SOKAL ET BRICMONT

 

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Thierry Simonelli

Les « Impostures Intellectuelles »
ou pourquoi tout ce qui est obscur n’est pas profond

Le canular

« Un de nos amis s’est exclamé, après avoir écouté la conférence d’un intellectuel célèbre : X fut brillant. Bien entendu, je n’ai pas compris un traître mot de ce qu’il a dit. » Quoi de mieux pour se mettre dans l’ambiance que cette délicieuse histoire tirée de la préface à la seconde édition des Impostures Intellectuelles ?

En 1996, après quelques mois passés sur les textes d’auteurs « post-modernes » (Lacan, Derrida, Deleuze, Kristeva, Baudrillard, Virilio, Irigaray …), le physicien américain Alan Sokal rédige une parodie philosophique désopilante [1]. La pointe de la parodie consistait dans le fait qu’elle ne se présentait pas comme telle. La blague fut parfaite quand les éditeurs de la très sérieuse revue américaine post-moderne Social Text en acceptèrent la publication dans un numéro spécial destiné, à répondre aux critiques scientifiques du postmodernisme. On s’imagine sans peine le rire de ces critiques, voyant l’un des leurs jouer au brillant cancre.

D’ouverture de jeu l’article de Sokal remet en effet en question ce « dogme imposé par la longue hégémonie des Lumières sur la pensée occidentale, qui peut brièvement être résumé ainsi : il existe un monde extérieur à notre conscience […] ». On y apprend également que « la réalité physique tout autant que la réalité sociale, est fondamentalement une construction linguistique et sociale », ou encore que « le p d’Euclide ou le G de Newton, qu’on croyait jadis constants et universels, sont maintenant perçus dans leur indéniable historicité ».

Le livre

Sokal dévoila aussitôt son canular. En fait, derrière un texte post-moderne, très sérieux en apparence, se cache une parodie qui elle-même repose sur une critique épistémologique. C’est ce qu’allait dévoiler le livre Impostures Intellectuelles que Sokal publiait ensemble avec Jean Bricmont, professeur de physique théorique et de mathématiques. Dans leur livre, Bricmont et Sokal dénoncent et critiquent l’usage souvent superflu et non-maîtrisé de formules scientifiques par les penseurs post-modernes. Ils relèvent, texte par texte, les bizarreries pseudo-scientifiques ou mathématiques chez les auteurs français les plus en vogue.

Le problème que traquent Sokal et Bricomt consiste dans ces raccourcis qui, dans la pensée postmoderne, mènent aisément du comme si de l’analogie à la science établie. L’usage de formules savantes, incompréhensibles ou simplement insensées, y repose souvent sur la volonté de maintien d’un « pouvoir intellectuel » plus ou moins usurpé.

Le terme d’imposture est fort, et il rajoute à l’idée de l’erreur celle de la tromperie volontaire. Le terme d’imposture n’est donc pas choisi au hasard, car il pointe vers des véritables abus intellectuels usant du caractère « incontestable » de la science et de la scientificité. Ces abus sont au nombre de quatre : les recours au vocabulaire et aux théories scientifiques peu ou pas comprises, l’importation sans justification de concepts scientifiques en sciences humaines, l’usage de termes savants hors contexte avec une intention intimidatrice, et le recours au jeux de mots en guise de réflexions ou de démonstrations.

Le colloque

Les réactions déclenchées par la publication de l’ouvrage sont nombreuses, passionnées et parfois ouvertement et volontairement injurieuses. Malheureusement, ce sont les accusations et les jugements sommaires qui l’emportent de loin sur les argumentations.

C’est pour remédier à cette triste situation, et surtout pour redonner toute leur force aux questions soulevées par Sokal et Bricmont que Angèle Kremer-Marietti, philosophe et épistémologue, a organisé le colloque Éthique et Epistémologie, dont les actes viennent de paraître chez l’Harmattan.

Passons rapidement en revue quelques contributions.

Anouk Barberousse rappelle que loin d’être les « pourfendeurs de la tradition française », Sokal et Bricmont s’inscrivent dans la traduction française de l’épistémologie et de l’histoire des sciences de Cavaillès et Canguilhem. Elle s’accorde donc avec Sokal et Bricmont pour rappeler les règles élémentaires du travail intellectuel en sciences naturelles aussi bien qu’en sciences humaines telles que la lecture et la compréhension des notions, théories et textes utilisés, le maintien des significations contextuelles des notions scientifiques et l’exclusion des homonymies faussement savantes. Autant de règles de rigueur qui font partie de la formation universitaire de base.

Jacqueline Feldman reconnaît dans « l’affaire Sokal » et le livre de Sokal et Bricmont une nouvelle version de la guerre des « deux cultures » (C.P. Snow). Cette incompréhension éclate dans la remarque du mathématicien Jacques Hadamard selon lequel « les philosophes sont des gens qui, dans une chambre noire, cherchent un chat noir qui n’y est pas et le trouvent », ou celle du philosophe Alain qui voit le mathématicien comme prolétaire intellectuel, ayant besoin d’un objet pour penser. Au-delà du débat épistémologique, la question de l’imposture intellectuelle cache des questions éthiques de part et d’autre des deux camps. À ce propos Jacqueline Feldman rappelle les quatre valeurs éthiques de la science énoncées par le sociologue Merton : le communautarisme, l’universalisme, le désintéressement et le scepticisme organisé. Quatre valeurs qui s’avèrent particulièrement problématiques en sciences humaines. Favorisant le caractère purement discursif du savoir, les post-modernes s’éloignent de toute attention à l’empirique. J. Feldman rappelle qu’il existe pourtant plusieurs types d’éthiques de la communication cognitive qui pourraient s’appliquer aux sciences humaines tout en évitant le réductionnisme scientifique.

Esquissant une conclusion de l’état de la discussion, Angèle Kremer-Marietti souligne l’insuffisance du modèle des « deux cultures » dans le débat autour de Sokal et Bricmont. Elle remarque à juste titre que rien ne nous empêche de rajouter aux deux cultures mentionnées la culture musicale, la culture des arts plastiques, la culture poétique, etc., qui représentent autant de types de pensée au sens noble du terme. Le débat dépasse donc la seule opposition entre sciences de la nature et sciences sociales ou philosophie. En fait, selon Angèle Kremer-Marietti, il touche plutôt à deux types de jugement qui traversent toute forme de pensée. Partant de l’opposition kantienne entre jugement réflexif et jugement déterminant, elle rappelle la différence entre connaissance et pensée aussi bien que leur dépendance réciproque. La confusion provient du fait que les épistémologies réfléchissantes ont cru pouvoir se substituer à la connaissance scientifique elle-même. Au-delà du problème purement technique de l’abord des sciences naturelles, dont le post-modernisme se débarrasse à grand renfort d’homonymies et de jeux de mots, Angèle Kremer-Marietti soutient que les formes de pensée scientifiques, philosophiques ou artistiques ne peuvent faire l’économie de critères de rigueur. Mais la reconnaissance des ces critères nécessite en même temps une bien difficile prise en compte des limites des différentes formes d’investigation. Angèle Kremer-Marietti conclut sur une remarque de L.-M. Vacher [2] rappelant que contrairement à une croyance superficielle, le relativisme socioculturel est moins un signe de liberté qu’ « une excuse idéologique aux pires horreurs historiques ou politiques ».

 

Notes :

1.      Alan Sokal, « Transgressing the Boundaries : Towards a Transformative Hermeneutics of Quantum Gravity », dans Social Text, N° 46/47, automne/hiver 1996, Duke University Press, pp. 217-252

2.      La passion du réel. La philosophie devant les sciences. Saint-Laurent, Québec, Liber, 1998.

 


Bibliographie :

Alan Sokal, Jean Bricmont, Impostures intellectuelles, Odile Jacob, Paris, 1997 ; Livre de Poche, 1999.

Angèle Kremer-Marietti (éd.), Éthique et Épistémologie, Autour du livre Impostures intellectuelles de Sokal et Bricmont, L’Harmattan, collection « Épistémologie et Philosophie des Sciences », Paris, février/mars 2001.

Un dossier très complet de l’affaire est accessible sur le site Internet de Alan Sokal : http://www.physics.nyu.edu/faculty/sokal/index.html .

Plusieurs intervenants du colloque (dont Jean Bricmont) publient régulièrement des articles en ligne dans la revue électronique DOGMA : http://dogma.free.fr .

 

 

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Jean Bricmont & Alan Sokal

 

La modestie, la rigueur et l'ironie.

Remarques à propos de Prodiges et vertiges de l'analogie.
De l'abus des belles lettres dans la pensée de Jacques Bouveresse.

 

Lorsque nous avons écrit notre petit livre dénonçant l'usage grossièrement abusif des concepts scientifiques par bon nombre d'intellectuels philosophico-littéraires français de premier plan [1], nous nous sentions comme des étrangers ' et cela, à plus d'un titre' pénétrant dans un territoire neuf et parfois étrange, dont les habitants ne se sont pas tous montrés amicaux (c'est le moins qu'on puisse dire). Voilà pourquoi c'est avec grand plaisir que nous lisons aujourd'hui la défense vigoureuse ' et le développement ' de nos idées, proposés dans Prodiges et vertiges de l'analogie par Jacques Bouveresse. En outre, étant régulièrement accusés d'être anti-français et anti-philosophie, il nous est particulièrement agréable de constater que cette défense émane d'un éminent philosophe enseignant au Collège de France.

Pourtant, nous n'avons pas vraiment été surpris par la réaction de Bouveresse : en effet, lorsque nous rédigions la section de notre livre concernant les élucubrations de Lyotard à propos des fractals, de la théorie des catastrophes, etc. [2], nous avions pris connaissance du fait qu'une critique très proche de la nôtre avait été faite plus d'une décennie auparavant par Bouveresse [3]. En fait, toute sa carrière philosophique ' couvrant presque quarante années ' se caractérise par ce qu'un de ses interlocuteurs qualifie de « plaidoyer pour un style de pensée à la fois plus modeste, plus rigoureux et plus ironique qu'il n'est coutume chez nous [4]. »

Le lecteur ne sera donc pas surpris d'apprendre que nous sommes d'accord avec à peu près tout ce que Bouveresse dit dans ce livre. Néanmoins, celui-ci dépasse de loin la simple défense ou explicitation du nôtre : sa critique du malaise dans la vie intellectuelle va plus loin et son ton est plus dur et plus indigné. Avant d'illustrer cette différence au moyen de quelques exemples, il vaut peut-être la peine de tenter d'expliquer ce que cette différence d'attitude doit à la différence des milieux respectifs dans lesquels nous avons été "éduqués".


N'étant ni français ni philosophes [5], nous sommes de parfaits outsiders dans ce débat. Bouveresse, en revanche, en est un des acteurs. Élève de l'École normale supérieure à l'époque où Althusser et Lacan y faisaient figure de gourous, Bouveresse était considéré avec une certaine suspicion par ses collègues étudiants ' engagés à cette époque dans ce que Bouveresse qualifiera plus tard comme étant « de la pseudo-science, de la mauvaise philosophie et de la politique imaginaire [6]» ' parce qu'il étudiait des sujets aussi peu importants que la logique formelle (raison pour laquelle il connaît aujourd'hui, contrairement à la plupart de ses anciens condisciples, le sens exact du théorème de Gödel) et qu'il s'intéressait aux philosophes "anglo-saxons" (donc politiquement suspects) tels que Wittgenstein ou les membres du Cercle de Vienne [7]. Il est en effet curieux, mais parfaitement vrai, que dans le Paris des années 1960, s'intéresser, comme philosophe, à Russell ou à Carnap, faisait de vous un réactionnaire tandis qu'étudier Heidegger passait pour progressiste ' voire révolutionnaire. Les expériences de jeunesse de Bouveresse pourraient très bien l'amener à partager l'avis de Noam Chomsky lorsque celui-ci écrit : « La vie intellectuelle française n'est plus, selon moi, qu'un 'star système" clinquant de pacotille. Quelque chose comme Hollywood. On va d'une absurdité à l'autre ' stalinisme, existentialisme, structuralisme, Lacan, Derrida ' les unes obscènes (le stalinisme) et d'autres simplement infantiles ou ridicules (Lacan et Derrida). Ce qui frappe le plus, cependant, c'est la pomposité et l'autosatisfaction à chaque étape [8]. »

Etant directement concerné, Bouveresse possède évidemment une perception plus précise que la nôtre des idiosyncrasies morales et intellectuelles de certains des secteurs les plus en vue de l'intelligentsia parisienne contemporaine. Alors que notre réaction aux "impostures" était plus amusée que vindicative, Bouveresse a de nombreuses raisons de s'indigner. En effet, si les bavardages de Lacan sur les espaces compacts n'ont pas eu le moindre effet sur la recherche mathématique en topologie, de même que les élucubrations de Badiou et Debray sur le théorème de Gödel restent totalement ignorées des logiciens professionnels, tous trois ' et le mode de pensée qu'ils incarnent ' ont eu, du moins en France, de sérieux effets négatifs sur la pratique de la philosophie et des sciences humaines.

