L'enjeu subjectif de la raison en psychanalyse: Freud et son Traumbuch

(Conférence au Centre Raymond de Saussure, à Genève devant la Société suisse de psychanalyse)


"Si on me demande comment on peut devenir psychanalyste", dit Freud dans la 3ème conférence de 1909 (Über Psychoanalyse), "alors je réponds: par l'étude de ses propres rêves". Il lui a fallu trois années pour arriver, en 1912, à formuler l'exigence qui est encore aujourd'hui nôtre: ne peut devenir analyste que quelqu'un qui a fait une analyse personnelle avec "quelqu'un d'expérimenté en la matière". Les débats sur le "devenir-psychanalyste" ont depuis agité sans répit le milieu psychanalytique, entretenant la confusion sur des problèmes distincts: la transmission de l'expérience psychanalytique, l'enseignement de la psychanalyse comme doctrine et comme technique thérapeutique spécifiques, et enfin la reconnaissance (reconnaissance aux yeux de ceux qui, justement, ne sont pas psychanalystes) d'une capacité à pratiquer des psychanalyses. Je dis que ces problèmes sont distincts parce que nous savons bien que certains transmettent tout à fait une expérience, qui ne sont pas capables d'enseigner la psychanalyse, et que l'inverse est également plutôt courant, dans la critique littéraire, notamment, qui a sécrété un nombre alarmant de professionnels du freudisme théorique aux connaissances livresques époustouflantes. Quant au recul que donne l'histoire du mouvement psychanalytique, il a cet avantage de démontrer que nombre de praticiens "reconnus" ont pu écrire avec l'onction de leur pairs des choses si symptomatiques et tellement anti-freudiennes dans la lettre comme l'esprit, que la reconnaissance officielle est de tous les critères le moins probant. Inversement plutôt, qui ne doit, quelle que soit son affiliation, à quelque hérétique au nom imprononçable, à quelque Spinoza intérieur à son orthodoxie, une étincelle précieuse qui l'a éclairé, une interprétation simple et juste, dont il lui faut en même temps avouer que son louable souci d'obéir, renforcé par les conseils de prudence de ses maîtres, le prémunissait?

Je vous propose ce soir de laisser ces questions si politiques, et de revenir à cet entre-deux (1909-1912) dont je partais, pour y lire comme un battement non pas contingent, ni résolu par je ne sais quel "progrès" entre deux attitudes de Freud, mais, au contraire, et pour en finir avec cette idée de progrès, une clocherie, un pas de guingois incontournable dans la démarche de tous ceux à qui, à un moment, s'offre l'éventualité de psychanalyser autrui.

Si "l'étude de ses propres rêves" n'est pas un si léger viatique, dans cette entreprise, c'est qu'elle est étayée sur la Traumdeutung. Mais pas seulement sur le Baedeker onirique à l'usage des curieux d'inconscient qui se pressaient au tournant du siècle aux frontières de la psychologie et de l'esthétique; la Traumdeutung de 1909, justement, que Freud désigne, dans sa préface rédigée durant l'été 1908, comme une "réaction à la mort de mon père, l'événement le plus important, la perte la plus déchirante d'une vie d'homme": la Traumdeutung, en un mot, comme acte subjectif au moins autant et sinon davantage que comme contenu; la Traumdeutung, dit autrement, comme un franchissement qui ne s'apprécie pas uniquement dans l'ordre intemporel de sa validité scientifique, mais aussi (je ne dirai pas surtout), dans un après-coup. Cet acte (seul un acte doit sa sanction à l'après-coup d'où il s'évalue), cet acte, vais-je argumenter, est inséparable de la rationalité conquise de haute lutte dans l'exposé de la théorie du rêve. Ce n'est pas, en d'autres termes, le seul contenu de la Traumdeutung, qui est rationnel, au sens général de la forme logico-scientifique du traité; cette rationalité a une autre fonction que d'insérer la réflexion de Freud dans le contexte de la médecine positiviste de l'époque. Car seule cette rationalité, cette universalité volontairement scientiste, arrache la méditation auto-analytique à sa propre ivresse teintée d'anxiété, à la mégalomanie teintée de dépression qui envahissait alors Freud, de rêves en rêves, en quête de la seule reconnaissance qui compte, celle dont lui ferait grâce, expirant, un père qu'il aurait tué de ses propres mains. D'un témoignage privé, dont le "genre" (l'auto-analyse de rêve) d'ailleurs était bien connu des médecins de langue allemande (1), Freud a extrait de quoi ne plus envisager ses songes comme ses miroirs secrets, mais se retirant (voilà la véritable abstraction, en psychanalyse) de la scène Autre qu'il avait découverte, rompant le charme de la circulation allusive des non-dits, il les a fait pivoter vers le reste des hommes, universalisant leur fonction, et nous laissant, nous aussi, qui n'étions seulement pas nés, y contempler notre reflet. Il en ressort quelque chose de très important: si l'acte essentiel, ou mieux, ce qui est essentiellement l'acte psychanalytique, consiste à trouver la voie d'un débouché universel de l'intime, alors jamais la Traumdeutung ne pourra consister en une liste de procédés anonymes, valables pour tous, c'est-à-dire pour personne, de parcourir la voie royale vers l'inconscient. Chose étrange, ce recueil monumental d'observations psychologiques ne devient une "science des rêves" pour psychologues (comme il y a une psychologie de la perception ou du temps) qu'au prix de sa déchéance comme crise subjective, et comme point fécond d'une trajectoire dont la psychanalyse est sortie. C'est donc en réinvestissant par un effort de rationalité universalisante chaque fois plus personnel ce qui, au contraire, nous invite à nous replier sur un drame singulier, la théorie du rêve, plus que le rêve même, que nous serions fidèles à la démarche freudienne. On ne saurait, par conséquent, trouver de manière psychanalytiquement "orthodoxe" d'interpréter un rêve: chaque fois, le praticien doit faire la preuve de la consistance de son intervention et de ce qui rend raison de son interprétation. Cela va jusqu'à la nécessité d'inventer la métapsychologie dans le cadre de laquelle cette raison se construit. Et nous nous rendons bien compte que si des facteurs comme le "renversement dans le contraire", ou la "permanence des affects", semblent se retrouver à peu près partout, il faut encore, ces facteurs, chaque fois les retrouver, pas les supposer, et les justifier par rapport à une économie hypothétique du psychisme dont il appartient à chaque praticien de défendre en acte la plausibilité. Personne ne saurait se contenter d'identifier dans les catégories reçues tel ou tel mouvement de l'âme, à la lumière d'une classification prétendument fixée.

