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SOCIOLOGIE - THESES ET TRAVAUX

 

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DÉLINQUANCE (SOCIOLOGIE DE LA) par SZABO Denis, professeur titulaire à l' Ecole de criminologie de l'université de Montréal, directeur du centre international de criminologie comparée, université de Montréal, président de la société international de criminologie, chargé de cours à l'instituts d'études politiques de Paris.

Le phénomène criminel n’est, pour la sociologie, qu’un aspect du phénomène social total. Aussi l’évolution est-elle parallèle à celle des méthodes et de la théorie sociologiques : après l’analyse du conditionnement social extérieur de l’individu, qui revient en somme à analyser le phénomène criminel, les sociologues, aujourd’hui, prospectent davantage les facteurs sociaux du comportement du criminel : ils s’orientent vers l’examen de sa personnalité. À ces phases de l’approche sociologique correspondent des méthodes différentes : si autrefois les chercheurs faisaient surtout appel à l’histoire, à la géographie et à l’économie pour y trouver les éléments constitutifs du milieu social de l’activité criminelle, actuellement ce sont plutôt les sciences du comportement qui leur fournissent concepts et techniques.

On assiste ainsi à une large intégration de disciplines, telles la sociologie, la psychologie sociale, l’anthropologie culturelle et la psychanalyse, dans un vaste ensemble qu’on a coutume de désigner sous le nom de " sciences socioculturelles ".

1. Les études descriptives

Les premières études importantes sur les criminels ont été faites par des médecins ; ils se plaçaient dans une perspective biologique, largement influencée par la pensée darwiniste. Cependant, dès la fin du XIXe siècle, les travaux de Ferri, de Joly et de Bonger ont mis en lumière l’importance du facteur social et économique dont avait déjà parlé Thomas More dans son Utopie . Chez les Polytérites, en effet, l’agriculture, l’industrie et le commerce ont une organisation si harmonieuse que la vague de criminalité qu’a connue l’Angleterre du XVIe siècle, et qui était due principalement à la crise économique, n’y est point concevable. C’est à cette tradition que se rattache Ferri, fondateur de la sociologie criminelle moderne.

Ferri considère comme facteurs sociaux la densité de la population, l’opinion publique, les us et coutumes, les mœurs et la religion ; il tient compte aussi de la famille, du niveau de l’enseignement, du degré de l’industrialisation et de l’alcoolisme ; pour être complet, il faudrait analyser encore les conditions de vie économiques et sociales, le fonctionnement des administrations publiques (judiciaire, politique, policière, pénitentiaire) ! Il est question, en définitive, de tous les courants collectifs qui agissent sur l’individu (Ferri, 1893).

Si Ferri prétend que l’effet des facteurs sociaux sur la criminalité est prépondérant, il affirme néanmoins que les divers facteurs sont en interaction constante et par leur ensemble conditionnent le phénomène criminel. " Tous les crimes, dit-il en 1893, sont la résultante des conditions individuelles et sociales. L’influence de ces facteurs est plus ou moins grande selon les conditions locales particulières. Les crimes contre les personnes indiquent une régularité plus grande dans leur évolution que les autres, montrant alors que les autres dépendent plutôt des conditions sociales. " À chaque phase d’évolution et à chaque état d’une société correspond un rapport assez constant de facteurs physiologiques, biologiques et sociaux de la délinquance. Ferri désigne ce rapport sous le nom de " loi de saturation criminelle ". Dans cette définition de la sociologie criminelle, on se trouve en présence de deux éléments propres à la sociologie naissante : la partie synthétique, qui se propose de reprendre les éléments fournis par d’autres disciplines, et la partie analytique, qui consiste dans l’étude d’un aspect de la vie sociale.