Connaissant de l'intérieur la scène intellectuelle parisienne, Bouveresse fait une analyse des dommages causés plus détaillée que nous n'aurions su le faire. D'ailleurs, nous avions insisté, dans l'introduction de notre livre, sur le fait que notre critique se limitait à la dénonciation de l'usage abusif des concepts mathématiques et physiques : « Il va sans dire que nous ne sommes pas compétents pour juger l'ensemble de l'oeuvre de ces auteurs. Nous savons bien que les 'interventions' de ceux-ci en sciences exactes ne constituent pas l'essentiel de leurs écrits. Mais lorsqu'une imposture intellectuelle (ou une incompétence grossière) est découverte dans les travaux de quelqu'un, il est naturel d'examiner de plus près le reste de son oeuvre. Nous ne voulons pas préjuger des résultats d'une telle analyse mais simplement retirer l'aura de profondeur qui a parfois empêché les étudiants (et les professeurs) de l'entreprendre[9]. »


Lorsqu'on considère le flou absolu de certains écrits intellectuels concernant des sujets tels que les mathématiques, où il est possible ' et même naturel ' d'être précis, on ne doit pas s'étonner de trouver des incongruités encore plus flagrantes quand ils traitent de domaines (comme la sémiotique ou la psychanalyse par exemple) dans lesquels il est nécessaire de fournir un effort spécial pour atteindre le maximum de précision compatible avec la nature du sujet. Pourtant, alors que nous avions essayé de rester neutres quant à la gravité du problème, de son côté, Bouveresse précise que « le problème dont nous parlons est lié à des habitudes de pensée profondes, qui sont d'un type tout à fait général et qui produisent simplement des effets plus burlesques lorsque les auteurs essaient ouvertement de singer la démarche des scientifiques [10]. »

Un autre sujet sur lequel la réflexion de Bouveresse va au-delà de la nôtre est celui de la relation existant entre les deux parties de notre livre qui, comme nous le précisions, est constitué en fait de deux livres sous une même couverture. Le premier soulève le problème des « impostures », c'est-à-dire de l'usage parfaitement abusif des concepts scientifiques par une coterie de maîtres à penser "post-modernes". Le second s'attaque à la question bien plus subtile du relativisme cognitif. Nous avions avancé l'idée que le lien entre ces deux problèmes était bien plus sociologique que conceptuel ; en outre, il nous semblait que ce relativisme cognitif était plus répandu aux États-Unis qu'en France. Pour Bouveresse, la relation est plus étroite : le relativisme cognitif autorise le manque de rigueur et, réciproquement, une pensée peu rigoureuse nécessite l'« aide » du relativisme pour s'auto-justifier : « Si la science n'est, après tout, qu'une espèce particulière de littérature qui ne bénéficie d'aucun privilège spécial par rapport aux autres [...], on ne voit pas ce qui pourrait empêcher ses instruments les plus techniques de se prêter sans résistance à des manipulations et à des déformations littéraires de l'espèce la plus diverse [11]. » Qui plus est, Bouveresse pense que nous sous-estimons l'influence du relativisme cognitif en France[12].

Enfin, Bouveresse est plus sévère que nous sur la question de l'honnêteté : pas seulement à propos des auteurs que, comme lui, nous critiquons, mais aussi à propos de leurs nombreux défenseurs dans les médias français ' en particulier dans le Monde des Livres. Alors que nous ne nous prononçons pas sur le fait de savoir si les textes que nous citons sont le fruit de la malhonnêteté ou plus simplement de l'incompétence la plus grossière, Bouveresse est tenté de répondre « les deux ». Il démontre, sans équivoque possible, que certains philosophes français contemporains font preuve d'une ignorance étonnante lorsqu'ils évoquent les mathématiques ou la logique formelle ; il soupçonne toutefois ceux-ci d'être parfaitement conscients de leurs limitations, mais de persister néanmoins à se poser comme beaucoup plus savants qu'ils ne le sont en réalité. Sur leurs défenseurs médiatiques, Bouveresse fait un commentaire particulièrement pertinent : alors que notre qualité de scientifiques devrait nous permettre de comprendre les concepts techniques invoqués par Lacan et autres, si seulement ceux-ci avaient un sens, nous sommes constamment confrontés à des gens qui, sans avoir aucune compétence scientifique, « prétendent néanmoins que ce qu'ils ne comprennent pas peut en réalité très bien être compris [13]» ' sans expliquer, bien sûr, dans quel sens ces textes devraient être compris. Là encore, Bouveresse ne semble pas penser que cette attitude soit attribuable uniquement à l'incompétence.


Bouveresse analyse également avec beaucoup d'astuce la sociologie du milieu intellectuel et les tactiques dont usent certaines stars médiatiques (et leurs supporters) pour préserver leurs idées de toute critique rationnelle. En voici un exemple [14]: premièrement, vous faites une assertion philosophique ambitieuse et révolutionnaire à l'appui de laquelle vous citez un résultat scientifique prestigieux comme le théorème de Gödel ; ensuite, lorsque les critiques se font plus précises et plus insistantes, vous expliquez que votre usage de la science est « uniquement métaphorique » et vous accusez vos critiques de posséder un esprit terriblement littéral [15]. Un autre exemple [16] : commencez par faire une déclaration tonitruante qui soit illogique ou non fondée ; ensuite, si l'on vous critique, prenez la pose de la victime et accusez vos adversaires d'être des « flics de la pensée », des « gendarmes » et des « censeurs » [17]. Lorsque des gens qui contrôlent certaines des principales collections dans des maisons d'édition prestigieuses, qui détiennent de nombreuses chaires dans les universités et occupent des positions importantes dans les médias, prétendent régulièrement que toute critique de leur pensée est une forme de censure, la situation, comme le dit Bouveresse, devient plutôt comique.

Ce « star système » a pour conséquence que, dans la vie intellectuelle comme en économie, les riches deviennent plus riches : « Lorsqu'elle est dirigée contre des intellectuels d'une certaine catégorie, la critique, même la plus fondée, est [considérée] par essence policière et inquisitoriale. [...] La confusion qui plaît à autant de gens et qui est sanctionnée par des succès aussi incontestables est forcément plus importante que la clarté que s'obstinent à rechercher quelques-uns. [...] Les penseurs les plus célèbres doivent bel et bien être et rester les plus importants. » Comme le note Bouveresse, l'ironie est que « tout cela montre bien à quel point le système et la loi du marché contre lesquels on continue à protester par obligation, sont aujourd'hui, en réalité, acceptés et intégrés par les représentants de l'esprit » [18].


Nous sommes donc parfaitement d'accord avec Bouveresse lorsqu'il s'oppose à cette vénération à l'égard des héros qui, dans la vie intellectuelle comme ailleurs, est intrinsèquement anti-démocratique : « Il ne faut pas oublier que la communauté des intellectuels ' en France probablement encore plus qu'ailleurs ' est, quoi qu'on en pense, unifiée bien davantage par une forme de piété envers les héros qu'elle se choisit que par le libre examen et l'usage critique de la raison [19]. » Et il va sans dire que l'obscurité de la pensée peut servir d'instrument de contrôle social : elle permet à ceux qui maîtrisent le jargon d'éviter de répondre aux objections, ou de voir leurs affirmations examinées d'un oeil critique. C'est pour cette raison que l'obscurité est bien plus qu'une simple perte de temps : elle est aussi profondément contraire aux idéaux démocratiques. Comme le faisait remarquer George Orwell il y a un demi-siècle, le principal avantage qu'il y a à écrire clairement est que, lorsque vous dites quelque chose de stupide, tout le monde s'en rendra compte, y compris vous-même [20]. Le combat que mène Bouveresse ' comme Orwell avant lui ' en faveur de la clarté et de la logique est donc marqué par une profonde préoccupation éthique et politique [21].
Quand nous avons écrit notre livre, nous espérions secrètement que des philosophes professionnels et des historiens de la vie intellectuelle profiteraient de cette opportunité pour reprendre le travail là où nous l'avions laissé et pour approfondir nos critiques. Le livre de Bouveresse a répondu à cet espoir au-delà de toute attente.


Traduit de l'anglais par Frédéric Cotton, ce texte est une version légèrement modifiée de la préface de l'édition espagnole du livre de Jacques Bouveresse, Prodiges et vertiges de l'analogie. De l'abus des belles lettres dans la pensée (Raisons d'agir, 1999), qui sera publiée par Libros del Zorzal, Buenos Aires.

 


[1]. Alan Sokal & Jean Bricmont, Impostures intellectuelles, Paris, Odile Jacob, 1997; 2ème édition, Le Livre de Poche, 1999.
[2]Ibid., chapitre 6.
[3]. Jacques Bouveresse, Rationalité et cynisme, Paris, Minuit, 1984, p. 125-130.
[4]. Jean-Jacques Rosat, in Jacques Bouveresse, Le Philosophe et le Réel, Paris, Hachette, 1998, p.5. Ce recueil fascinant d'entretiens offre un très intéressant tour d'horizon de la carrière et de la pensée philosophique de Bouveresse.
[5]. S'ils sont tous deux physiciens, Jean Bricmont est belge et Alan Sokal américain. [NdlR.]
[6]Ibid., p. 80.
[7]. Jacques Bouveresse, La Parole malheureuse : de l'alchimie linguistique à la grammaire philosophique, Paris, Minuit, 1971 ; Wittgenstein : la rime et la raison ; science, éthique et esthétique, Paris, Minuit, 1973 ; Le Mythe de l'intériorité : expérience, signification et langage privé chez Wittgenstein, Paris, Minuit, (1976) 1987 ; La Force de la règle : Wittgenstein et l'invention de la nécessité, Paris, Minuit, 1987 ; Herméneutique et linguistique, suivi de Wittgenstein et la philosophie du langage, Combas, L'Éclat, 1991 ; Philosophie, mythologie et pseudo-science : Wittgenstein lecteur de Freud, Combas, L'Éclat, 1991.
[8]. Noam Chomsky, Language and Politics, Blake Rose Books, Montréal, 1988, p. 310-311.
[9]. Alan Sokal & Jean Bricmont, Impostures intellectuelles, op. cit., p.16.
[10]. Jacques Bouveresse, Prodiges et vertiges de l'analogie, Paris, Raisons d'agir, 1999, p. 33.
[11]Ibid., p. 40-41.
[12] . Voir Ibid., p. 92.
[13]Ibid., p. 8.
[14]Ibid., p. 64-65.
[15]. Lire par exemple Julia Kristeva, « Une désinformation », in Le Nouvel Observateur, 25 septembre-1er octobre 1997, p. 122 ; Robert Maggiori, « Fumée sans feu », in Libération, 30 octobre 1997, p. 29.
[16]. Jacques Bouveresse, Prodiges et vertiges ..., op. cit., p. 18-20.
[17]. « Flics de la pensée » : Marc Ragon, « L'affaire Sokal, blague à part », Libération, 6 octobre 1998, p. 31 ; « Gendarmes » : Élisabeth Roudinesco, « Sokal et Bricmont sont-ils des imposteurs? », L'Iinfini, n° 62 (été 1998), p. 27 ; « Censeurs » : Jacques Derrida, « Sokal et Bricmont ne sont pas sérieux », Le Monde, 20 novembre 1997, p. 17. Dans Prodiges et vertiges de l'analogie, Bouveresse rapporte deux incidents au cours desquels il a été confronté à de semblables accusations (p. 141-143).
[18]. Jacques Bouveresse, Prodiges et vertiges ..., op. cit., resp. p. 136-138.
Ce défaut n'est pas une exclusivité française. On peut aussi le retrouver dans certains secteurs les plus en vue de l'université nord-américaine, comme l'ont fait remarquer, entre autres: Katha Pollitt, « Pomolotov cocktail », The Nation, 10 juin 1996, p.9 ; Barbara Epstein, « Postmodernism and the left », NewPolitics, n° 6 (2) (hiver 1997), p. 130-144 ; Barbara Epstein, « Corporate culture and the academic left », in Market Killing : What the Free Market Does and What Social Scientists Can Do About It, Greg Philo et David miller (ed.), Longman, New York, 2000 ; Carlos Reynoso, Apogeo y decadencia de los estudios culturales, Gedisa, Barcelone, 2000
[19]. Jacques Bouveresse, Prodiges et vertiges ..., op. cit., p. 41.
[20]. George Orwell, « Politics and the English language », in A Collection of Essays, Harcourt Brace Jovanovich, New York, 1953, p. 171.
[21]. Lire aussi Pierre Jacob, « Jacques Bouveresse, prix de l'Union rationaliste 1999 », Les Cahiers rationalistes, n° 542-543 (mars-avril 2000), p. 10-17.

 

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Angèle Kremer Marietti

 

KARL POPPER ET LA CRISE DE L'ÉPISTÉMOLOGIE

Réponse au Professeur Hans-Joachim NIEMANN

 

Je suivrai strictement, en les commentant (à travers les sections 1-13 dont certains des titres seront regroupés), les arguments de Hans-Joachim NIEMANN, professeur de philosophie à l'Université de Bamberg (Allemagne), qui lui-même répond, dans un article intitulé « 'L'épistémologie en crise', SOKAL, BRICMONT et les standards scientifiques dans la philosophie »[1], aux diverses remarques critiques faites par Alan SOKAL, professeur de physique à l'Université de New York, et Jean BRICMONT, professeur de physique théorique à l'Université Catholique de Louvain, dans leur livre intitulé Impostures intellectuelles (Paris, Odile Jacob, 1997 ; Le Livre de Poche, 1999) à l'endroit de l'épistémologie de POPPER.

