalistes réductionnistes, qui identifient ce qui est bon pour tous les individus pris universellement dans l'espèce, et ce qui est universellement bon pour chacun des individus qui la compose: les finalités biologiques atteintes avec succès, en un mot, et le Bien moral ultime. Ainsi pour Freud l'altruisme est-il civilisateur, mais pas "bon", puisque la société se contente de l'obéissance de fait, et ne s'intéresse pas aux motifs, lesquels peuvent être peu nobles, et même symptomatiques, si par exemple l'altruisme n'est que de l'égoïsme ambivalent (Freud, 1915b, trad. franç. 1988:136).

En effet, et cela conduit droit au quatrième point, Freud refuse tout jugement moral sur le désir: il n'y a pas de norme de la vie bonne si la sexualité est au cœur de l'existence. Certes, par défaut, en invoquant des critères dont il n'est pas sûr qu'ils soient exclusivement humains, on peut construire l'idée d'une "mère suffisamment bonne". Winnicott l'a fait. Mais où trouver la femme suffisamment bonne? Non qu'il n'y ait pas de vertus, mais parce que la vertu est un obstacle pour certains buts qui ont une valeur morale et intime inexpugnable (le contentement affectif et sexuel, au premier chef), et qu'il y a là un ensemble de bonnes raisons de vivre qu'il serait, à l'évidence, irrationnel de prohiber, bien qu'elles aient peu à voir avec les aspirations de l'ascète, ou du sage, ou du saint, seraient-ils bouddhistes.

Toutefois, refuser de moraliser sur le désir, ce n'est pas refuser de moraliser le désir, loin s'en faut. Et s'il y a un argument définitif contre la tentative de naturaliser Freud, et de ne traiter la morale que comme un sous-produit pathologique de processus causaux inconscients, c'est l'issue thérapeutique au refoulement que Freud développe dans la Métapsychologie: "le rejet par le jugement (jugement de condamnation)" (Freud, 1915a, trad. franç. 1988:189). Ce jugement, en effet, est "peut-être" tout ce dont nous disposons devant la pulsion pulsionnelle, que nous ne pouvons pas fuir, à la différence du danger externe. Or le refoulement est cela: à moitié une fuite (inutile, sauf à projeter dehors l'objet qui nous hante intérieurement, et c'est la phobie), à moitié un rejet (mais impuissant, quand il n'est pas un détour pour maintenir sous les yeux de l'âme la représentation voluptueuse et fascinante de cela même qu'on s'interdit) ¾ mais avec tout cela, un ratage complet. Il n'y a donc pas, in fine, d'autre résolution que morale du désir refoulé, et Freud, en ce sens, donne une solution assez classique à l'évaluation morale de la morale. Car, s'il partage avec Janet un mépris intense pour le "traitement moral" des névroses si florissant en son temps (qui revient à suggestionner les malades en leur instillant les valeurs du thérapeute), il compte sur le déterminisme psychique interne des individus pour garantir l'autonomie ultime de choix que conditionnera leur seule histoire privée. "Tu dois ce que tu peux" est la maxime implicite de cette morale, étant entendu que la guérison mobilise des pouvoirs nouveaux dont l'exploration est abandonnée au patient. Mais il suit aussi qu'aux yeux de Freud, l'absence de sens moral est une contre-indication absolue à la psychanalyse: le jugement de condamnation, si inchoatif et impuissant soit le sens moral au début de la cure, et contaminé par les exigences morbides du Surmoi, doit être possible (Freud, 1904, trad. franç. 1972:6-7). Comment dès lors ne pas reconnaître que ce sens moral doit posséder une validité sui generis qui l'immunise contre les oscillations fantasmatiques de l'imaginaire névrotique? Et comment serait-ce possible, s'il n'y a pas une moralité tendanciellement objective (i.e. rationnelle), distincte de ses formes et de ses usages pathologiques? En outre, l'existence d'une psychologie morale au sens fort n'exclut pas celle d'une psychopathologie de la morale, bien au contraire: Freud reconnaît que de nombreuses contraintes morales pourtant raisonnables, ou plus exactement, les contraintes morales trop nombreuses, sont, cumulées, impossibles à satisfaire: il ne néglige pas la dépense psychique requise pour veiller à chacune, que souvent, le philosophe néglige, aveuglé par leur implication logique réciproque. C'est la parabole du cheval de Schilda, qui meurt au moment où il avait presque réussi à apprendre, au terme d'un long processus de privation progressive, à se dispenser de manger (Freud, 1910, trad. franç. 1993:55). Car tout n'est pas sublimable ¾ mais cela, l'éthique n'en a cure.

Je me suis efforcé de contrecarrer ici, en entrant dans un certain détail argumentatif, la tendance navrante à ne traiter Freud en moraliste que pour des raisons relatives à son style, ou à ses références philosophiques ponctuelles. Au bout du compte, ai-je donc produit des motifs plausibles de croire que la psychanalyse est (entre autres choses) une psychologie morale: une théorie des conditions psychobiologiques de la vie morale, qui ne détruise pas l'intentionnalité éthique en la naturalisant? Je préfère donner une réponse un peu plate: oui, parce que la doctrine, ainsi, est plus cohérente, et qu'on ne perd pas la possibilité de concevoir en outre, à partir de la psychanalyse, une psychopathologie de la morale ¾ la réciproque étant fausse. Quant au naturalisme a minima de sa psychologie morale, je dirais que Freud cherche de quel libre jeu relatif je puis jouir en tant qu'individu appartenant à l'espèce (quelles raisons je puis instituer comme causes de mon comportement; car c'est tout ce qu'il faut à la morale), et non, avec l'accent du naturaliste extrémiste, ce que l'espèce tolère chez l'individu comme variation comportementale (la qualification éthique de ce comportement est alors affaire de contexte et de façon de décrire l'action; mais rien d'intrinsèque). Dit autrement, la psychanalyse ne traite ni de la sexualité ni de la mort, mais de ma sexualité et de ma mort, nouées ensemble par les institutions qui humanisent la succession des générations, la rendant peu ou prou vivable. En tout état de causes, notre horizon éthique n'est guère lointain. Car un tel naturalisme tempère tout dogmatisme moral, et fragilise d'emblée les formes qu'on serait tenté de projeter vers ceux qui nous suivront. Si l'Œdipe a un sens moral, ainsi, il est surtout restrictif, et ce n'est rien du tout comme un contenu à immuniser de l'histoire ¾ il veut dire que ceux qui nous suivront feront comme nous: pas tellement ce qu'ils veulent, mais ce qu'ils peuvent.

Pierre-Henri Castel

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