Cette définition a fourni le cadre des études descriptives de la sociologie criminelle. L’hypothèse de base, suggérant l’interdépendance de facteurs d’ordre physique et social et l’ordre individuel et collectif, est demeurée valable. Cette tradition de sociologie descriptive est représentée dans la criminologie contemporaine par les travaux de Sellin (1985), de Davidovitch (1979), de Szabo (1960), de Wolfgang et ses collaborateurs (1972), de Fréchette et Leblanc (1986) et de le plupart des publications de l’Institut de criminologie de Cambridge, en Grande-Bretagne. Leurs analyses sont concentrées sur le phénomène de la " criminalité ", la méthode d’investigation ne permettant pas de saisir, évidemment, le phénomène du " criminel ". Leurs limitations tiennent principalement aux sources mêmes de leur matière première : dénombrement statistique des crimes ou des criminels. Ces données sont souvent contestables quant à leur représentativité (chiffre noir) par rapport à la criminalité réelle et aux critères juridiques qui servent de base pour définir l’acte criminel. Néanmoins, ces travaux constituent d’importantes sources de renseignement sur l’étendue du phénomène criminel et sur les caractéristiques des populations criminelles.

2. Explications partielles. Les pionniers, Durkheim et Sutherland

Le crime, phénomène social pathologique

La tendance de la sociologie empirique, dont Ferri a jeté les bases et qui est illustrée jusqu’à nos jours par des études importantes, a été dépassée par une conception de la sociologie criminelle centrée davantage sur la théorie sociologique. En effet, l’application la plus importante de la méthode durkheimienne a été faite sur un problème de pathologie sociale, en marge de la criminalité : le suicide. De plus, une des précoccupations constantes de Durkheim a été la pathologie sociale, le problème du " normal " et de l’" anormal ".

" Il n’y a pas de sociétés connues, déclare-t-il, où, sous des formes différentes, ne s’observe une criminalité plus ou moins développée. Il n’est pas de peuple dont la morale ne soit pas quotidiennement violée. Nous devons dire que le crime est nécessaire, qu’il ne peut pas ne pas être, que les conditions fondamentales de l’organisation sociale, telles qu’elles sont connues, l’impliquent logiquement. " Et il conclut : " Par conséquent, le crime est normal. " Le critère du caractère " normal " d’un phénomène est, pour Durkheim, sa généralité. " Pour que la sociologie soit vraiment une science de ces phénomènes, il faut que la généralité de ces phénomènes soit prise comme critère de leur normalité " (Le Suicide , 1897).

Dans toutes les sociétés, on distingue deux types de phénomènes sociaux : d’une part, ceux qui sont généraux et concernent l’ensemble de l’espèce, c’est-à-dire sinon tous les individus, du moins la plupart d’entre eux ; s’ils ne sont pas absolument identiques dans tous les cas, les variations qu’ils subissent sont comprises entre des limites très rapprochées ; d’autre part, ceux qui sont exceptionnels, et auxquels Durkheim applique le terme de " pathologiques ". Durkheim développe des points de vue importants pour la sociologie contemporaine : un fait social est normal pour un type social déterminé, considéré à une phase déterminée de son développement, quand il se produit dans la généralité des sociétés de cette espèce, étudiées à la phase correspondante de leur évolution ; on peut vérifier les résultats de la méthode précédente en montrant que la plupart des phénomènes découlent des conditions générales de la vie collective dans le type social envisagé ; cette vérification est nécessaire quand le fait se rapporte à une espèce sociale qui n’a pas encore accompli son évolution intégrale (Les Règles , 1895). La criminalité n’a donc jamais de signification qu’en fonction d’une société et d’une culture particulières. Cette culture ne comporte pas seulement des éléments matériels, mais aussi des mœurs particulières, ordonnées, qui reçoivent une signification en fonction du système de valeurs qui lui est propre.

L’apport principal de Durkheim est d’avoir montré qu’un phénomène pathologique – la criminalité par exemple – n’est pas d’ordre accidentel et ne procède pas de causes fortuites. Au contraire, il est lié " normalement " à la société, il fait partie de la culture et découle par conséquent du fonctionnement " régulier " de celle-ci.