 

Le professeur NIEMANN commence par approuver la critique de SOKAL/BRICMONT relative aux auteurs français à la mode qu'ils citent dans leur livre [2], qui peut être considéré à juste titre comme visant à dénoncer l'extension du relativisme en Europe et aux États-Unis. La critique de SOKAL/BRICMONT concerne donc avant tout  les négligences, les incompétences et/ou les malhonnêtetés, manifestées par certains « penseurs postmodernes » dans leur mauvais usage de la science en général.

SOKAL/BRICMONT veulent aussi montrer comment s'est répandu le relativisme épistémologique. NIEMANN pense qu'ils ne le font pas en reconstituant rationnellement la problématique des penseurs concernés - et en particulier le désir de ceux-ci de servir la tolérance au détriment de la croyance dans des vérités absolues. Notons que, pour NIEMANN, ce qui s'oppose au relativisme épistémologique, c'est la croyance dans l'existence de vérités absolues ; or, nous savons que la notion d'absolu concernant la méthode ou même attribuée à la vérité n'est pas ce qui caractérise les sciences contemporaines ni par conséquent l'épistémologie de  SOKAL et BRICMONT qui ne sont pas les défenseurs de la vérité absolue, malgré ce que croient certains épistémologues !

Donc, pour NIEMANN, SOKAL/BRICMONT veulent expliquer historiquement le relativisme moderne ou postmoderne. Aussi parviennent-ils à ce que NIEMANN appelle un « résultat surprenant » qu'il veut analyser dans son article. En effet, le relativisme qui se reflète dans les oeuvres des postmodernes incriminés aurait eu pour point de départ une réaction devant l'ambiguïté et les inexactitudes de l'oeuvre principale de POPPER [p.3], selon SOKAL/BRICMONT qui écrivent :

« Bien sûr, Popper n'est pas un relativiste, au contraire. Il constitue néanmoins un bon point de départ, en premier lieu parce qu'une grande partie des développements modernes en épistémologie (Kuhn, Feyerabend) s'est faite en réaction à lui ; en second lieu, parce que, bien que nous soyons en profond désaccord avec certaines conclusions auxquelles arrivent des critiques tels que Feyerabend, il est vrai qu'une bonne partie de nos problèmes remontent à certaines ambiguïtés ou inexactitudes contenues dans La Logique de la découverte scientifique de Popper. » [3]

Les défauts de POPPER, associés à son refus de reconnaître la possibilité d'une science certaine, ont donc conduit à une « crise de l'épistémologie » car les nombreuses critiques adressées à son oeuvre auraient entraîné un courant irrationaliste. D'après NIEMANN, ce sont là les griefs fondés sur une faute d'interprétation qui aurait déjà trente ans d'âge, et que POPPER aurait déjà réfutée en son temps. A cette image qu'il juge défigurée de l'épistémologie de POPPER s'ajouterait pour NIEMANN une fausse généalogie du postmodernisme ainsi qu'une stratégie manquée : ce qui manifesterait que SOKAL/BRICMONT, qui, selon NIEMANN, acceptent les « standards scientifiques » comme évidents en ce qui concerne les sciences de la nature, les tiennent pour superflus quand il s'agit de la philosophie.

Or, nous devons noter ce point particulier ' et, semble-t-il, fondamental à ses yeux ' de la réaction de NIEMANN : cette notion de « standards scientifiques », déjà assez peu explicite dans les sciences de la nature. S'agit-il de règles générales de procédure, d'un certain canon de la méthode ou d'un mode particulier de procéder ? En effet, pourquoi n'y en aurait-il pas ? Mais on peut s'interroger sur l'idée étrange d'introduire des « standards scientifiques » en philosophie : quel en serait le sens ? Cela voudrait-il dire, par exemple, qu'on ne devrait plus revenir sur ce qui aurait été une fois réfuté dans l'histoire de la philosophie ? Et l'argumentation en philosophie serait-elle épuisée une fois pour toutes ? Ou bien encore, une prétendue « faute d'interprétation » à propos d'une doctrine philosophique pourrait-elle être évitée si des « standards scientifiques » étaient rigoureusement suivis ? Surtout ' et c'est peut-être le plus important ' , cette notion à laquelle semble tenir le professeur NIEMANN est loin d'être clairement définie dans les sciences de la nature; en tout cas, elle est loin d'être évidente aux scientifiques : dépend-elle finalement de l'éthique ou de l'épistémologie ? En tout cas, elle demanderait tout un développement à elle seule.

On aurait aimé que cette expression ait été davantage précisée et surtout, en particulier, qu'en ait été annoncées les déterminations explicites. Telle qu'elle est employée, elle pourrait n'avoir d'autre sens que celui d'un « code des bons usages » : ce que personne ne saurait refuser à condition d'en connaître les règles précises.


1. Les fautes de Popper et leurs conséquences

NIEMANN admet le rapport évident de KUHN et de FEYERABEND avec le relativisme postmoderne et il pense qu'il a été possible dans la succession temporelle. Longtemps avant LYOTARD [p.4], KUHN et FEYERABEND mirent en question la capacité de la science à choisir des théories selon des critères objectifs et par conséquent à douter de sa capacité à parvenir à des connaissances vraies. Pour KUHN, l'indécidabilité des théories alternatives viendrait de leur incompatibilité ; pour FEYERABEND, la science ne serait rien d'autre qu'un mythe ; enfin, pour LYOTARD, elle ne serait rien de plus qu'une « narration » parmi d'autres. Rien ne s'oppose donc à faire de KUHN et de FEYERABEND les pères de la pensée postmoderne contemporaine comme le font explicitement SOKAL/BRICMONT.

Quant à voir dans POPPER, pour ainsi dire, le grand-père de tous les relativistes postmodernes parce qu'il aurait involontairement entraîné KUHN et FEYERABEND sur la mauvaise voie et, de ce fait, occasionné la pensée relativiste de la dernière décennie, cela paraît « curieux » à NIEMANN pour diverses raisons qu'il expose, et qui sont les suivantes :

POPPER aurait critiqué le relativisme dans un Appendice de 1961 [4] : il a alors déclaré que le relativisme intellectuel et moral était la maladie philosophique du siècle ;
sa philosophie serait précisément un remède à cette maladie du siècle. Aussi NIEMANN s'élève-t-il contre cette accusation qui met POPPER au même rang que les penseurs postmodernes.

POPPER se retrouve, en effet, dans la compagnie relativiste (ou postmoderne) de KUHN, FEYERABEND, LACAN, KRISTEVA, IRIGARAY, LATOUR, LYOTARD, BAUDRILLARD, DELEUZE, GUATTARI, et VIRILIO, puisque il est accusé d'avoir causé (serait-ce indirectement) le relativisme postmoderne. SOKAL/BRICMONT lui reprochent également de s'être exprimé de façon inintelligible ; et, sans doute, la mauvaise interprétation de son oeuvre provient-elle, pour eux, de l'inintelligibilité de son expression peu claire. Sur cette allusion, NIEMANN demande jusqu'à quel point un « scientifique » peut être jugé responsable d'avoir été mal compris, à moins qu'il n'ait délibérément adopté un langage obscur. Au sujet de la langue inintelligible, son argument majeur sera que POPPER s'est toujours explicitement opposé à une expression confuse ; et il n'admet pas davantage que SOKAL/BRICMONT puissent reprocher à POPPER d'avoir commis une succession d'erreurs dans son épistémologie.

NIEMANN va donc relever ces deux types de reproches en faveur desquels il remarque que SOKAL/BRICMONT n'apportent aucune citation de POPPER [p.5] : mais il faut dire que lui-même restera, dans l'ensemble de son article, avare en citations du maître ; si, toutefois, dans l'ensemble les références à l'oeuvre ne manquent pas, elles sont loin d'être toujours très explicites relativement à ce qu'elles devraient prouver.

Remarquons déjà que les deux arguments ne sont eux-mêmes pas sans faille. Critiquer le relativisme n'empêcherait malheureusement pas un philosophe de voir sa propre philosophie provoquer le relativisme, que ce soit par succession directe ou détournée. S'opposer à une expression confuse n'empêche pas non plus la confusion. Les positions d'un philosophe contre l'obscurité ou la confusion ne peuvent lui éviter de pratiquer une expression confuse ou si complexe qu'elle risque de masquer les véritables problèmes. Au cas où POPPER n'aurait pas eu la lecture qu'il méritait, sa défense n'exigerait-elle pas une lecture plus proche du texte et une interprétation plus précise de son oeuvre très complexe ?

En l'occurrence, NIEMANN pense que SOKAL/BRICMONT confondent les problèmes non résolus avec une représentation non clarifiée. Que certaines des thèses de POPPER aient été souvent critiquées (sa méthode de la falsification[1], ses critères de la vérisimilitude[2], son traitement de l'induction, ou son intérêt pour le « monde trois », monde de la pensée objective ou raison), cela ne relèverait pas pour lui nécessairement du fait des ambiguïtés ou des inexactitudes de sa philosophie : cela signifierait simplement que les problèmes qu'il a posés restent encore ouverts. Sans doute...

NIEMANN pense que la lecture fallacieuse de KUHN et de FEYERABEND ne fait plus l'ombre d'un doute : pour lui, la mauvaise lecture des « postmodernes » est évidente ; et d'ailleurs il pense qu'elle est commune à SOKAL/BRICMONT qui accepteraient sans les contester les versions de David STOVE, Larry LAUDAN, Hilary PUTNAM et W.H. NEWTON-SMITH ' dont lui-même se méfie. Quant à lui, NIEMANN préfère s'orienter vers l'exposé de David MILLER, distingué défenseur du rationalisme critique de POPPER et renvoyer aux travaux d'un autre poppérien de renom, Hans ALBERT [p. 6].

Donc, POPPER, qui a toujours veillé à ce que ses écrits soient bien lus, aurait été cependant mal lu alors que tout ce qu'il a écrit ne pouvait guère être mieux écrit... Et, mal lire Popper ' volontairement ou involontairement ? ' c'était pour SOKAL/BRICMONT faire admettre que les fautes de POPPER avaient pu entraîner les critiques exagérées de KUHN et de FEYERABEND, ceux qui allaient être à l'origine de la pensée postmoderne. Dès lors, KUHN et FEYERABEND devaient leur relativisme à l'effet d'une réaction exagérée aux écrits de POPPER : mais KUHN et FEYERABEND avaient-ils vraiment besoin d'une mauvaise interprétation de POPPER pour pouvoir développer leurs théories irrationnelles ? Étaient-ils à même de pouvoir réagir rationnellement ? NIEMANN en doute [p.7].

A propos de la mauvaise interprétation possible des écrits de POPPER, il faut dire que ce ne serait pas la première fois dans l'histoire de la philosophie qu'un philosophe serait mal compris, et pas seulement de ses détracteurs. De toute façon, une mauvaise interprétation ne se combat pas par les supposées véritables intentions de l'auteur, mais bien par l'explication extensive de ses textes.

Lui-même, NIEMANN attribue curieusement à SOKAL/BRICMONT d'avoir écrit que POPPER devait avoir été « entêté » ( stubborn ) de ne pas croire que le soleil se lèverait demain. Or « stubborn » apparaît dans l'expression qu'ils emploient de « stubborn opponent » à propos de la notion de confirmation [5] : comme l'écrivent SOKAL/BRICMONT, POPPER était en effet un « opposant farouche » de la confirmation ' et, en effet, ne lui substituait-il pas la « corroboration », dont le rôle n'est pas de confirmer ? Popper proposait plutôt des exemples correspondant à des essais rigoureux et infructueux de réfutation.

Autre interprétation personnelle de Niemann : lorsque POPPER remplace la vérification incertaine par la falsification, il s'agirait pour lui d'une falsification certaine dans l'esprit de SOKAL/BRICMONT. Étant donné qu'aucun scientifique ne rejette une théorie à la première expérience qui la contredit, SOKAL/BRICMONT « doivent » d'après lui penser que POPPER se serait trompé en supposant une falsification stricte : aussi NIEMANN conteste-t-il cette version possible de la pensée de SOKAL/BRICMONT, qui est la sienne propre et qui est erronée.


2. Les suites postmodernes de la contrainte liée à la méthode

NIEMANN souligne surtout que SOKAL/BRICMONT incriminent le fait que les épistémologues modernes (ceux du Cercle de Vienne, POPPER et d'autres) aient poursuivi la « formalisation de la méthode scientifique » [p.8]. Il explique qu'en ce qui concerne POPPER dans cette entreprise de formalisation ou d'abstraction, il s'agissait simplement pour lui « de rendre la méthode scientifique plus facilement critiquable, améliorable, et de la rendre applicable à d'autres secteurs de l'activité humaine.» Et, parce qu'ils développent l'idée qu'il est impossible d'écrire une Logique de l'enquête policière, SOKAL/BRICMONT sembleraient ipso facto refuser l'idée même de la Logique de la recherche (Logik der Forschung[3]) de POPPER [p.9]. En vérité, SOKAL/BRICMONT affirment que la codification de la recherche scientifique est totalement impossible à l'heure actuelle. Et, s'ils s'opposent, en particulier, à la formalisation de la méthode scientifique, c'est qu'ils considèrent comme fondamentales les démarches empiriques de la science réelle, que généralement les philosophes sont rares à connaître autrement que par ouï-dire.