Je pense à deux illustrations de cette tension entre rationalité universalisante et entrée singulière dans le champ de la psychanalyse. L'impersonnalité des "trucs" d'interprétation a très rapidement obéré le développement de l'analyse des rêves, dès, en fait, que la symbolique sexuelle (vantée par Stekel) s'est métamorphosée en une "clé des songes" au second degré, qui remplaçait par des motifs sexuels psychanalytiques les naïves clés populaires. Non que Freud ait répudié cette symbolique comme telle. Mais parce que, à la lecture attentive de ses réserves, on décèle l'inquiétude que cette symbolique, condamnée à s'achever et à se fermer sur soi, vienne paradoxalement à bout de l'inventivité interprétative dont l'exubérance même est le seul trait qui lui fait regarder avec sympathie les suggestions de Stekel, puis de Ferenczi. Plus proche de nous, la relecture par Lacan de la Traumdeutung, qui est assurément, si on lit le livre comme totalité, une exégèse indéfendable de l'œuvre (il est impossible de donner au déplacement et à la condensation les valeurs structurales opposée de la métonymie et de la métaphore), s'avère, dans le détail, dans la pointe révélée et ravivée de très nombreux rêves, extraordinairement suggestive des formation de l'inconscient en jeu, et de leurs connexions intrapsychiques. En un sens, la lecture lacanienne néglige tout de l'architecture argumentative qu'ambitionnait Freud, et pourtant (par delà des analogies artificielle), elle joue pleinement le jeu de la percée rationnelle freudienne dans le champ de la subjectivité: Lacan, si j'ose dire, a su donner au "symbolique" une doctrine qui le sauve de la clôture imaginaire, et le mobilise dans un acte interprétatif, où singularité et universalité se chevauchent sans s'émousser. Et je vous ferai remarquer tout à l'heure combien les schémas topologiques qui donnent à la théorie de Lacan sa qualité épistémologique si spéciale, sont fondamentalement homologues à ceux de l'appareil psychique du chapitre VII de la Traumdeutung. Ils sont, littéralement, et comme dans toutes les grandes théories psychanalytiques post-freudiennes, l'occasion de retrouvailles inattendues.

Mais après avoir souligné l'importance de la théorie rationnelle du rêve, et de la tâche subjective éminente en quoi, pour Freud, elle a consisté, voyons les difficultés qu'elle suscite.

C'est assurément une théorie rationnelle d'un genre particulier, puisqu'elle est menacée à tout instant de participer au symptôme même qu'elle décrit, en l'intellectualisant. Ceci veut dire qu'elle ne doit pas augmenter le degré de motivation consciente, vraisemblable, auquel aspire le symptôme, et auquel il aspire, souvent, pour surmonter sa propre souffrance en se résignant à sa propre fatalité. A cet égard, psychanalyser un obsessionnel représentait un défi thérapeutique de grande ampleur: tous les traitements contemporains de la constellation obsessionnelle (elle incluait à l'époque notre névrose obsessionnelle, mais aussi des formes de neurasthénie, d'anxiété morbide et de phobies), achoppaient en effet sur la capacité stupéfiante des patients à digérer, voire à devancer, l'exhortation moralisante, ou les procédés de contre-rationalisation qu'on leur offrait par voie suggestive comme remède aux pensées "illogiques" (2). On le sait par la correspondance avec Fliess, Freud a écrit la Traumdeutung en poursuivant, et, semble-t-il, en réussissant plutôt bien la cure d'un obsessionnel (E.). J'ai expliqué ailleurs (3) pourquoi les avancées de cette cure avaient offert à Freud une certitude pratique comme quoi il ne suggérait ses conceptions pas à ses patients, exploitant les capacités alloplastiques qu'on soupçonnait dans l'hystérie. A l'époque en effet, les obsédés étaient réputés inaccessibles à la suggestion; une confirmation introspective congruente avec la sédation des symptômes avait donc une portée d'autant plus probante.