Une autre contribution importante de Durkheim à l’explication de la conduite délinquante est constituée par son concept d’anomie . Cherchant les causes du suicide dans divers types de groupes et de sociétés, il en a noté une qui résulte d’un affaiblissement des normes sociales, des forces de contrainte qu’exerce la société sur ses membres en face de l’ambition effrénée (orientée tant vers l’acquisition des biens matériels que vers les symboles de prestige social) que fait naître chez tous les individus la société industrielle capitaliste en plein développement.

La dernière contribution majeure que l’histoire de la sociologie criminelle enregistre est celle de Sutherland. Approfondissant la pensée de Durkheim, Sutherland, que l’on considère à juste titre comme le fondateur de la sociologie criminelle américaine, voit dans la criminalité un processus socioculturel inhérent à chaque société.

La criminalité, processus socioculturel

Le comportement criminel s’explique, selon Sutherland, à partir d’un certain nombre de postulats.

Tout d’abord, le processus dont résulte le comportement criminel ne diffère en rien d’un processus de comportement normal.

En deuxième lieu, le comportement criminel est impliqué dans le système social " associationnel ", tout comme le comportement normal, et chacun d’eux a son mode social organisé systématiquement en groupes, cliques ou unions plus ou moins durables, soumis à une échelle de valeurs respectée.

C’est (troisième postulat) dans un système associationnel, celui des malfaiteurs, que se développe la personnalité du criminel. Les mêmes processus de base, l’apprentissage de la socialisation, qui caractérisent l’intégration des personnalités dans une culture, président à la formation de la personnalité criminelle. Puis les normes morales en vigueur dans cette culture déterminent l’attitude devant les " infractions ". Or ces normes n’indiquent aucune répréhension pour les vols, par exemple, qui constituent, dans leur cadre, une activité " normale ".

Les différences individuelles (quatrième postulat) ne jouent un rôle dans le devenir de la personnalité criminelle que dans la mesure où la participation du délinquant à la culture criminelle se révèle plus ou moins étroite.

Les conflits socioculturels qui ont provoqué la naissance de ces associations " différentielles " sont également (cinquième postulat) à la base de la personnalité criminelle. Le criminel est membre d’associations et de groupes qui l’intègrent comme membre " normal " d’une société.

La désorganisation sociale, c’est-à-dire la décomposition de la société en plusieurs secteurs, en conflit les uns avec les autres, l’affaiblissement de l’effet cohésif de la culture globale et l’apparition de cultures particulières – les sous-cultures – sont (sixième postulat) les causes fondamentales du comportement criminel qui n’a de sens que dans une situation conflictuelle.

En définitive, le comportement criminel est lié aux associations différentielles et se développe dans une situation conflictuelle consécutive à une désorganisation sociale, elle-même tributaire d’une désintégration culturelle. La définition du crime que donne Sutherland est la conséquence de sa thèse sur le comportement criminel. Selon lui, il y a crime lorsqu’un individu commet une infraction aux règles en vigueur dans une culture. Pour qu’il y ait crime, il faut que soient réunis trois éléments : les valeurs ignorées ou niées par les criminels doivent être appréciées par la majorité globale ou, du moins, par ceux qui sont politiquement les plus importants ; l’isolement de certains groupes fait que ceux-ci s’écartent des normes de la culture globale et entrent en conflit avec elle ; c’est la majorité qui frappe la minorité de sanctions.

Nous avons vu comment, à travers des études empiriques sur les facteurs de la criminalité, s’est développée, chez Durkheim, une théorie de la sociologie criminelle dont l’apport principal consiste à considérer la criminalité ou le phénomène pathologique comme " normal ", lié à un complexe socioculturel. La théorie de Sutherland développe ces mêmes idées en intégrant l’étude du comportement criminel dans la sociologie des autres comportements, en associant l’étude de la culture criminelle à l’étude de la culture globale.