NIEMANN excuse POPPER, en expliquant que la  formalisation ne signifie pas pour POPPER l'établissement d'une méthode fixe et déterminée, mais plutôt une discussion critique de toutes les méthodes utilisées. D'après lui, la relation de KANT à NEWTON se retrouve identique dans celle de POPPER à EINSTEIN, avec même une avance de POPPER sur KANT ! [p.10] Remarquons, toutefois, que cette avance de POPPER sur KANT est ce qu'il y a de moins certain si l'on tient compte de textes tels que la Théorie du ciel de KANT, ainsi que d'ailleurs de nombreux passages de sa Critique de la raison pure ou de ses Premiers principes métaphysiques de la science de la nature, qui dépassent largement (et favorablement) certaines positions de NEWTON [6]. On ne peut rien dire de tel en ce qui concerne le rapport de la philosophie de POPPER aux théories d' EINSTEIN.

Et NIEMANN, qui veut nettement et, certes, à juste raison, distinguer POPPER de FEYERABEND, affirme cependant que POPPER a, longtemps avant FEYERABEND, lui-même enseigné l'analogue du fameux «  anything goes » ; il cite pour le prouver cette proposition tirée de la préface de La Logique de la découverte scientifique et opposée aux analystes du langage : « les philosophes sont aussi libres que d'autres d'utiliser, dans leur recherche de la vérité, n'importe quelle méthode » [7] ; il veut dire : la méthode de leur choix ' mais n'est-ce pas là une affirmation partagée par tous les philosophes, et qui n'a rien à voir avec la formule expéditive de FEYERABEND ?

NIEMANN rapproche ensuite étrangement de celle de FEYERABEND l'épistémologie d'EINSTEIN qui se vantait d'être un « opportuniste sans scrupules », à l'opposé de « l'épistémologue systématique » qui n'a qu'une idée : défendre son système envers et contre tous. NIEMANN prétend que SOKAL/BRICMONT font le même rapprochement : ne critiquent-ils pas POPPER et non FEYERABEND d'avoir provoqué le relativisme [p.11] ? NIEMANN n'en démord pas : la formalisation critique de POPPER ne peut être accusée d'avoir provoqué le relativisme postmoderne.


3. Les réactions irrationnelles à l'épistémologie de Popper.

Aussi NIEMANN commente-t-il ce passage du livre en question, Impostures intellectuelles : « une partie de l'épistémologie du vingtième siècle (le Cercle de Vienne, POPPER et d'autres) a tenté de formaliser la démarche scientifique; -- l'échec partiel de cette tentative a mené à un scepticisme radical » [8] : texte qui met en cause le falsificationisme de POPPER ; pour le défendre, NIEMANN prétend invoquer des règles non écrites de critique scientifique. Il dénonce lui-même ce qu'il appelle les fausses tentatives d'interpréter littéralement POPPER [p.12]. Là-dessus, il revient sur ce qu'il appelle les « standards scientifiques » dont il se fait une parade contre les arguments de SOKAL/BRICMONT. Lui-même n'évoquera guère les thèses de STOVE, PUTNAM, LAUDAN, et NEWTON-SMITH : comme si elles étaient par avance frappées de nullité ! Mais il répond exceptionnellement toutefois à une remarque de STOVE sur le progrès, pour affirmer que POPPER voulait « proposer des méthodes pour accroître le savoir et pour trouver un critère d'établissement du progrès scientifique » [p.13]. Voilà qui viendrait d'une bonne intention...

Cependant, nous devons remarquer que proposer des méthodes pour, à la fois, accroître le savoir et trouver un critère d'établissement du progrès scientifique, c'est là un programme difficile à suivre relativement à la science contemporaine, surtout si l'on n'est pas soi-même un spécialiste d'une science particulière. Et ce ne peut être, sans prétention ridicule, le programme ni d'un épistémologue ni d'un philosophe des sciences. Seul le scientifique spécialisé est capable de trouver les méthodes qui conviennent à la recherche dans sa propre discipline et, par conséquent, à la poursuite du progrès scientifique dans son ensemble ; n'est-ce pas son travail direct ? Quant au philosophe, rien ni personne ne l'empêche de réfléchir sur les méthodes du scientifique, du moins sur celles qui sont connues de lui ; en tout cas, il n'a pas à ordonner les méthodes que les spécialistes doivent suivre dans le détail de leurs recherches. Or, il semble, tout au contraire, que POPPER ait voulu établir pour la recherche scientifique un programme prescriptif et normatif : vraisemblablement, il sortait de son domaine de compétence.


4. Une théorie falsifiée doit-elle être abandonnée ?

Alors qu'il refuse de voir en POPPER l'ancêtre du relativisme postmoderne mais qu'il a pris POPPER comme le devancier de FEYERABEND, NIEMANN le présente maintenant comme le devancier de KUHN [p.14] : il le voit en effet comme celui qui a défini la falsification à partir des réactions d'une « communauté scientifique » [p.14]. Notons, toutefois, que le fait de penser qu'une communauté scientifique soit nécessairement d'accord sur l'état et le contenu de sa discipline n'implique pas directement de légitimer les concepts kuhniens de paradigme et d'incompatibilité. Toutefois, parmi les références de NIEMANN, l'une d'entre elles pourrait paraître adéquate à cette relation, encore qu'elle décrive un comportement normal ; celle-ci :

« Ceci revient en effet à s'arrêter à des énoncés sur l'acceptation ou le rejet desquels les divers chercheurs peuvent s'entendre. Et s'ils ne s'entendent pas, ils poursuivent tout simplement leurs tests ou les recommenceront tous »[9].

Pour cette assimilation partielle des thèses de POPPER à des solutions kuhniennes, je citerais plutôt le chapitre IV de La Logique de la découverte scientifique consacré à la falsifiabilité (section 19) et dans lequel POPPER critique le conventionalisme en suggérant la notion de « crise scientifique » et certains moyens d'y remédier :

« Chaque fois que le système 'classique' du jour sera menacé par les résultats de nouvelles expériences qui pourraient, selon mon point de vue, être interprétés comme des falsifications, le système paraîtra être ébranlé aux yeux d'un conventionaliste. Il dissipera les incohérences pouvant s'être manifestées, soit en rendant responsable notre maîtrise insuffisante du sujet traité, soit en suggérant l'adoption ad hoc de certaines hypothèses auxiliaires, voire de certains ajustements de nos instruments de mesure.
 [... ] Mais l'édification d'une nouvelle structure, l'audace qui fait notre admiration, équivalent pour le conventionaliste à la 'ruine totale de la science', selon l'expression de Dingler .» [10]

Surtout, d'après NIEMANN, POPPER n'a écrit nulle part ce qu'écrivent SOKAL/BRICMONT à propos de lui : « si les observations contredisent les prédictions, il s'ensuit que la théorie est fausse et doit être rejetée » [11]. NIEMANN affirme qu'il ne s'agit même pas ici, de la part de SOKAL/BRICMONT, d'une  simplification [12] de l'épistémologie de POPPER, mais plutôt d'une perversion de cette épistémologie ! De telles affirmations qu'il juge erronées auraient enhardi SOKAL/BRICMONT à reconnaître leur suite logique dans l' « incommensurabilité » de KUHN et le « anything goes » de FEYERABEND !

NIEMANN admet que POPPER ait pu évoquer la contradiction entre les prédictions et la base empirique d'une falsification, mais il n'aurait pas explicité de lien logique entre les premières et la seconde ! Il faut cependant reconnaître que la proposition de POPPER citée par NIEMANN :  « Il n'est pas nécessaire de dire que la théorie est 'fausse', mais nous pouvons dire que la théorie est en contradiction avec un certain ensemble d'énoncés de base acceptés » [13] a bien pour conséquence de ne pas tenir pour valide une théorie en contradiction avec les faits, puisque les « énoncés de base » concernent les faits. Et c'est pourquoi, sans devoir mériter de la part de NIEMANN l'accusation de positivistes, SOKAL/BRICMONT écrivent à propos de l'épistémologie de POPPER :

« On ne peut jamais prouver qu'une théorie est vraie car elle fait, en général, une infinité de prédictions empiriques dont on ne peut tester qu'un sous-ensemble fini ; mais on peut néanmoins prouver qu'une théorie est fausse car il suffit pour cela d'une seule observation (fiable) qui la contredise » [14].

En effet, NIEMANN fait allusion à certains « positivistes » et à leur croyance dans l'existence de « vérités absolues » ; et il écrit :

« En tout cas, quiconque croit de façon irréfléchie dans la vérité absolue des observations pourrait croire logiquement que des données empiriques absolument vraies contredisant la théorie devraient conduire à un refus de la théorie. POPPER n'a pas représenté cette conception, mais l'a combattue comme aucune autre. Que cette conception positiviste ne trouve plus aujourd'hui aucun défenseur, devrait être son mérite avant tout ». Or, SOKAL et BRICMONT se sont défendus d'être des « positivistes » dans ce sens-là ; et surtout de croire dans des «vérités absolues ».

Cette interprétation de NIEMANN est courante chez certains épistémologues qui ne distinguent guère d'autres alternatives ; pour eux, les positivistes sont sujets à des croyances absolues...  

Pour la seconde partie de la phrase, NIEMANN va jusqu'à répondre que POPPER a toujours dit le contraire [p. 15]. Mais il faudrait citer les textes qui le prouvent. Or, d'une manière générale et confirmée, POPPER n'a jamais affirmé autre chose que ce qui suit :

il n'y a aucune théorie qui soit vraie
il y a des théories qui sont falsifiées ou réfutées.

Et, si POPPER ne dit pas explicitement qu'elles sont « fausses », il est clair que dire les théories « falsifiées » implique qu'elles ne méritent plus toute notre confiance.

Et, si, selon la méthode de POPPER, on cherche, non pas, certes, à vérifier mais plutôt à falsifier l'exposé de la philosophie de POPPER que font SOKAL/BRICMONT, l'argumentation devrait être plus complète et révéler ce qui commande dans la pratique l'usage des concepts 'vrai' et 'faux' chez POPPER. En particulier, la citation proposée gagnerait à être située dans son contexte, car lorsque POPPER écrit exactement : « Il n'est pas nécessaire de dire que la théorie est 'fausse' ; nous pouvons dire qu'elle est en contradiction avec un certain ensemble d'énoncés de base acceptés », il s'exprime ouvertement dans un contexte dans lequel les concepts de 'vrai' et de 'faux', sans être interdits dans sa logique de la science (il affirme lui-même qu'ils ne sont pas interdits [15]), peuvent pourtant être évités. POPPER veut les éviter pour n'avoir pas à revenir sur une vérité qui, proclamée hier, serait déclarée fausse aujourd'hui :

« Lorsque nous estimons qu'un énoncé est corroboré ou qu'il ne l'est pas, il s'agit aussi d'une évaluation logique et donc également d'une évaluation intemporelle : nous tenons en effet qu'il existe une relation logique déterminée entre un système théorique et un certain système d'énoncés de base acceptés » [16].

Pour POPPER - précisément dans le même chapitre X de La logique de la découverte, (section 84), par ailleurs cité par NIEMANN - « corroboré » remplace « vrai », de même que « falsifié » remplace « faux », mais dans des considérations temporelles différentes : 'vrai' et 'faux' étant jugés par lui « non empiriques ». Et POPPER écrit explicitement : « nous tenons en effet qu'il existe une relation logique [17] déterminée entre un système théorique et un certain système d'énoncés de base acceptés ». Donc, du moins dans ce texte, POPPER est loin de s'être gardé d'expliciter un lien logique entre les prédictions et la base empirique : il rattache, dans « une relation logique déterminée », certains énoncés de base à des conclusions falsifiées. POPPER n'écrit-il pas : « Je dirai même que certains énoncés sont hypothétiques compte tenu du fait que l'on peut en dériver des conclusions (à l'aide d'un système théorique) dont la falsification peut entraîner leur propre falsification » - et cela se trouve explicitement dans un passage également proche d'un autre passage par ailleurs cité par NIEMANN (loc. cit., chap. III, section 18).

Si, en fin de compte, comme il apparaît, la « falsification » n'a aucun sens discriminatif, et si « faux » est un terme qui n'est guère usité, alors que signifie l'épistémologie poppérienne du point de vue de la recherche scientifique ? Surtout, pourquoi s'occuper de « falsification » s'il n'y a jamais de vérification préalable qui soit légitime ?


5. Vérification certaine, falsification incertaine ?

NIEMANN reprend d'ailleurs la phrase de SOKAL/BRICMONT : « en abandonnant la vérification, on paye un prix très élevé ; de plus, on n'obtient pas ce qui nous est promis, car la falsification est bien moins certaine qu'il ne paraît. » [18]

Naturellement, SOKAL/BRICMONT pensent vérification et falsification, non pas d'un point de vue philosophique propre au cadre systématique de POPPER ' et qui se situe véritablement à l'extérieur de la recherche scientifique proprement dite ' mais bien dans la perspective des résultats positifs généralement souhaités pour toute recherche. Remarquons que cela ne veut pas dire précisément qu'ils pensent que POPPER ait parlé de « falsification certaine », mais au contraire, cela rend manifeste que, du point de vue d'une méthode de recherche, la falsification peut être jugée moins certaine que la vérification, c'est-à-dire, en un mot, moins fructueuse, surtout si elle ne signifie rien de décisif à proprement parler, du point de vue heuristique.