Mais les obsédés ratiocinants, intellectualisant leurs troubles, nous font toucher, par delà ces considérations, disons, stratégiques, au plus difficile: comment rendre raison de l'usage de la raison comme défense (dans la rationalisation)? Cette question conduit, paradoxalement, à une notion du désir tout à fait unique, et qui se dessine chez Freud dans une pureté qui n'avait chez ses contemporains qu'été lointainement anticipée: au lieu de motiver et de démotiver ce que croit l'obsédé, en opposant des raisons à d'autres raisons, il nous faut questionner ce qu'il désire croire. C'est en effet un désir qui est la raison de ses "raisons", leur motif réel. Permettez-moi d'insister sur ce point: c'est uniquement parce qu'il faut rendre raison des "raisons" impuissantes et elles-mêmes symptomatiques de la névrose obsessionnelle, qu'on donne au désir sa juste fonction théorique de motivation non-rationnelle de la croyance défensive, rationalisée de manière proliférante, des malades. On en déduit aussi, ce que Freud fera dès 1907, que la névrose obsessionnelle aux mystérieuses figures de pensée n'est rien d'autre que l'opération du travail du rêve, les yeux ouverts, et dans la texture même de la conscience vigile, s'alimentant à ses raisonnements et à sa culture. Car le désir chez Freud peut susciter toutes sortes de spéculations étranges, ou d'exégèses ingénieuses mais stériles, si l'on perd de vue cette chose toute simple qu'il intervient comme une raison, comme un motif justificatif de la survenue de tel ou tel contenu de pensée. Loin d'ouvrir les vannes à un antirationalisme vitaliste, ou de frayer la voie d'une énergétique obscure qu'on se voue ensuite à accommoder tant bien que mal au reste du corpus freudien, le désir est ce qui rend raison des symptômes, que ce soient des actes ou des représentations (4). Et comme une raison en appelle une autre, et une autre encore à laquelle elle s'articule logiquement, toute la théorie freudienne consiste à déployer ce réseau d'implications conceptuelles qui montre clairement ce qu'on dit au juste quand on dit que le désir rend raison des symptômes, des rêves, lapsus, traits d'esprits, etc.

Il y a alors une autre difficulté. Interpréter les rêves est de façon typique un geste anti-rationnel, sinon mystificateur. Il semble bien, alors, que la subjectivité s'y déchaîne, mais en un sens péjoratif: à la subjectivité des images fait toujours écho celle de l'interprète. Freud, ainsi, ne parle jamais à Fliess de sa Traumdeutung - l'éditeur aurait, au dernier moment, suggéré ce titre provocateur (5) - mais du Traumbuch. Plus finement, si le rêveur est crédité d'une certaine subjectivité (au sens louable de spontanéité), l'interprète, lui, est taxé de subjectivité (c'est-à-dire d'arbitraire); c'est donc l'interprète (serait-il le rêveur en personne, tel Freud) le responsable de l'échec, parce qu'il déforme ce qui s'annonçait dans le rêve, ou tout bêtement, le rate. Comment, dès lors, parler du rêve, avec quelque égard pour ce qu'on appelle donc l'objectivité, et en même temps, respecter le jaillissement intime dont il témoigne, sans donc l'annuler comme messager privilégié, sans non plus le re-rêver à l'état de veille (ni, bien sûr, sans non plus en objectiver le mécanisme au profit d'une théorie du psychisme où il ne serait plus qu'un rouage anonyme?). L'auto-analyse des rêves apparaît alors comme un espace épistémique de turbulences, où la subjectivité dont on se taxe et celle dont on se crédite deviennent indécidables, ou du moins, indécidables dans un certain registre bien précis de l'objectivité "scientifique".

Vous reconnaissez ici des questions épineuses de philosophie de la psychanalyse. Par exemple, si vous faites l'erreur de traiter les faits psychiques nocturnes que sont les rêves comme des entités quasi naturelles de même teneur ontologique que les faits extérieurs (le déplacement des corps, les réactions chimiques), il va de soi que toute interprétation de la production de ces mêmes faits qui reposerait sur ce à quoi ils nous font juste "penser" (sans contrôle objectif "extra-clinique") est anti-scientifique. Comme l'a amplement proclamé Grünbaum (6), si la cause du sens du rêve, c'est le désir refoulé, il n'existe aucune "affinité thématique" entre le contenu de sens de ce désir et celui du rêve qui puisse refléter le moins du monde de façon objective le lien causal qui les unit. Pire: si, ainsi que Freud semble parfois le dire, le désir refoulé cause le rêve (et pas juste son sens), alors il devrait suivre que la levée du refoulement de ce désir cause la disparition matérielle, quantifiable par d'autres moyens que le témoignage introspectif (les enregistrements du sommeil paradoxal, par exemple), des rêves eux-mêmes. Et il semble qu'on soit enfermé dans un dilemme, parce que si vous posez, pour échapper à une objectivation outrée, que l'interprétation subjective elle-même du rêve (dans l'auto-analyse) prolonge et développe la subjectivité productrice du rêve, et qu'en conséquence, elle est la seule à décrire "du dedans" sa teneur authentique, alors on objectera, avec Wittgenstein cette fois, qu'au lieu d'interpréter, on rêve d'une interprétation, puisque le premier rêve se prolonge en un second, et que l'interprétation attendue a reculé d'un cran sans s'être jamais produite. Re-rêver éveillé le rêve de la nuit en redouble l'énigme; car il doit être clair qu'il n'existe d'interprétation qu'objective, autrement dit, interprétation du rêve, l'interprétation étant effectivement distincte, dans et pour le sujet, du rêve interprété.

L'argument rebattu depuis Fliess selon lequel les psychanalystes suggèrent aux patients le sens de leurs rêves dérive de cette double difficulté: c'est parce que, d'une part, on est obligé de supposer hypothétiquement, voire d'imputer un désir-motif aux patients, si l'on veut dépasser les croyances et le réseau de raisons dont ils ont conscience, et accéder à ce qu'ils désirent inconsciemment croire, et d'autre part, parce qu'il n'existe aucun moyen sûr d'objectiver un lien de cause à effet entre un tel désir imputé et les croyances manifestes au sein desquels émergent douloureusement les symptômes, qu'on peut accuser le psychanalyste d'y suppléer, ou, en d'autres termes, d'engendrer par son influence et un tel désir et le lien causal manquant. En fait, nul besoin, à cet égard, de disposer d'une théorie de la suggestion ni de savoir comment elle opère: épistémologiquement, contrairement à ce que dit parfois Freud, on ne se réfugie pas, en invoquant ainsi la suggestion, dans un principe qui ne repose sur rien que sur lui-même (si tout repose sur la suggestion, sur quoi repose la suggestion?). On se contente, plus profondément, de laisser aux psychanalystes la charge de montrer que ce dont ils parlent n'a pas d'autres causes, sans rapport avec leurs théories. La suggestion est juste une porte ouverte vers "d'autres causes", porte qu'ils n'arrivent pas à refermer.