C’est cette manière de voir qui a permis à Sutherland de découvrir d’autres formes de la criminalité qui échappent, la plupart du temps, à la répression du Code pénal. Il s’agit de violations des normes en vigueur dans une culture donnée. C’est, par exemple, la délinquance des " cols blancs ", celle des milieux économiquement élevés qui transgressent les règles régissant l’activité de leur profession. Leur comportement est semblable à n’importe quel autre comportement criminel, la seule différence étant l’absence d’une sanction légale. Cette manière de voir nous amène à une définition bien plus large de la criminalité : est considérée comme telle toute violation des lois, des normes et des valeurs en vigueur dans une culture donnée. La criminalité réprimée par le Code pénal n’en constitue qu’une partie, celle qui est propre, en général, aux milieux déshérités, victimes de rapports de forces existant dans la société.

Parmis les derniers "continuateurs" de ces théories, à surveiller les travaux actuels, d'un "jeune" étudiant chercheur FAPPANI Frederic de l'université de Paris 8 ...

Les facteurs psychologiques

La théorie de Sutherland et les théories de quelques sociologues américains aboutissent à un concept sociologique très élaboré du crime et du comportement criminel. Ceux-ci sont considérés comme des faits socioculturels et s’expliquent en fonction de systèmes socioculturels. Le déterminisme biopsychique et l’étroitesse d’une conception purement juridique du comportement criminel semblent largement dépassés (Clinard, 1953 ; Taft, 1956).

Le rôle des facteurs psychologiques et sociologiques dans la formation du comportement criminel peut être mis en relief par la distinction entre les traits psychogénétiques et sociogénétiques du criminel : les premiers rendent raison du comportement individuel et les seconds l’expliquent dans le cadre des modèles socioculturels.

C’est ici que l’individuel et le social interfèrent et que se pose, en particulier, le problème de la motivation de l’acte criminel. La motivation d’un acte qui fait de son auteur un délinquant est toujours strictement individuelle. Ni les conditions biologiques ni les conditions d’ordre socioculturel ne remplacent les motivations inhérentes à la conscience individuelle. E. De Greeff avait raison d’écrire que " les causes sociologiques ne tiennent que jusqu’au moment où l’on se trouve placé en face de l’homme criminel " (1946). En distinguant l’étude de la criminalité de celle du criminel, De Greeff a indiqué, très opportunément, la ligne de démarcation entre les deux domaines d’investigation. Ces deux approches sont incontestablement légitimes et doivent être considérées comme complémentaires.

J. Dollard et ses collaborateurs (1939) ont tenté de systématiser les mobiles des actes criminels dans une théorie psychosociologique. Loin de supprimer le caractère individuel de la motivation, ils en cherchent seulement les racines de l’ordre psychologique et social. Leur hypothèse fondamentale se résume en cette formule : toute agression est la conséquence d’une frustration. Pour l’étude de la criminalité, qui est un genre d’agression, ils ajoutent à la notion de frustration celle de la crainte de la punition, qui est aussi une forme de l’agression, exercée par les forces prosociales contre les forces antisociales. Les auteurs de ces deux concepts se proposent d’élucider tous les facteurs réputés criminogènes.

Ils concluent que le niveau de la criminalité dépend des rapports dynamiques de la frustration et de la crainte de la punition. Si les frustrations sont peu nombreuses, la criminalité ne sera pas très forte. Elle ne le sera pas non plus si les frustrations sont nombreuses, mais la crainte de la punition forte. En revanche, si cette crainte est faible et si les frustrations sont nombreuses, la criminalité atteindra certainement un niveau élevé.

Cette théorie évoquée à titre d’exemple suggère un pont éventuel entre la sociologie criminelle, qui étudie les conditionnements externes de la criminalité et considère celle-ci comme faisant partie d’une culture, et les théories purement psychologiques ou psychanalytiques, qui expliquent l’acte criminel à la lumière d’un destin purement personnel.