Par conséquent, même si NIEMANN signale que POPPER n'a pas directement conçu de « falsification certaine » [p.16, note 57], du point de vue de POPPER il reste que le critère de démarcation entre une hypothèse scientifique et une pseudo-hypothèse est bel et bien constitué par la réfutabilité et donc la falsification, et non par la vérifiabilité ni la confirmabilité. Or, il faut remarquer qu'il existe une condition essentielle que les poppériens ont sous-estimée  : en effet, il se trouve que le critère de réfutabilité exige que les théories scientifiques soient axiomatisées - ce qui se trouve fort éloigné d'être le cas universel. En outre, il existe un autre fait important qui a été négligé par les poppériens : la physique contemporaine donne aux hypothèses scientifiques la forme d'énoncés statistiques ou probabilistes, genre d'énoncés pour lequel le réfutationisme de POPPER est totalement inefficace.

L'argumentation de NIEMANN renvoie d'ailleurs à des manifestations de la doctrine de POPPER qui vont dans un sens contradictoire à ses thèses les plus connues : un texte de 1930 cité par NIEMANN affirme que « les théories scientifiques ne représentent pas des systèmes vérifiables ; mais elles ne sont pas non plus falsifiables » [p.16]. Selon cette proposition, les théories scientifiques ne seraient donc ni vérifiables ni falsifiables ! NIEMANN explique que POPPER voulait dire que les théories ne sont « pas absolument falsifiables », mais cela ne veut-il pas dire aussi qu'elles ne sont « pas absolument vérifiables » puisque la proposition comporte aussi bien le terme 'vérifiable' que le terme 'falsifiable'. Jusque dans la traduction anglaise de sa grande oeuvre, POPPER écrira qu'il ne peut y avoir de réfutation définitive d'une théorie [p.17]: « les falsifications ne sont jamais absolues » [19]. On peut alors s'interroger sur l'avantage heuristique qu'il peut y avoir à préconiser des réfutations plutôt que des confirmations, puisque les réfutations ne permettent pas davantage de poser des jalons fermes dans le progrès du savoir.


6. La falsification certaine ne fonctionne pas
7. La falsification est bien plus compliquée

À titre d'illustration, NIEMANN cite POPPER écrivant sur lui-même : « POPPER a toujours affirmé... que...les meilleures théories des sciences empiriques ne peuvent être démontrées fausses » [p.18). Soulignons que POPPER écrit précisément : « les meilleures théories » dont il faut espérer normalement qu'elles ne soient pas fausses... Mais on pourrait aussi poser une première question : comment ont-elles été reconnues « les meilleures », puisque ni la vérification ni la « falsification certaine » n'existent, et par conséquent ne peuvent donc fonctionner ?

C'est d'ailleurs après avoir écrit « la falsification est bien moins certaine qu'il n'y paraît » [20] que SOKAL/BRICMONT écrivent « la falsification d'une théorie est bien plus compliquée qu'il n'y paraît » [21]. D'où le commentaire de NIEMANN  qui répète derrière SOKAL/BRICMONT qu'une théorie ne se présente pas toute seule à l'opération de falsification : elle est toujours accompagnée d'un grand nombre de conditions marginales et d'hypothèses auxiliaires [p.19]. Or, un problème se pose : celui de savoir quelles sont les théories ou les propositions à rejeter ; et c'est ce que demande aussi NIEMANN.

Comme l'écrivent SOKAL/BRICMONT, « les propositions scientifiques ne sont pas falsifiables une par une, car pour arriver à en déduire une quelconque prédiction empirique, on doit faire un grand nombre d'hypothèses additionnelles »[22]. Je pense que c'est probablement pour cette raison que POPPER évoquait des « niveaux d'universalité » et des « degrés de précision ». En ce qui concerne les niveaux d'universalité et les degrés de précision [23], POPPER donnait aussi une solution qui consistait à dériver l'énoncé le moins universel ou le moins précis du plus universel ou du plus précis. Là encore, il faut remarquer la chance que nous avons de pouvoir nous trouver devant des énoncés déjà reconnus les plus précis et les plus universels, quand on croit avec Popper que ce résultat ne sera jamais l'effet d'une falsification !

La position de NIEMANN persiste à montrer que l'épistémologie de POPPER est si compliquée qu'elle échappe au reproche majeur qu'il refuse, et selon lequel ce sont les défaillances de POPPER qui sont à compter comme ayant été particulièrement efficaces dans la généalogie du postmodernisme...


8. Les théories ne se laissent pas contrôler séparément
9. La science peut vivre avec des théories falsifiées

Que les théories ne soient pas « falsifiables une par une »[24], ainsi que l'écrivent SOKAL/BRICMONT, c'est ce que QUINE a le mieux démontré à travers son holisme [p. 20]. En tout cas, SOKAL/BRICMONT trouvent que certaines expressions de la pensée de QUINE leur conviennent mieux que d'autres, car elles sont moins radicales ; telle celle-ci : « le contenu empirique est partagé par des groupes d'énoncés et ne peut pas, pour l'essentiel, être réparti parmi ces énoncés. Mais, en pratique, ce groupe d'énoncés n'est jamais l'ensemble de la science. » [25] Or, nous rappelle NIEMANN, 37 ans avant SOKAL et BRICMONT, POPPER s'était déjà expliqué avec la thèse de QUINE ; et il y avait même répondu de la même façon qu'eux, 65 ans avant eux [26] !

Ainsi, que les théories soient falsifiées n'entraîne pas qu'elles soient systématiquement rejetées même si telle pourrait être la volonté profonde du poppérien, c'est ce que NIEMANN exprime in extenso : « Un poppérien pourrait vivre avec des théories falsifiées ; mais il ne le veut généralement pas » [p.22]. Du moins doit-il en être ainsi, nous explique NIEMANN, aussi longtemps qu'aucune autre théorie alternative ne se présente. Si tel était le cas, le poppérien rejoindrait le chercheur authentique qui vise davantage à vérifier qu'à « falsifier » ou, du moins, qui ne « falsifie » qu'en vue de vérifier ;  mais vérifier n'est nullement l'intention du poppérien.

SOKAL/BRICMONT évoquent, par exemple, une difficulté telle que l'orbite de Mercure « falsifiant » la théorie de NEWTON, cependant retenue dans le domaine de la science malgré la falsification évidente : « si l'on tient compte du contexte, on peut très bien soutenir qu'il est rationnel de procéder ainsi, au moins durant un certain temps, sinon toute science serait impossible » [27]. Pour pallier de telles inconvénients et sauver les hypothèses en péril, POPPER avait proposé des remèdes : il invitait soit à réfléchir à l'ensemble du système (était-ce en vue de pressentir une quelconque crise  ou révolution scientifique ?), soit même à user d'hypothèses ad hoc (que les scientifiques évitent autant que possible). C'est précisément, nous rappelle NIEMANN, ce qu'enseigne La Logique de la découverte scientifique. Donc, conclut-il, il ne peut y être question ni d'ambiguïtés ni d'inexactitudes. Toutefois, une question peut alors se poser : où la théorie de la falsification commence-t-elle et surtout où finit-elle ? Avant tout : à quoi sert-elle exactement ?


10. S'approcher de la vérité grâce à des vérifications inattendues
11. D'autant plus de vérisimilitude qu'il y a plus de vrai vraisemblable

À propos de « vérifications inattendues » [p. 23], NIEMANN cite ce qu'écrivent SOKAL/BRICMONT :

 « Par ailleurs, l'histoire montre que ce qui fait accepter une théorie scientifique, ce sont surtout ses succès [...]. De plus, la crédibilité de cette théorie s'est trouvée renforcée par des prédictions telles que le retour de la comète de Halley en 1759 et par des découvertes spectaculaires telles que celle de Neptune en 1846 [...] » [28]

NIEMANN commente ces exemples de la sorte : POPPER refuserait de prendre pour une vérification réussie  la prédiction de Neptune par la théorie de NEWTON et sa découverte effective. POPPER prenait en effet la prédiction d'un phénomène - dont il jugeait qu'il était totalement « invraisemblable » - non pas comme une vérification, mais bien comme un essai rigoureux de falsification !

Rappelons toutefois que POPPER, en particulier dans Misère de l'historicisme (1956), distinguait entre prédiction et prophétie : la première se faisant en termes conditionnels c'est-à-dire avec à la base des conditions initiales, et la seconde étant l'expression catégorique d'une conjecture. Quand on connaît les conditions des prédictions ici évoquées (le calcul et l'observation), peut-on raisonnablement confondre soit la prédiction du retour de la comète de HALLEY, soit l'existence de Neptune - calculée par John Couch ADAMS et Urbain LE VERRIER, observée par Johann GALLE - avec une simple prophétie ? Certes, non.

Ou encore, peut-on dire que la confirmation de la théorie de NEWTON soit due à une  vérification « inattendue », alors que la théorie de NEWTON est à l'origine de calculs appuyés par des observations, calculs et observations permettant de prédire des événements qui la vérifient ? C'est la réalisation de la prédiction qui constitue ici l'expérimentation de la validité de la théorie. POPPER identifie le caractère « inattendu » d'un événement à une connaissance d'une « faible probabilité » [29]. Mais peut-on invoquer les notions d'inattendu ou d'invraisemblable en ce qui concerne la découverte de Neptune ? Si oui, il faudrait étendre ces notions à toutes les connaissances dont l'humanité a fait progressivement l'acquisition sur la base de son ignorance initiale : toute nouvelle connaissance est, en effet, de ce point de vue, inattendue ou invraisemblable comparée à l'ignorance initiale, mais elle ne l'est plus du tout si on la pense relativement aux efforts qui l'ont provoquée : les calculs et les observations.

Il est étrange que l'on puisse taxer d' « improbabilité » le fait observé qu'une planète jusque-là inobservée puisse être découverte dans l'espace où la plaçaient précisément certains calculs (en l'occurrence ceux de LE VERRIER et d'ADAMS [30] ) ! Or, c'est ce que fit POPPER qui en même temps taxa de « merveilleuse corroboration » de la théorie de NEWTON les prédictions conduisant à la découverte de Neptune, et cela uniquement parce qu'elles concernaient une « excessive improbabilité » ! Là encore, « improbabilité » ne renvoie pas à un calcul mathématique de probabilité mais bien à l'état psychologique d'ignorance dans lequel se trouve quiconque avant toute connaissance nouvelle.

En conclusion, au lieu d'une induction, ce que NIEMANN voit dans la même perspective que POPPER, ce sont des indices de vérisimilitude [p.24], concept qui se rapporte à la comparaison entre les théories [p.25 et p.26]. En effet, il se réfère alors à une autre histoire de planète, celle qui opposa les théories de NEWTON et d'EINSTEIN. Il s'agit de l'orbite de Mercure [p.24], à propos de laquelle SOKAL/BRICMONT écrivent :« Mais nous ne sommes pas au bout des difficultés du poppérisme. En le suivant à la lettre, on devrait dire que la théorie de NEWTON était falsifiée depuis longtemps par le comportement anomal de l'orbite de Mercure » [31]. On expliquera plus tard l'anomalie (en 1915) « comme une conséquence de la théorie de la relativité générale d'EINSTEIN » [32].

Dans le langage de POPPER, d'une part, la théorie de NEWTON est « corroborée » par l'existence de Neptune ; d'autre part, elle se révèle « falsifiée » par l'orbite de Mercure qui corrobore la théorie d'EINSTEIN. Pour NIEMANN, cette « contradiction » devrait éloigner à jamais toute tentation théorique de se référer à l'induction. Et il insiste surtout pour souligner que la découverte de Neptune ne saurait, en aucun cas, être classée sous la rubrique de l'induction ; et cela, entre autres raisons, à cause de la sous-détermination des théories par les faits [p.25].

SOKAL/BRICMONT confirment la sous-détermination : « il y a toujours un grand nombre, même une infinité de théories compatibles avec les faits, et cela, quels que soient les faits, et quel que soit leur nombre » [33]. Pour NIEMANN, cette sous-détermination qu'exprime la thèse de Duhem-Quine avait déjà été pressentie par POPPER (en 1930-1933 [34]) ! Pour faire face à ce problème, SOKAL/BRICMONT proposent de confronter la théorie aux preuves empiriques :

en disposant d'arguments si forts en faveur d'une théorie que la mettre en doute serait déraisonnable ;
en supposant qu'une bonne théorie encore inconnue est encore possible, si bien que la théorie existante ne jouit plus que d'une « probabilité subjective faible » [35] ;
en constatant qu'il n'existe « aucune théorie plausible qui rende compte de tous les faits existants » [36].

NIEMANN s'étonne que les scientifiques veuillent formuler la relation existant entre les données et la théorie : cette relation est pourtant une opération élémentaire qui semble indispensable à l'épistémologie classique. Comme par ironie, il souligne que la théorie puisse être « devenue plus probable au moins subjectivement » selon ce qu'il interprète de SOKAL et BRICMONT qui écrivent plus précisément :

« Lorsqu'une théorie se soumet à un test de falsification sans être réfutée, un scientifique considérera qu'elle est partiellement confirmée et lui accordera une vraisemblance ou une probabilité subjective plus grande. » [37]

N'est-ce pas la démarche scientifique courante ' apparemment inconnue des philosophes poppériens ? Mais sans doute le statut de la vérité poppérienne est tel qu'une concordance ne puisse être qu' « inattendue » (unerwartete Zusammenpassen) (p.26) !