Nous sommes insensiblement arrivés ici au cœur de difficultés logiques, et presque purement logiques, semble-t-il. Semble-t-il, parce que je n'imagine pas de cure achevée qui ne rencontre et ne doive surmonter l'obstacle fliessien jeté en travers du chemin de Freud: "Et si tu t'autosuggérais les contenus de ta théorie du désir, de la psychanalyse, et des formes que doit prendre le soulagement de tes symptômes?" Simplement, je propose de remonter un pas en-deçà de cette objection, vers ce qui lui donne prise: que le désir, tel qu'il est supposé à la construction freudienne, est de part en part désir imputé, un désir que sa forme intentionnelle destine à rendre raison (même des "raisons" qui viennent défensivement borner la névrose), et que, dans un second temps, ce qu'occasionne ce désir dans la subjectivité semble sans effet observable du dehors. Ce désir, en un mot, ne définit qu'une attitude à l'égard des symptômes. Or on sait le mode comique que pourrait prendre une "guérison" qui ne serait qu'un simple changement d'attitude; elle se réduirait à fournir une description alternative, sous laquelle on rendrait autrement raison de ses troubles: "Avant j'étais insomniaque. Maintenant que j'ai fait une psychanalyse, je le suis toujours, mais je n'en fais plus une maladie".

Or, à mon sens, et j'ai bien conscience que je ne serai pas aisément suivi dans cette direction, il n'y a "formation" d'un psychanalyste, et je parle ici en perpétuel candidat, que si les pertes, deuils et identifications fondamentales dont sa cure lui aura donné l'expérience, se continuent dans l'effort d'apporter une réponse à ces difficultés, réponse qui ne se mesurera pas seulement à la qualité théorique des énoncés qu'il sera susceptible de produire, mais à l'acte même de les produire de novo: pour que le rêve soit la "via regia" que dit Freud, il y faut une théorie du rêve, et cette théorie, rationnelle, voire scientifique, doit paradoxalement rectifier l'infléchissement de trajectoire qu'impose la rationalisation scientifique comme une défense, sinon un rempart contre la sollicitation subjective inouïe qu'est une psychanalyse.

Le danger que je désigne peut être circonscrit en peu de mots: réussie à l'extrême, une "science de l'inconscient" comme celle qu'a promis à beaucoup la Traumdeutung, avec sa technicité et ses cautions positives, ferait chuter le sujet dans l'anonymat de l'objet-victime du mécanisme fatal de sa psychè, chute qui le fascine mortellement, parce qu'elle répète sous le voile de la transparence des abstractions la séduction originelle. Se saisir comme objet en sorte que l'objet vraiment mien est l'objet perdu (et que cette saisie est donc plutôt dessaisissement), sans s'identifier à l'objet manipulable d'un montage opaque et transcendant (fut-il un mécanisme psychanalytiquement correct) où je pourrais enfin me soulager du désir, voilà la tâche que Freud s'est proposée dans son Traumbuch. Et c'est la raison pour laquelle il y poursuit une discussion conceptuelle si serrée des prétentions du naturalisme positiviste de son temps à expliquer l'onirisme ou la vie psychique.

Comme je l'ai longuement examinée dans mon livre, je ne reviendrai pas sur la contre-mesure prise par Freud: toujours demander au rêveur en quoi il n'est pas "pour rien" dans son rêve, en quoi, si terrible soit la question, il est responsable de sa teneur. Le rêve immoral, dès le chapitre 1 de la Traumdeutung, rêve par excellence impossible à naturaliser ou à traiter comme un mécanisme aveugle, est le fil rouge qui lui permettra de conclure sur les ultimes paragraphes éthiques introduit par l'édition de 1914 (avec le rêve du "meurtre de l'empereur": faut-il condamner le rêveur comme s'il avait commis le crime, puisqu'il se révèle déjà capable d'en rêver?). Or pareille discussion ne peut jamais s'interrompre, et n'est jamais acquise, parce qu'elle est au cœur de la bataille sur le statut de l'objet où se joue la possibilité même de la psychanalyse, possibilité que chaque époque historique remet en question au nom de ses propres idéaux anti-subjectifs de rationalité. Chaque époque, à cet égard, requière des psychanalystes qu'ils sachent au cœur de cette universalité qui les délivre de l'esthétique où l'on voudrait les cantonner, maintenir la place du désir singulier. Mon analyse si rationaliste du Traumbuch de Freud, à son tour, n'ambitionnait que cela: reprendre de novo cette difficulté touchant l'objet (comment parler en raison de l'objet du désir?), non pour expliquer la doctrine freudienne du rêve (où elle s'est posée pour la première fois), mais pour montrer avec quoi on s'explique quand on interprète un rêve, et sur quoi se dresse l'inconscient.

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Avec quoi s'explique-t-on donc quand on interprète (notamment un rêve?) Quel réel radicalement méconnu touchant au vif l'interprète vient le mettre en position devant son objet, et sert de point de repère à l'acte qu'il aura posé en donnant au rêve une raison de désir?

Ceux d'entre vous qui, comme moi, ont fait l'expérience de la mort de leur père au cours de leur cure, peuvent parler, je pense, de ce qu'elle a affreusement précipité, et qui, bien sûr, les garde désormais d'idéaliser quoi que ce soit comme une cure parfaite. Ils ont ainsi vécu la chute sans remède de ce miroir protecteur, chute qui leur a démasqué un néant: celui auquel est promis notre existence future, et dont nous protégeait l'existence passée de celui qui en était pour nous la cause. Ils auront ainsi saisi que nous n'avons même pas eu le temps d'élaborer une perte à venir, et que la perte venue par surprise laisse sans voix, traumatisé par cela même qui aurait dû, au terme d'un processus homogène, nous délivrer de l'angoisse fantasmatique du traumatisme. Une telle mort, avec ses conséquences, confère au style des praticiens qui l'ont connue une sorte d'assurance farouche, qui vient sans doute de la valeur cruellement interprétative de ce qui les a frappé. La soudaine vanité des "Père, ne vois tu pas…?" peut même conduire à la tentation de s'identifier à sa propre brûlure, à la transformer en cautérisation sauvage où les symptômes sont davantage exterminés que résolus. C'est que la mort du père en analyse peut parfaitement créer l'illusion de sa fin spontanée, miraculeuse, sinon pour le patient, au moins pour son inconscient. D'où des acting-out étrangement proches de passages à l'acte, car engageant la mort dans un rapport en miroir, que l'analyse, si elle y survit et peut reprendre, devra impérativement symboliser.

Pareille urgence s'accommode mal d'une perlaboration raffinée.

Mais ce traumatisme peut aussi, et c'est la voie qu'indique Freud, donner naissance à un savoir enfin sérieux: ce savoir, s'il se fait reconnaître, vaut en somme pour la perlaboration qui n'aura pas eu lieu, elle en est le substitut, ou mieux, le témoin endetté.

Car qui peut croire, pour rendre compte de la créativité freudienne dans ces années décisives, à des explications psychologiques comme la "crise du milieu de vie"? Prendre au sérieux la Traumdeutung, c'est accepter de suivre la piste laissée derrière lui, pour qu'on la suive, par Freud: c'est articuler substantiellement la mort du père, les rêves, leur interprétation, et la théorie scientifique qu'échafaude Freud pour en universaliser le résultat singulier. Or, tant que Freud a son père, il rate systématiquement ce qu'il ambitionne, parce ce que ce qu'il ambitionne est, dirai-je, de l'ordre de la reconnaissance universelle. On ne souligne pas assez, à cet égard, que le désir nodal du rêve de l'injection d'Irma, c'est précisément que la théorie de Freud soit vraie, malgré les objections de Fliess et des autres maîtres de Freud; or c'est un rêve dont le contenu de désir est tel que Freud choisit comme exemplaire, afin de persuader rationnellement le lecteur de la justesse… de la vérité de son interprétation des rêves (que le rêve est Wunscherfühlung)! Je ne marque pas ici seulement, comme Anzieu, l'ambition de Freud et le malaise dont il fait état; je mets en avant l'intrication fondamentale entre le désir ambitieux et l'analyse du même désir ambitieux comme moyen de quoi? De satisfaire l'ambition même, et de trouver la vérité subjective de son acte créateur (créateur sur le plan de la science), dans la production d'une hypothèse psychologique objective, destinée à élucider le motif à l'œuvre dans le dit acte créateur (et qui l'élucide sur le plan intime, cette fois). Ce ne serait pas là un cercle vicieux, mais un chiasme, un reploiement spécial du savoir sur le désir et du désir de savoir sur le savoir du désir, qui instille d'emblée une tension dans l'élaboration savante.

En effet, il n'existe rien du tout comme un désir de savoir: il n'y a, ou bien la cure ne nous a rien appris, que du désir de n'en rien savoir. Plus on approche du noyau pathogène, plus croît la résistance, plus l'agir se substitue à la remémoration, plus les figures de la fatalité se révèlent angoissantes. Et c'est l'équivoque de ce que Freud, à mon sens, entreprend en théorisant son expérience (alors que, je le rappelle, il aurait fort bien pu continuer une pratique privée de l'onirocritique, qui n'était pas un objet de scandale dans son milieu intellectuel). Freud dresse un écran de savoir positif, quasi expérimental, sur l'abyme dévoilée par la chute de l'imago du Père mort, écran qui conjure ce qui jaillit des tombeaux et des cauchemars: les fantômes, qui sont le trop de réalité des rêves. Mais, en même temps, et sans qu'il voit bien le lien, il devient enfin capable de signer une œuvre qui lui soit propre. Et la signant de ce qui est désormais son nom propre, il naît à lui-même, libéré de l'éprouvante contrainte dont il peut enfin, grâce à ses rêves, reconstruire l'origine: le mot de son père le jetant brutalement hors de la chambre à coucher: "On ne fera jamais rien de cet enfant!" Que le rêve de l'injection d'Irma ait les meilleures chances de s'être produit après que Freud eût appris la dernière grossesse de sa femme, grossesse moins que souhaitée, dit assez le glissement symbolique qui l'anime.