12. La « nouvelle méthode de l'induction »

SOKAL et BRICMONT sont heureusement reconnus pour n'être pas les seuls à ne pas comprendre la notion poppérienne de corroboration [p. 26]. Les deux physiciens écrivent :

«Notons que POPPER dit qu'une théorie est 'corroborée', lorsqu'elle passe avec succès des tests de falsification. Mais le sens de ce terme n'est pas clair : il ne peut pas être simplement synonyme de 'confirmée', sinon toute la critique poppérienne de la démarche inductive perdrait son sens. Voir PUTNAM (1974) [38], pour une discussion plus détaillée »[39].

C'est pourquoi NIEMANN rappelle, en se référant au chapitre X de La Logique de la découverte scientifique, qu' « une hypothèse est corroborée quand elle a résisté à l'épreuve des tests » [p. 27]. POPPER y explique quelles relations de compatibilité et d'incompatibilité la corroboration peut établir :

« Nous interprétons l'incompatibilité comme une falsification de la théorie. Mais la seule compatibilité ne doit pas nous autoriser à attribuer à la théorie un degré positif de corroboration : le simple fait qu'une théorie n'a pas encore été falsifiée  ne peut évidemment être considéré comme suffisant. En effet, rien n'est plus facile que de construire un nombre quelconque de systèmes théoriques compatibles avec n'importe quel système donné d'énoncés de base acceptés. » [40]

On peut comprendre que la non falsifiabilité ne soit pas suffisante à faire admettre une théorie ; mais comme rien ne permet de confirmer cette dernière, on ne voit pas comment la science pourrait jamais s'édifier : la solution poppérienne est décidément insatisfaisante pour les scientifiques.

NIEMANN note que l'exemple d'induction que donnent SOKAL et BRICMONT porte sur l'application de la science, lorsqu'ils citent médecins et ingénieurs [41] et il en déduit que SOKAL et BRICMONT confondent science et technique ! Il prétend même ne trouver aucune théorie de l'induction chez SOKAL et BRICMONT, alors qu'il a dû lire leurs affirmations propres à situer et à résoudre le problème : 

« Les historiens, les détectives et les plombiers ' en fait, tous les êtres humains utilisent les mêmes méthodes d'induction, de déduction et d'évaluation des données que les physiciens ou les biochimistes. » [42]
«[ ...] il ne peut y avoir de réponses à des questions telles qu'une justification générale du principe d'induction (autre problème légué par Hume). Il y a des inductions qui sont justifiées et d'autres qui ne le sont pas ou, pour nuancer une fois de plus, des inductions qui sont plus raisonnables et d'autres qui le sont moins. » [43]
«Évidemment,  toute induction est une inférence de l'observé à l'inobservé et aucune inférence de ce type n'est justifiable en utilisant seulement la méthode déductive. » [44]

Or, POPPER privilégiait la déduction au détriment de l'induction. Quant à NIEMANN, il tire sa conclusion en relevant que la « nouvelle théorie de l'induction » consiste à affirmer que « quelques inductions sont justifiées et d'autres ne le sont pas » [p. 29] !


13. Les standards scientifiques

L'article de NIEMANN se termine par un catalogue énumérant les « standards scientifiques » : il y en a 18 qui concernent le comportement surtout dans le domaine de l'herméneutique : mais laquelle ? Il faut reconnaître que toutes ces propositions mériteraient d'être examinées séparément les unes et les autres, toutefois sur la base d'une question : pour quelles fins ? D'une part, s'agit-il d'aider à la découverte ou à la justification ? D'autre part, s'agit-il d'aider à l'éthique ou à l'épistémologie ?

En fait, il semble que ce soit tantôt pour une raison et tantôt pour une autre que soient invoqués les principes énumérés et qui sont des principes : de précision, de fondation, de convenance ou de proportionnalité ; de même, les règles de circonspection, d'objectivité, d'empirisme, de preuve, d'intelligibilité, ou de compétence. Principes et règles auxquels je ne pense pas que SOKAL/BRICMONT aient jamais failli, même s'ils sont néanmoins accusés de n'avoir pas renforcé l'argument faible de l'adversaire quand ce fut le cas !


 

NOTES


1) 'Die 'Krise in der Erkenntnistheorie'. SOKAL, BRICMONT und die wissenschaftlichen Standards in der Philosophie ' (Conceptus, XXXII 1999, Nr.80, 1-35).
2) Hans-Joachim NIEMANN cite Impostures intellectuelles dans la traduction anglaise : Fashionable Nonsense : Intellectuals' Abuse of Science. New York : Picador, USA, 1998. Il existe une traduction allemande : Eleganter Unsinn ' Wie die Denker der Postmoderne die Wissenschaften mi'brauchen. München : C.H. Beck, 1999.
3) Impostures intellectuelles (1997), Paris : Le Livre de Poche, 1999 ; je cite cette édition, p. 103.
4) The Open Society and its Enemies (1945), 12è éd. Routledge and Kegan Paul, Londres, 1977.
5) Impostures intelectuelles,1999, p. 105 ; éd. américaine, p. 63.
6) C'est ce que j'ai démontré, entre autres, dans : Angèle KREMER MARIETTI, Philosophie des sciences de la nature, Paris, PUF, 1999.
7) Karl POPPER, La Logique de la découverte scientifique (1935), Paris, Payot, 1973, Préface à l'édition anglaise (1959), p. 12.
8) Impostures intellectuelles, p.102 ; éd. américaine, p. 60.
9) Karl POPPER, La Logique de la découverte scientifique, ch. V (section 29, 2è §) p. 104.
10) Op. cit., p. 78.
11) Impostures intellectuelles, p.104 ; éd. américaine, p. 62.
12) SOKAL et BRICMONT savent parfaitement qu'ils simplifient les thèses de POPPER ; cf. op. cit., p. 104, note 68 : «Néanmoins, rien de ce qui suit ne dépendra de ces simplifications ». 
13) Karl POPPER, La Logique de la découverte scientifique, ch. X (section 84, 2è §), p. 280.
14) Impostures intellectuelles, p. 104.
15) La Logique de la découverte scientifique, ch. X (section 84), p. 280 : « Ceci ne signifie certes pas qu'il nous est interdit d'utiliser les concepts 'vrai' et 'faux' ou que leur utilisation crée quelque difficulté particulière. »
16) Op. cit., ch. X (section 84), p. 281.
17) Je souligne.
18) Impostures intellectuelles, p.104.
19) Voir, cités par NIEMANN : K. POPPER, The Logic of Scientific Discovery, London, Hutchinson, 1959, l'Index à 'Disproof': 'No conclusive disproof of a theory can be produced'; de même, K POPPER, Die beiden Grundprobleme der Erkenntnistheorie (1930-33), Tübingen, Mohr-Siebeck, p. 354.
20) Impostures intellectuelles, p.104.
21) Op. cit., p. 106.
22) Op. cit., p. 108.
23) K. POPPER, La Logique de la découverte scientifique, section 36, p. 123.
24) Impostures intellectuelles, p. 108.
25) Op. cit., p. 108, note 77 ; éd. américaine, p. 66, note 74.
26) Il s'agit respectivement d' un article de 1960, « Vérité, rationalisme et la croissance de la connaissance » et, globalement, de La Logique de la découverte scientifique.
27) Impostures intellectuelles, p. 110 ; éd. américaine, p. 67.
28) Op. cit., p. 106 ; éd. américaine, p. 63-64.
29) Voir Karl POPPER, Realism and the Aim of Science [1956], Edited by W.W. Bartley, III, Totowa, NJ : Rowman and Littlefield, 1983, p. 238.
30) Op. cit., p. 247.
31) Impostures intellectuelles, p. 110 ; éd. américaine, p. 67.
32) Op. cit., éd. française, p. 110, note 79.
33) Op. cit., éd. française, p. 113. ; éd. américaine, p. 69.
34) Cité par NIEMANN ; cf. Karl POPPER, Die beiden Grundprobleme der Erkenntnistheorie.
35) Impostures intellectuelles, p.114 ; éd. américaine, p. 71.
36) Ibid, éd. française.
37) Impostures intellectuelles, p.104 ; éd. américaine, p. 62.
38) Hilary PUTNAM, 'The 'corroboration' of theories', in The Philosophy of Karl POPPER, vol.1, éd. par Paul A. Schilpp, LaSalle, Illinois, USA, Open Court Publishing Company, p. 221-240.
39) Impostures intellectuelles, p 105, note 69.
40) Karl POPPER, La Logique de la découverte scientifique, ch. X (section 82), p. 271.
41) Impostures intellectuelles, p.106 ; éd. américaine, p. 63.
42) Impostures intellectuelles, p.97.
43) Impostures intellectuelles, p.101.
44) Impostures intellectuelles, p.105.


[1] Comme la plupart des traducteurs et commentateurs français des textes de Popper, je n'utilise pas les termes 'falsifier', 'falsification' et leurs dérivés, dans le sens français qui leur est propre, mais dans le sens que donne Popper aux termes anglais originaires ainsi traduits.
[2] La « vérisimilitude » est définie par The Oxford Dictionary of Philosophy : « The extent to which a hypothesis approaches the truth. The first approach to the notion, due to Popper, identifies this with the extent to which a theory captures the whole truth : a theory T will have more verisimilitude than a rival T just in case T implies more truths and fewer falsities than T. But the formal development of the notion has proved extremely tricky, especially as the verisimilitude of theories is apt to vary with variations in the language in which they are couched.'
[3]
Titre allemand original de Logique de la découverte scientifique.

 

 

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ANGELE KREMER-MARIETTI

ÉPISTÉMOLOGIE ET DÉONTOLOGIE DES IMPOSTURES INTELLECTUELLES DE SOKAL ET BRICMONT

(Paru dans Éthique et Épistémologie. Autour du livre Impostures Intellectuelles de Sokal et Bricmont, Paris, 2001, L'Harmattan, collection «Épistémologie et Philosophie des Sciences » )

Il y eut un pavé dans la mare : la publication, dans une revue d’études sociales de renommée mondiale, d’une parodie écrite par Alan Sokal, professeur de physique à l’Université de New York. La parodie fut publiée comme si elle n’en était pas une. C’est dire, pour les responsables de la revue qui l’acceptèrent, que la publication fut ce qu’on peut appeler une " bévue ". Dorénavant, l’article peut être présenté comme le modèle de ce qu’il ne faut pas faire en épistémologie ni dans les sciences humaines et sociales.

Autre événement, la parution d’un livre clair et documenté [1], écrit et publié cette fois par Alan Sokal et Jean Bricmont, professeur de physique théorique et mathématique à l’Université de Louvain-la-Neuve. Par ce livre, les auteurs ont voulu mettre l’accent sur une caractéristique (ou une mode ?), en tout cas assez répandue dans certains ouvrages de sciences humaines et sociales à grand tirage pour les encombrer, et qui sont le fait de quelques ténors des disciplines humaines et sociales. Il s’agit de l’effet d’un penchant qui pousse certains spécialistes en sciences humaines et sociales à user intempestivement de notions, formules ou allusions prétendument scientifiques, mais qui n’ont l’apparence scientifique que pour le lecteur non averti. En tout cas, ce lecteur doit se contenter de ne rien comprendre à toutes ces formules physico-mathématiques, car il n’y a rien à y comprendre. Ce traitement rend le lecteur incapable de juger ce qu’on lui donne à lire. Mais ne lit-on pas généralement pour s’instruire ? D’où la perversité évidente de l’utilisation de formules faussement appropriées.

Ce travers d’écriture, de pensée ou de mentalité s’est d’abord répandu en France peut-être par un pur jeu de style, par pédantisme ou préciosité, par élitisme, en tout cas aussi par goût pour les formules scientifiques même incomprises. Aux Etats-Unis, ces auteurs français jouissent d’une notoriété fondée autant sur leurs titres universitaires que sur leurs succès de librairie. Et c’est là que cet accommodement avec la science prend une valeur toute particulière : une telle désinvolture tolérée à l’endroit de la science ne peut que relever d’un mépris à l’endroit de la rationalité, de l’universalité et de l’objectivité scientifiques. Une question peut se poser : pour avoir toléré ces pratiques, étions-nous inconsciemment devenus ‘postmodernes’ ? En tout cas, il faudra certainement analyser le ‘postmodernisme’ en tant qu’attitude philosophique qui permet tout et son contraire.

1. L’éthique nécessaire à l’épistémologie.

Quoi qu’il en soit, Alan Sokal et Jean Bricmont ont osé mettre en évidence ce mode d’expression pour le moins étrange. Non qu’ils aient une quelconque prévention contre les métaphores utilisées dans l’intérêt d’éclaircir un texte difficile, ni contre l’analogie quand elle est équilibrée et symétriquement fondée. D’ailleurs, pourquoi ne pas user d’une métaphore mathématique, si la formule est d’abord bien comprise et ensuite bien appliquée à partir d’une méthode qui justifie son emploi ? Rien ni personne ne s’y oppose : Sokal et Bricmont non plus. Et, je rappellerai que dans son ouvrage consacré à la connaissance philosophique, Gilles Granger [2] apprécie pardessus tout la métaphore mathématique ; naturellement, quand celle-ci convient parfaitement, comme ce fut le cas dans l’usage que firent des mathématiques Platon et Wittgenstein.