Ce qu'il y a d'intrinsèquement sérieux dans cette attitude face à la mort du père, c'est ceci: dans les marges de l'image perdue, qui sont devenues les bords abrupts d'un gouffre, trouver de quoi faire écriture. La forme, c'est le travail de la pensée autour d'un vide. C'est ce vide qui libère la forme, et pourtant, mystérieusement, la leste, constituant une sorte de centre de gravité impondérable, ou comme un soleil négatif, qui l'obligerait à irradier vers l'intérieur, et lui rappelle son origine: ce qui fut là, pleinement, et n'est plus. Rien de grand dans la pensée qui ne naisse de cette assignation au vide, qui le métamorphose en point d'appel, en source de nomination et de convocation radicale, et, en même temps, ne libère dans l'abstraction la plus haute, la plus mobile, les contours jusque là retenus sur les marges des images-écrans ultimes qui barraient l'accès à ce vide. Ecrire sérieusement, soit ici, capter quelque chose du réel de son être, n'est envisageable qu'au prix d'une telle perte assignante et délivrante.

Or, il n'y a peu de styles de connaissance et d'écriture qui joignent idiosyncrasie et universalité logico-rationnelle: la philosophie en est le prototype. C'est d'ailleurs à elle que Freud pense, écrivant à Fliess, en 1896: "Je n'ai aspiré durant mes années de jeunesse qu'aux connaissances philosophiques, et maintenant, je suis sur le point de réaliser ce vœu en passant de la médecine à la psychologie".

C'est pourquoi Freud, n'en déplaise aux psychanalystes qui, m'ont-ils dit, ont refermé mon livre en tombant sur cette idée farfelue, fait de la philosophie. Mais comme cette idée est malheureusement formulée dès la deuxième phrase, vous devinez que j'ai eu peu d'occasion de la défendre.

Permettez-moi donc, en un dernier mouvement, de défendre et d'illustrer l'idée que la psychanalyse, si elle ne consiste certes pas en un agencement de concepts, est tout à fait, en son principe, une construction conceptuelle: que sa teneur rationnelle, cependant, tient au fait que ce que ses concepts, voire ses formalismes, tentent de capter, c'est un "pas-d'être" (ce qui, pour beaucoup, fait qu'au lieu de capter quoi que soit, la psychanalyse n'est qu'un recueil effrayant de tours de pensée perversement inadéquats à la conscience commune). Et pourtant, la philosophie, si du moins elle repose minimalement sur ce qui est saisi, recueilli dans l'acte même de parler, comme "contenu de signification adéquat aux choses" et comme "vérité", offre aussi un appui indispensable pour saisir ce qui est perdu, et radicalement, dans ce même acte de parler. Il y a en effet, en philosophie, un sens exquis de l'incomplétude, de la "chasse" pour la chasse, où la joie, dans la métaphore sceptique popularisée par Hume, mai qui est déjà platonicienne, est moins dans ce qu'on attrape que dans la saine et thérapeutique fatigue qu'on s'est donnée à courir après.

Cette subtile bascule entre la conceptualité philosophique, orientée sur la saisie de ce qu'il y a, et son pendant psychanalytique, qui est, si l'on veut, le serrage d'une perte, ou quelque chose comme un art de se dessaisir à propos, et d'aider autrui, dans l'interprétation lors de la cure, à se dessaisir de ce qu'on fantasme de retenir en s'y référant comme à l'"objet" d'un don intolérablement suspendu, voilà quelle est, je pense, la clé de la méditation de Freud sur l'intentionnalité du désir. Et c'est dans la philosophie contemporaine de l'esprit qu'on peut apprendre à apprécier les enjeux dramatiques d'une telle conception intentionnelle du désir. Aussi est-ce en m'y référant (ce qui a évidemment une portée stratégique, puisqu'elle est le lieu où se juge, par exemple, le degré de rationalité des théories cognitivistes) que j'ai conduit ma lecture. J'évoquais plus haut les questions métapsychologiques radicales auxquelles un analyste doit se confronter personnellement, je voudrais donc y retourner, en vous présentant les voies de son universalisation rationnelle, telles que j'ai pu les croiser.

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Les quatre analyses proprement philosophiques de la Traumdeutung - qui sont, en outre, consciemment philosophiques chez lui, il y a à ce sujet de forts arguments historiques (7) - et que j'isole chez Freud affirment: 1) la nature "contre-volontaire" du désir, elle-même connexe du privilège d'un type particulier d'association, les "associations par contraste", 2) le principe, formulé en toutes lettres en 1914, selon lequel on n'interprète pas un rêve, mais l'interprétation que le rêveur en fournit, 3) que le transfert est Zielvorstellung, "représentation-de-but" dans l'association, mais qu'ainsi, justement, en découle la plus profonde dissociation entre l'intention qu'on déclare en parlant, et toute déclaration d'intention qui penserait dire à son propre sujet toute la vérité, et enfin 4) que l'intentionnalité du désir ne révèle jamais mieux son irréductibilité à toute théorie habituelle de l'intentionnalité, que lorsque le désir apparaît désir de rien, voire désir de l'impossible.

  1. L'obsession, bien davantage que l'hystérie, a fourni à Freud la base clinico-empirique du premier point: ce que je désire, au sens psychanalytique du désir, c'est ce que je ne veux pas, surtout pas. Le désir n'a pas d'autre critère. C'est sur cette base que Freud, inspiré comme bien d'autres à l'époque par cette idée de la psychophilosophie française, va comprendre le privilège des "représentations par contraste": leur type, c'est l'hypnotisé au dernier stade du somnambulisme, qui réagit à chaque sollicitation par la réponse logiquement contraire (- dites "blanc"; -"noir", etc.). Cette inversion avait déjà été conçue, chez Janet, comme la trace de la survie en somnambulisme d'une subjectivité agissante - à cause du caractère référentiel et intelligent du choix des contraires, choix impossible à réduire à un automatisme (8). Que les obsédés (le mot même, "contre-volonté", est l'invention d'un malade de Pitres) en offre la confirmation permet alors une généralisation audacieuse. Si ce que je désire, c'est ce que je ne veux pas, mais qui s'impose en moi malgré moi, alors, ce que je ne veux pas croire, ce que j'hallucine, c'est ce que je désire croire. L'intentionnalité décelable dans l'impulsion de l'obsédé, la motricité contrariée de l'action interdite et angoissante, se transporte dans la sphère des représentations. A cet égard, la proposition cardinale de la Traumdeutung est l'affirmation que "le rêve remplace l'action". Mais là encore, nullement comme un automatisme psychique, une pure consécution causale se déroulant dans l'âme: ce que je ne veux pas croire, en effet, est lié la valeur de vérité de la croyance dont je ne veux pas. Comme on l'expérimente facilement, il est impossible de vouloir croire, ou de croire "à la force de la volonté" (on peut imaginer ainsi, pas croire): croire, c'est croire que ce qu'on croit est vrai, parce que l'objet est ainsi. C'est ce qui donne à l'hallucination de désir du sujet sa texture intentionnelle: si je désire croire p, alors j'hallucine que p est vrai (9). On voit là en toute lumière le paradoxe de l'objet du désir freudien: il n'est pensable que comme limite impensable de la pensée: comme échec structural et constitutif de la pensée à, si j'ose dire, remplir le vide au-devant d'elle comme pourtant elle le désirerait. Ce dont rend raison un tel désir, dans l'économie mentale, c'est donc du passage à la limite qui le rend "irrationnel" en l'insérant cependant inextricablement dans le tout indéchirable des motifs et des raisons normales.
  2. Première conséquence de cette intentionnalité du désir, on n'a jamais affaire à autre chose, dans l'interprétation d'un rêve, qu'à une interprétation préalable de ce rêve par le rêveur. Il n'y a jamais eu que du désir et de la contre-volonté, ils se prolongent dans le désir que le rêve ait été ceci ou cela, désir révélateur des dispositions du rêveur dans la seule mesure même où il n'en veut surtout rien savoir. Cela va si loin, que lorsque j'ai dû traduire Traumdeutung, j'ai longuement hésité sur L'interprétation de rêve. En effet, voilà l'objet de Freud, non le rêve, mais l'interprétation de rêve, et il ne promet l'interprétation du rêve qu'en écho, et selon les axes subjectifs de son recueil par le rêveur, désireux de sens jusque dans l'interprétation spontanée du rêve qui, au sens propre, le travaille encore au matin. Mais quant au rêve "lui-même", dont il désire faire part, il lui fait défaut, il lui faut le construire ou le reconstruire, peut-être à partir de rien. Ce "rien" qui subsiste parfois, tout praticien sait qu'il en dit long, et qu'il en fait dire d'ailleurs d'autant plus long que la tension de sa restitution impossible mobilise chez le rêveur des ressources inouïes, et alors qu'il se familiarise, le plus souvent sans le savoir, avec l'objet même qu'il a perdu. Je ne vois guère autrement comment comprendre en quel sens Freud peut oser dire que "ne plus rien voir" dans le rêve, c'est y voir "ce qui manque", et tout crûment, se confronter à la castration. Mais comme on voit, parler ici de "castration", n'est possible qu'à partir d'un concept de l'objet du désir. Ce n'est en rien une vérité empirique de la psychologie.
  3. Contrairement enfin à des exégèses qui falsifient Freud, l'intentionnalité de la vie mentale, dans la Traumdeutung, est absolument globale. Loin d'être des associations par contiguïté et ressemblance, comme dans l'associationnisme post-humien du positivisme de l'époque, les associations par contraste ont des buts, elles sont mues par diverses intentions. L'une est consciente: on associe pour guérir, dans cet espoir, et dans l'axe des idéaux de bien-être qui sont en général la cause de la souffrance ressentie à les rater. L'autre est inconsciente de structure: on associe pour être entendu de l'analyste. Le paradoxe est le suivant. Le transfert, seconde Zielvorstellung, ne peut jamais être totalement conscient. En parler, s'y référer, c'est déjà en parler à l'analyste, s'y référer devant lui, en sa présence. Le dire excède le dit: la déclaration d'intention l'intention déclarée, et si l'on tient, ce que je crois avéré, que la seule intentionnalité supposable hors de la conscience, est celle de l'acte même de parler, alors l'énonciation excède l'énoncé. Or, tout se noue en ce point. Ce qu'on peut philosophiquement établir, jusqu'ici, c'est que le désir freudien est dispositionnel: la même disposition (Anlage) s'actualise en rêve, puis dans son récit, qui est l'interprétation du rêve par le rêveur; le rêve n'est qu'un moyen pour accéder à cette disposition, qui s'actualise par ailleurs dans les symptômes, les lapsus et les traits d'esprit. Tout cela a les conséquences qu'on imagine pour penser l'unité intentionnelle des tableaux psychiatriques, et sans doute aussi pour apprécier la portée éthique de ce rapport aux habitus, aux dispositions foncières, au terme d'une cure.
  4. Mais s'il y a transfert, alors il y a quelque chose de plus: la vérité, ou le fin mot (pour qu'y vibre une note de plaisir ineffable) de ce que je désire dire, cette vérité est là-bas, chez l'Autre à qui je m'adresse, elle m'est soustraite, si j'ose dire, pour moitié (si je fais couple avec cet Autre); et c'est de cette soustraction, à partir d'elle, que me voilà d'un seul tenant, parlant et désirant. Me déclarant dans mes intentions, elles échappent pourtant à ma réflexion réappropriante.