En tout cas, la révélation que suscita la diffusion du livre de Sokal et Bricmont eut l’effet majeur de déclencher une série de réactions démesurées, à bien des égards comparables à une levée de boucliers de type tribal ou clanique. Il semblait que quelques professeurs de philosophie et surtout de plus nombreux sociologues se fussent reconnu la mission sacrée de répondre à des observations qui étaient pourtant objectivement fondées et impossibles à réfuter ; ils prétendirent que toutes ces citations pseudo-scientifiques, avaient à leur manière un " sens ", " faisaient sens ", ou relevaient d’un " champ de vérité " très subtil qui ne pouvait qu’échapper à des physiciens étrangers à de tels exercices !

Dès lors - non seulement après " l’affaire Sokal " mais encore après la publication du livre de Sokal et Bricmont - la philosophie tout entière et les sciences sociales semblaient ainsi devoir basculer dans le vaste camp de l’herméneutique : le sens qui était dit glorieusement y régner pouvait justifier à lui seul tous les abus imaginables. Or, je ferai remarquer que cette priorité du ‘sens’ sur la vérité - ou même du ‘champ de vérité’ sur le discours vrai - relève déjà d’une attitude ‘postmoderne’, c’est-à-dire d’une attitude qui s’autorise pathétiquement toutes les licences. De telles réactions prouvent que le livre de Sokal et Bricmont nous met en demeure de clarifier ce que doit être aujourd’hui la philosophie au-delà des philosophies contemporaines qui nous habituèrent plus souvent aux effets de style qu’à une pensée rigoureuse  : là-dessus il faudra bien qu’un jour nous revenions également. Non pas seulement sur ce que peut être la philosophie, mais aussi sur ce qu’elle doit être. Premier point positif pour la philosophie : le livre de Sokal et Bricmont s’affirme là comme un symptôme que les philosophes auront à élucider dans l’urgence.

Ce qui faisait le plus défaut à cette levée de boucliers, c’était l’observation de la teneur éthique et épistémologique de l’ouvrage ; celle-ci n’a guère été mentionnée, encore moins analysée. Une discussion strictement éthique ni même épistémologique n’a pu ni s’engager ni se poursuivre sur le plan de l’argumentation logique, même si elle a eu ici ou là une sorte de commencement. De plus, et tout au contraire, l’analyse proprement philosophique - s’il y en eut - a porté généralement sur une herméneutique sophistiquée du livre de Sokal et Bricmont au lieu de s’appuyer sur une lecture directe et nette, sans présupposer on ne sait quelles intentions machiavéliques de la part des auteurs. Le processus de ce qui voulut être une " lecture du soupçon " fut tel que les critiques crurent ou plutôt voulurent comprendre ce que les auteurs leur semblaient " laisser entendre " plutôt que ce qu’ils entendaient signifier réellement. On interprétait ensuite ce qui n’était en fait qu’une intuition subjective vague due à ce type de lecture, en un prétendu argument objectif et direct ; tout cela n’était en fait que le montage d’une argumentation reconstruite de toutes pièces, ensuite abusivement critiquée comme si elle appartenait effectivement au corps de l’ouvrage et surtout à l’intention de ses auteurs.

Or, que font Sokal et Bricmont ? Ils condamnent, textes à l’appui, une attitude qui consiste dans l'appropriation inintelligente et la diffusion erronée de termes et de symboles abstraits, détournés du sens qui leur est propre au sein de la terminologie scientifique dont ils émanent et où leur signification opère en toute légalité. On pourrait certes imaginer qu’un nouveau Prévert puisse jouer avec de telles formules. Or, ces procédés pseudo-scientifiques se rapportent à une conduite qui ne se veut en rien ludique, mais sérieuse et " scientifique " à sa manière, alors qu’elle est éloignée du moindre précepte d'honnêteté intellectuelle, traditionnellement enseigné et appliqué dans toute recherche dite de valeur scientifique, aussi bien en philosophie que dans les sciences humaines et sociales. Ces abus inconsidérés ont finalement constitué un ensemble d’artifices, d’ailleurs autant pseudo-scientifiques que pseudo-littéraires, qui ne pouvaient que desservir les disciplines dans lesquelles ils furent introduits. Celles-ci étaient-elles supposées s’enrichir par ce moyen  ? On peut douter de cette perspective. Une érudition superficielle et fausse n'est rien d'autre qu'une "véritable intoxication verbale"[3], comme le soulignent Sokal et Bricmont. À l’évidence, ces pratiques ne sont rien que des "jeux de langage"  qui se transforment vite en objets de suspicion ; elles n'ont rien à voir avec un discours théorique rigoureux - et on ne peut les prendre pour un exercice poétique, leur seul effet manifeste étant de confondre le lecteur.

2. Les fondements épistémologiques du livre de Sokal et Bricmont.

C’est sur le désir d’aborder sérieusement la teneur des Impostures intellectuelles que le programme de cet ouvrage s’est progressivement constitué dans ses composantes diverses. L’analyse et la discussion sont donc ouvertes. Si je viens de souligner le caractère antipédagogique - et même pour moi profondément antidémocratique - des usages dénoncés, je voudrais aussi mettre en évidence les fondements épistémologiques des positions philosophiques des auteurs, telles qu’elles apparaissent dans tout l’ouvrage et surtout dans le chapitre 3.

Jean Bricmont et Alan Sokal ont rappelé dans la préface de la seconde édition française que, sous une seule couverture, il fallait trouver deux livres. L'un porte sur l'imposture manifeste que représente le mauvais usage des formules physico-mathématiques employées à titre de signifiants inadéquats avec l’intention de donner l’apparence de la " science ". L’autre est un livre d’épistémologie fondé sur la critique du relativisme cognitif et surtout du parti pris de priver la science de toute objectivité pour en faire un domaine, non plus universel et nécessaire, mais, disons-le, ‘postmoderne’. Pour ma part, je pense que les deux thèmes se recoupent facilement par la cohérence qu’il peut y avoir entre la désinvolture manifestée à l’endroit de la signification scientifique des formules et l’interprétation minimaliste de la science qui en résulte et qui est aussi celle du relativisme cognitif : car le laxisme de ce dernier laisse ouverte la voie à toutes les fantaisies ‘postmodernes’ pour justifier indirectement le mauvais usage des formules physico-mathématiques. Le livre de Sokal et Bricmont m’apparaît comme le signe et le symptôme d’une philosophie en difficulté, surtout si elle persiste dans la voie qu’elle s’est laissé facilement indiquer ; il est nécessairement aussi le signe d’une épistémologie en dérive ayant à son tour des prolongements philosophiques désastreux.

Sans doute une question philosophique récente a-t-elle été de se demander quels sont les modèles rationnels susceptibles d'expliquer le changement scientifique : les philosophes Popper, Lakatos et Laudan, qui s'y sont dévoués, y ont échoué ; et Laudan l’a, pour sa part, publiquement reconnu. Dans un ouvrage de 1981 [4] et dans un article [5] qui paraîtra prochainement dans la revue suisse Facta Philosophica [6], Newton-Smith fait le point sur la question ; il conclut dans son article en affirmant : " C’est une chose de maintenir que la science progresse. C’est une autre chose d’avoir un compte-rendu suffisant de la nature de ce progrès ".

Il faut se rappeler qu’auparavant, avec le Cercle de Vienne et le positivisme logique, l’épistémologie s’était lancée dans la formalisation des sciences et en particulier de la physique : l’ambition du projet dépassa rapidement ses propres virtualités. En réaction au projet du Cercle de Vienne, Popper s’était lui-même attaché à dégager ce qu’il appelait " la logique de la recherche scientifique " selon le titre allemand de son premier ouvrage, modifié par la suite en " logique de la découverte scientifique ". D’ailleurs, Sokal et Bricmont expliquent parfaitement comment quelques idées de Popper sont acceptables du point de vue de la recherche, alors que d’autres, surtout si elles sont exagérées, sont au contraire inacceptables de ce même point de vue. En tout cas, un principe s’impose aux deux auteurs : qu’une opinion ne puisse être réfutée n’implique en rien qu’elle soit vraie [7].

Ainsi, en lieu et place de la vérification pour critère de démarcation entre les théories scientifiques et non scientifiques, si la falsifiabilité et la falsification proposées par Popper démontrent que ni l’astrologie ni la psychanalyse ne sont une science, elles ne s’avèrent être acceptables que jusqu'à un certain point en ce qui concerne les théories scientifiques. Le schéma de la falsifiabilité et de la falsification, sans être radicalement mauvais, génère, du point de vue de la recherche, de grandes difficultés que soulignent justement Sokal et Bricmont.

1.      Il s’agit tout d’abord du statut de l’induction scientifique que Popper rejette totalement, alors que les prédictions qui découlent de l’inférence de l’observé à l’inobservé, ainsi que le rappellent Sokal et Bricmont [8], sont nécessaires à de nombreuses pratiques issues de la science théorique, pour ne citer que la médecine. De plus, les auteurs soulignent qu’encore aujourd’hui ce sont en général ses succès [9] qui font qu’on adopte une théorie scientifique comme étant vraie, ce qui implique certes qu’elle ne soit pas fausse ; mais elle peut néanmoins être seulement probable ou vérifiée : or, Popper refusait de considérer ces derniers cas.

2.      Seconde difficulté de l’épistémologie popperienne signalée par Sokal et Bricmont : le principe de la falsification étant admis – et rien n’empêche de le pratiquer – il n’en reste pas moins vrai que " la falsification d’une théorie est bien plus compliquée qu’il n’y paraît " [10], car " les propositions scientifiques ne sont pas falsifiables une par une " [11] ; et, de plus, des hypothèses additionnelles sont toujours nécessaires. Quine avait, au Colloque organisé à Paris en 1983 autour du Cercle de Vienne [12], réitéré ses positions à propos de Carnap : elles demeurent valables également en ce qui concerne Popper. Parlant de la science [13], Quine écrit en effet : " il n'y a pas de raisons bien claires pour séparer ses composantes énoncé par énoncé " [14].

3.      Troisième difficulté soulignée par Sokal et Bricmont à l’encontre du falsificationnisme de Popper : il ne prévoit pas, comme cela se montre nécessaire au cours de la recherche scientifique, de mettre de côté, en réserve pour un certain temps, certaines observations contradictoires. Au contraire, Popper prétend avoir de bonnes raisons de s’en débarrasser.

4.      En conclusion, Sokal et Bricmont nous rappellent que " [l]a science est une entreprise rationnelle, mais difficile à codifier " [15]. D’où, la nécessité d’une clarification épistémologique nuancée qui est celle de Sokal et Bricmont et que certains caricaturent volontairement, ignorant la nuance, tout comme la plupart des  épistémologues contemporains mis en cause.

Car, en contrepartie, et surtout en réaction à l’épistémologie de Popper, d’autres philosophes ont alors cherché d'autres explications et ils ont laissé place à un discours faisant l’impasse sur la création scientifique proprement dite ou ramenant celle-ci à une conséquence directe du contexte social. Popper contribua curieusement à ce que l’épistémologie fût en crise [16] en suscitant des réactions radicalement opposées aux siennes. Ainsi, une réaction à la notion popperienne de réfutabilité a été la fameuse thèse de Duhem-Quine. La position holistique de Duhem - qui date du début du siècle - était, en effet, étroitement liée à son refus catégorique de l'inductivisme. Quine reprit les deux conceptions pour les impliquer dans ladite ‘thèse Duhem-Quine’ selon laquelle une hypothèse scientifique isolée ne peut être réfutée tant que d'autres hypothèses auxiliaires seront nécessaires pour en tirer des conséquences empiriques.

Mieux encore, le rationalisme de Popper ouvrit la voie à quelques irrationalismes tenaces. En effet, à partir des concepts de ‘paradigme’ et de ‘révolutions scientifiques’ (au pluriel), Kuhn mais surtout ses interprètes déduisirent une position sociologisante de l’activité scientifique. La fameuse devise ‘Anything goes’ de Feyerabend fut l’une des conséquences de l’interprétation qui fut faite aux révolutions scientifiques kuhniennes ; elle procédait d’un dadaïsme épistémologique qui d’ailleurs n’était pas permanent chez Feyerabend. Et, même s’il peut y avoir un rapport global entre la science et la société comme Auguste Comte l’a constaté dans l’histoire humaine, il serait aberrant de vouloir convertir l’épistémologie en un sociologisme ou en un historicisme pur et simple, qu’il soit continu ou discontinu, d’ailleurs pas plus qu’il ne faudrait la ramener à un logicisme strict comme le prétendait le Cercle de Vienne.

Thomas Samuel Kuhn lui-même a justement défini l'examen historique dit ‘internaliste’ comme traitant "la substance de la science en tant que connaissance", tandis que l'examen rival ‘externaliste’ observe les activités scientifiques comme des éléments à caractère social au sein d'une culture - ce dernier point de vue étant indifféremment celui d'une sociologie ou d'une histoire, conçues d’un point de vue externe, point de vue qui peut, certes, compléter le premier mais sans prétendre s’y substituer : une conclusion qui ne contredit pas la position de Sokal et Bricmont  et que j’ai moi-même défendue au colloque sur la sociologie des sciences de 1990. J’ajouterai que j’ai moi-même constaté que quelques observations de Feyerabend concernant l’histoire des sciences ont encore une valeur positive et ne présentent rien de dadaïste.

Il demeure donc qu’en toute équité relative à un examen sérieux de l’activité scientifique, il serait catastrophique et totalement aberrant de laisser tomber l’aspect purement intellectuel du travail du chercheur. Et telle est la position légitime des physiciens Sokal et Bricmont qui ne refusent pas le principe d’une étude sociologique ni historique de la science dans la mesure où elle respecte et admet aussi la nécessité d’une étude strictement épistémique.