    Or il me semble que Freud a entrevu ici le point de pivotement de toute cure: le père mort, la place de cet Autre se vide; le regard qu'il attirait dans cette direction peut enfin se perdre, et avec ce regard, l'invidia, la jalousie pour le rival, l'envie de crever l'écran de son visage (pour se retrouver, comme toujours alors, les mains ensanglantées devant un miroir en morceaux). Sans doute l'expérience clinique de la résistance insurmontable que le praticien déclenche quand un obsessionnel le met en place de Père l'a-t-il éclairé sur lui-même; d'autant que la surprise n'est guère moindre de constater à quel point le transfert se maintient pourtant dans et par les bouffées de haine qu'occasionnent ces situations, combien, autrement dit, le transfert est résistance. S'effacer est alors apparu à Freud comme l'acte libérant, acte que le praticien pratique sur soi, se faisant lui-même, et non son patient, objet de son opération. S'effacer: laisser sa place vide, accepter donc de ne même plus être le Père de la psychanalyse sauf pour des fils amoureux de leur sujétion à sa figure idéale. Au "je brûle" déchirant qui fait des symptômes autant de déclarations pathétiques, Freud a rendu le "Père ne vois tu pas…?" qui révèle l'intention ultime qui les commande. C'est bien faute d'un Dieu que nous recevons l'absolution pour le désir.

  5. Le transfert est alors non plus un ingrédient de la cure, mais son cadre formel. Si le désir, est pur désir, en effet, c'est comme désir d'impossible, et si peu qu'on rêve, qu'on hallucine dans autrui l'esquisse d'une réponse, le symptôme éclôt: désir de susciter dans le transfert l'être qui manque à l'hystérique, au prix de l'abolir comme désirante, ou désir de substituer un interdit paternel fantasmatique chu de la bouche du praticien à l'impossible logique de la perte anonyme de l'objet "dès qu'on l'ouvre", chez l'obsessionnel. "Que ça laisse à désirer, cela même laisse à désirer", me disait un patient, sensible à l'insupportable qui se joue là. Or, la création freudienne de l'appareil psychique, au chapitre 7 de la Traumdeutung, cette monstrueuse mécanique mentale au statut si obscur, fournit, si j'ose dire, une issue à l'impasse, issue, j'y insiste, étroitement liée à la possibilité pour Freud ne plus s'adresser au Père, mais à ce "tout un chacun" dont la place a été enfin nettoyée par le vide, et qui n'a ni plus ni moins que lui. Car les "systèmes" du chapitre 7 sont, il faut s'y arrêter, une allégorie de la profondeur psychique. Ils sont opératoires à la condition implicite du libre jeu qu'ils accordent à la résurgence des représentations archaïques; ils ne remplissent leur fonction que si l'appareil tout entier est une caisse de résonance où le retentissement (et qu'est-ce qu'avoir du sens, sinon avoir du retentissement?) du refoulé le plus lointain atteint les couches superficielles de la conscience et de la motricité. Eh bien, je propose ceci: il n'y aurait pas de cure censée réussir sans la fabrication d'un tel appareil, d'une telle "machine à penser les pensées", comme dit fortement Bion. Non parce que c'est une machine, mais parce qu'il y a là un travail sur une forme abstraite: l'intégration d'un vide, d'une perte salutaire, comme espace de jeu intérieur reconquis de haute lutte. Toute la conceptualité psychanalytique est sans doute marquée au sceau de l'appareil psychique, non parce qu'il capte l'essence du psychisme (lecture scientifique et objectivante de la Traumdeutung), mais parce qu'il cerne le point de dessaisissement fondamental, sans lequel le primat du désir et l'expérience connexe de la castration, ne peuvent plus toucher "tout un chacun". J'avais promis à ce sujet de dire un mot de Lacan. Il suffit de remarquer que son schéma topologique fondamental , dans les Ecrits, le schéma L, n'est rien d'autre que celui du chapitre 7 de la Traumdeutung, bouclé sur soi en assurant la continuité de la sortie "perceptive" et de la sortie "motrice" (comme Freud le demande). Ce qui lui donne, par force, sa forme möbienne. Mais Lacan ne dématérialise le schéma freudien dépouillé de ses innombrables fonctions psychologiques que parce qu'il en retient un trait capital: il s'organise autour d'un vide, vide dont le tracé fait le tour, mais qu'à aucun moment, il ne circonscrit ni n'enveloppe. Là est la place de l'objet. Mais sans la logique de Freud, sans l'expérience inaugurale de la potentialité d'une parole adressée au-delà du Père, mais si c'est par lui qu'elle transite, sans, enfin, le dévoilement cet Autre, qui n'est en somme rien d'autre, syntaxiquement, que l'indice de ce à quoi je ne peux m'identifier, quoi que je tente, ces schémas sont sans usage que de pure parade. Pour les comprendre, il faut sans cesse penser à ce qu'ils ont coûté.
  6. *

    Il se trouve que la mort de mon père, le dernier et plus délicat mouvement de ma cure, l'accueil de mes premiers patients, essentiellement des obsessionnels, et la rédaction de ce travail sur la Traumdeutung, porté par la préconception qu'on devient psychanalyste comme Freud le supposait en 1909, ont à peu près coïncidé dans le temps. J'ai dit que celles et ceux qui perdent leur père en analyse ont une idée particulière de la fin de leur cure, et des franchissements qu'ils ne pourront opérer. Je me garderai de voir dans ces déterminations le poids de circonstances "écrasantes". Mais si quelque chose du projet freudien inaugural résonne harmoniquement avec l'étude que je lui ai consacré, c'est bien la certitude qu'il m'a communiqué du