En France, l'épistémologie était, jusqu'à Bachelard et Canguilhem, de nature positiviste, voire physicaliste, puisque, derrière les positions de Comte et de Duhem, l’épistémologie se présentait généralement comme une logique des sciences et s'identifiait à une histoire naturelle des théories. Cette épistémologie avait pour méthode et pour finalité de traiter la science comme la science traite les phénomènes. Auguste Comte voyait dans une théorie scientifique un fait général reliant les faits particuliers. Pierre Duhem faisait des théories la classification des lois scientifiques portant sur les faits scientifiques. C'est également de ce type d'approche qu’ont procédé toutes les recherches dans le domaine de la classification des sciences ; celle-ci se développait sur le modèle de la théorie générale des classifications, propre à la zoologie et à la botanique. Comte l'indique dès la première leçon de son Cours de philosophie positive ; ensuite, dans la trente-sixième leçon, il justifie l’emploi du terme ‘hiérarchie’, pour mieux souligner " une considération prépondérante, commune à tous les cas, et graduellement décroissante de l'un à l'autre " [17]. Ainsi le voulait la méthode positive appliquée à la philosophie des sciences. Elle allait selon la volonté exprimée par Comte, du sens commun à la science sans solution de continuité, selon la même universalité de la raison, identique chez tous les hommes comme l’avait affirmé Descartes.

Ce n’est pas par hasard si, au moment où il rédigeait ses notes sur les leçons mathématiques de Comte, Michel Serres suggérait déjà une thérapie utile et nécessaire à contrecarrer un certain charlatanisme issu des années 70, habile à faire " passer quelques non-sens pour scientifiques ". En effet, quelques années avant Sokal et Bricmont, Serres constatait avec justesse  : " Dans une collectivité trop vite assurée que la science était en rupture avec le bon sens, il est arrivé, en effet, que certain charlatanisme, retournant avec habileté le précepte nouveau, ait fait passer quelques non-sens pour scientifiques " [18].

Nous sommes là au cœur du double problème éthique et épistémologique qui nous occupe. Alors que le bon sens est selon Descartes la chose du monde la mieux partagée, faire du non-sens la science, c’est aussi, d’un point de vue moral et politique, vouloir tromper son prochain et ne pas lui donner ses chances de comprendre ni d’apprendre. De plus, l’épistémologie impliquée dans l’ouvrage d’Alan Sokal et de Jean Bricmont repose également sur l’affirmation que la science n'est pas fondamentalement en rupture avec le bon sens, et que point n’est besoin de se mettre au diapason d’on ne sait quel amphigouri de la pensée pour le généraliser ensuite dans les secteurs des sciences humaines et sociales. Ainsi qu’il en est chez Descartes et chez Comte, tout comme au siècle des Lumières, on peut considérer que la suite est sans coupure du sens commun à la science, même si la complexité s’est faite nécessairement plus grande - mais encore faut-il comprendre précisément ce qu’elle signifie. Car si des développements logiques ou des raisonnements mathématiques, nouveaux et plus complexes, se sont imposés, ils n’auraient eux-mêmes pas été possibles sans le point de départ de la logique classique et des mathématiques classiques. La complexité n’est pas née ex nihilo.

De plus, les sciences ne sont pas d'emblée probabilistes ou déterministes. Lorsqu’elles sont déterministes, elles comportent toujours, du fait de l'ignorance des conditions initiales dans laquelle se trouve parfois le chercheur, des modèles probabilistes utiles à la représentation. Sokal et Bricmont évoquent cet état de fait et cette volonté de précision, par exemple à l’endroit de ceux qui voudraient généraliser le thème de l'indéterminisme qu'ils verraient résulter des progrès de la science du début du XXe siècle. Et, ce qui en résulte effectivement, c'est moins l'indéterminisme proprement dit que le déterminisme statistique qui peut d’ailleurs s’appliquer aux sciences humaines et sociales. Le scrupule intellectuel commande donc de ne pas prétexter la complexité pour faire passer l’absurdité, dissimulée, de surcroît, sous le plus " pompeux verbiage " ou sous d’ " irrationnelles exagérations " [19] : et je reprends à dessein ici certaines expressions comtiennes. Inutile d’ajouter qu’Auguste Comte dénonçait non seulement le pompeux verbiage, mais encore la " métaphore pédantesque ", et " l’emploi exagéré des métaphores " qu’il attribuait, comme l’avait fait Hume avant lui, à la métaphysique. Et nous tenons là une base ferme de l’épistémologie inhérente au livre des Impostures intellectuelles.

S’il existe, pour Sokal et Bricmont, une " continuité méthodologique entre la connaissance scientifique et la connaissance ordinaire " [20], néanmoins il y a, dans la physique fondamentale, comme le soulignent les auteurs, des concepts qui échappent à l’intuition ou qui sont difficilement reliables aux notions du sens commun. Ce sont, expliquent-ils, précisément ces concepts théoriques qui provoquent les discussions épistémologiques à propos de leur signification réaliste ou antiréaliste (c’est-à-dire instrumentaliste ou pragmatiste). Or, il ne s’agit pas ici de verser de Charybde en Scylla ; contrairement à l’image qu’on a voulu donner d’eux, Sokal et Bricmont n’interdisent pas la nuance ; tout au contraire.

3. Quel avenir pour les sciences humaines ?

Sokal et Bricmont redoutent, à juste raison, les conséquences pernicieuses d’un relativisme épistémologique dont les sciences humaines et sociales ont fait leur doctrine derrière certains épistémologues du siècle. C’est ce relativisme dont ils ont observé l’extension surtout aux Etats-Unis, mais qui sévit en France également. En effet, l'anthropologue ou le sociologue, sans doute animé, au départ, de cette sympathie décrite par Rousseau, s’est mis tout à coup à généraliser son attitude : il a fini par admettre que "les théories scientifiques modernes ne sont que des mythes ou des narrations parmi d'autres" [21] ; c’est ainsi qu’il impose " l’idée selon laquelle les affirmations de fait - qu’il s’agisse des mythes traditionnels ou des théories scientifiques modernes - ne peuvent être considérées comme vraies ou fausses que ‘par rapport à une certaine culture‘ " [22]. Si cette attitude anthropologique est légitime à la base, elle ne l’est plus quand elle se généralise en épistémologie relativiste caractérisée par le refus de reconnaître, ainsi que l’écrivent Sokal et Bricmont, " la force des arguments empiriques qui peuvent être avancés en faveur d’un système ou d’un autre " [23]. Le relativisme d’aujourd’hui  qu’est-il d’autre, sinon " toute philosophie qui prétend que la validité d’une affirmation est relative à un individu et/ou à un groupe social " [24]. Ce n’est autre en fait qu’un scepticisme radical ; or, il est fondamentalement " en contradiction avec l’idée que les scientifiques se font de leur pratique " [25]. Car on oublie trop facilement que ce que les scientifiques cherchent, c’est à obtenir " une connaissance objective du monde " [26].  Sinon, la science de quoi serait-elle science ?

Je rappellerai à nouveau l’étude de Gilles Gaston Granger sur la connaissance philosophique, et selon qui la philosophie n’est ni une science ni l’un des beaux-arts, comme nous le savions déjà. Il nous enseigne qu’alors que la science construit des modèles abstraits des phénomènes, la philosophie, elle, n’explique pas, n’explique rien. S’il en est ainsi, quel est le véritable problème ? Nous vivons à une époque où, sous l’influence de quelques lectures de Marx, de Nietzsche et de Freud, la philosophie s’est peu à peu fait connaître en tant qu’herméneutique : c’est la prise de conscience de ce que Paul Ricœur a justement appelé le " conflit des interprétations ".

Droysen et Dilthey avaient auparavant posé le problème de l’interprétation sur la base de la distinction entre ‘expliquer’ et ‘comprendre’, en portant l’interprétation sur le terrain de l’histoire à propos du problème épistémologique que posait (et que pose toujours) l’objectivité dans les sciences humaines et sociales. Or, aujourd’hui, le problème reste entier. Ensuite, Heidegger, sur le terrain de la philosophie, assimila herméneutique et ontologie. Là-dessus, Gadamer reprenait le chemin d’une herméneutique de la compréhension tout en revenant aux problèmes posés par Dilthey sur la spécificité et l’objectivité des sciences humaines ; il voyait, comme Dilthey, que ce qui conditionne la réflexion de l’homme est son enracinement dans l’histoire. Enfin, Habermas, Apel et Adorno s’engagèrent dans la critique de ce qui n’était pour eux que l’objectivisme naïf de la méthodologie positiviste.

C’est là que la discussion en était restée. Évoquer la crise actuelle de l’épistémologie, telle que la remarquent Sokal et Bricmont, ou l’impasse des débats philosophiques restés inachevés, n’est pour moi qu’une manière réaliste d’indiquer l’état global de la situation dans les sciences humaines et sociales qui partagent actuellement les mêmes questionnements de fond.

Si Sokal et Bricmont étaient des " philosophes ", on leur aurait accorderait le droit de vouloir sortir de la crise ou de l’impasse épistémologique dans laquelle nous sommes philosophiquement engagés - et qu’ils savent repérer du point de vue d’une science véritablement en action. Il n’y a pas là le moindre soupçon de scientisme, si ce n’est dans l’imaginaire de ceux, qui, répugnant au changement, les soupçonnent abusivement. De plus, je ne vois rien dans leur livre qui porterait Sokal et Bricmont à exclure le dialogue avec les philosophes et les spécialistes en sciences humaines et sociales. Au contraire, je pense sincèrement que la méditation de ce livre – pour certains sans doute trop clair et trop direct - devrait permettre, aux philosophes professionnels et aux spécialistes des sciences humaines et sociales, chacun dans leur discipline, une discussion portant sur les problèmes fondamentaux.

Notes :

1.) Cf. Alan Sokal et Jean Bricmont, Impostures intellectuelles, Paris, Éditions Odile Jacob, 1997 ; Id, Paris, Le Livre de Poche, 1999, deuxième édition précédée d’une nouvelle préface. Nous nous référerons généralement à la seconde édition, sauf indication contraire.

2.) Cf. Gilles-Gaston Granger, Pour la connaissance philosophique, Paris, Odile Jacob, 1988, p. 199.

3.) Impostures intellectuelles, p. 38.

4.) W. H. Newton-Smith, The Rationality of Science, London, New York, Routledge and Kegan Paul, 1981.

5.) Titre de l’article : " The Rationality of Science : Why bother ? "

6.) En 2001, Facta Philosophica publiera un dossier sur la Sociologie des Sciences avec les signatures de David Bloor, Jean Bricmont, Anibal Frias, Angèle Kremer-Marietti, W. H. Newton-Smith, Bernhard Plé, Isabelle Stengers.

7.) Impostures intellectuelles, p. 94.

8.) Op. cit., p. 105.

9.) Op. cit. , p. 106.

10.) Ibid.

11.) Op. cit., p. 108.

12.) Nous renvoyons aux Journées internationales, Créteil-Paris, 29-30 septembre - 1er octobre 1983, organisées par Jan Sebestik et Antonia Soulez. Voir la publication des communications in Le Cercle de Vienne, Doctrines et Controverses, Paris, Méridiens Klincksieck, 1986.

13.) Cf. W. V. Quine, "Le combat positiviste de Carnap", in Le Cercle de Vienne, op. cit., p. 179.

14.) Très justement, Sokal et Bricmont (op. cit., p. 108) citent l’article de Quine " Two dogmas of empiricism " du livre, From a Logical Point of View (1953), 2è éd. révisée, Cambridge, Massachusetts, Harvard University Press, 1980, p. 40-42  : "  Prise collectivement, la science a une double dépendance, à la fois par rapport au langage et par rapport à l’expérience ; mais cette dualité ne peut être répétée de façon significative dans les énoncés scientifiques pris un à un ". Ils citent également un passage de l’avant-propos de la 2è édition du livre de Quine : " le contenu empirique est partagé par des groupes d’énoncés et ne peut pas, pour l’essentiel, être réparti parmi ces énoncés. Mais, en pratique, ce groupe d’énoncés n’est jamais l’ensemble de la science ".

15.) Impostures intellectuelles, p. 111.

16.) Un sous-titre du chapitre 3 des Impostures intellectuelles est le suivant p. 102 : " L’épistémologie en crise ".

17.) Auguste Comte, Cours de philosophie positive (notre sigle : CPP), Deuxième Leçon (1830), vol. I, Paris, Hermann, 1975. Cf. CPP, I, p. 594, note : " J’emploie à dessein cette expression pour mieux marquer que je ne saurais concevoir de classification vraiment philosophique là on l'on ne serait point parvenu à saisir préalablement une considération prépondérante, commune à tous les cas, et graduellement décroissante de l'un à l'autre. Elle est, ce me semble, la condition fondamentale imposée par la théorie générale des classifications [...]. "

18.) CPP, I, 32è leçon, p. 524, note 7.

19.) SPP, II, p. 222.

20.) Impostures intellectuelles (1999), p. 97, note 60.

21.) Impostures intellectuelles (1997), p. 195.

22.) Impostures intellectuelles (1999), p. 286.

23.) Impostures intellectuelles (1999), p. 286.

24.) Op. cit., p. 91.

25.) Op. cit., p. 92.

26.) Ibid.