3. Essais de synthèse

Psychologie et sociologie

La préoccupation d’établir une synthèse sur le plan des concepts opérationnels se fait jour de plus en plus. Les chercheurs se penchent sur le phénomène criminel et mettent à l’épreuve de l’expérience et de l’analyse tous les concepts, qu’ils viennent de la psychanalyse ou de la sociologie. Considérons brièvement deux propositions. L’une est d’un psychiatre, l’autre d’un sociologue ; c’est-à-dire qu’elles ressortissent à deux modes différents de réflexion. La pensée de Lagache demeure d’essence clinique, l’intégration des concepts et l’analyse de la criminogenèse s’opérant au niveau de la thérapeutique. En revanche, la théorie de C. R. Jeffery est plus abstraite et, en même temps, plus ambitieuse : elle propose un concept de caractère psychosocial pour expliquer toute conduite criminelle.

Selon Lagache, le psychologue doit analyser la criminogenèse à l’aide des concepts de conduite, de personne, de situation et de groupe. Il précise que " la plupart des situations auxquelles l’homme doit répondre et qui président à sa formation sont des situations sociales. La société est une articulation et une stratification de groupes qui répondent à la diversité de ses besoins et dans chacun desquels il [l’homme] a un statut et un rôle plus ou moins formels et définis ". L’auteur récuse le concept étroit de la psychocriminogenèse, qui n’a pas le souci " des ensembles réels et de l’articulation des déterminants de divers ordres " (Lagache, 1951). Pour lui, la psychocriminogenèse devient la criminogenèse tout court.

Le point de départ de Jeffery est la constatation d’une carence dans l’explication du phénomène criminel : ni la psychanalyse (théories de Freud) ni la sociologie (théorie de Sutherland) n’ont été capables d’expliquer tous les crimes et tous les comportemnts délictueux. Au lieu de partir du subconscient ou des groupes sociaux extérieurs à la conscience individuelle, Jeffery (1959) fonde sa théorie de l’aliénation sociale sur la notion de la personne socialisée. Le délinquant se caractérise, déclare-t-il, par une " dépersonnalisation " sociale : la formation de son " sur-moi " a été défectueuse par suite de son identification imparfaite avec les figures parentales ; son intégration dans la société laisse à désirer : il n’a pas su s’y situer comme il le souhaitait. Il n’a intériorisé les valeurs de la culture globale que partiellement, ce qui le place dans un isolement mental relatif au sein de son milieu. À partir de son concept d’aliénation sociale, Jeffery s’efforce de démontrer que tous les résultats d’études criminologiques concordent avec sa théorie. Néanmoins, il est à craindre qu’il ne convainque pas beaucoup de gens. Sa théorie intègre toutes les autres, car elle est la plus abstraite. Mais cet avantage ne lui fait-il pas perdre un attribut indispensable à toute théorie scientifique, la prédiction de phénomènes spécifiques ? On peut se demander s’il est possible d’élaborer une théorie intégrée du crime et du comportement criminel.

On est tenté de répondre par la négative. Tout d’abord, en effet, ce qui constitue un délit est déterminé par la loi ; or celle-ci est l’expression des aspirations d’une partie plus ou moins importante des diverses couches sociales qui constituent la société. Dans ces conditions, la législation criminelle ne représente pas une œuvre rationnelle, fondée sur certains critères logiques, mais elle résulte de l’évolution des mœurs d’une société particulière. La pérennité relative de certaines lois ne reflète que l’évolution particulièrement lente des idées morales. Il serait plus facile, sans doute, de développer une théorie générale du comportement déviant où des critères physiologiques, psychologiques et sociologiques assez sûrs rendraient possible un raisonnement scientifique.

Les manuels de Sutherland et Cressey (1966) pour les travaux de langue anglaise, de Goppinger (1986) pour ceux de langue allemande, de Léauté (1972) pour les études en langue française font le point sur ces différentes questions.

Bilan des explications partielles : les trois paradigmes

Depuis la fin des années soixante, trois paradigmes, considérés tantôt comme concurrents tantôt comme complémentaires, dominent la réflexion dans la sociologie de la délinquance. Le premier privilégie l’étiologie du comportement criminel afin de mieux cerner les conditions du passage à l’acte. Il se nourrit d’une tradition qu’illustrent les travaux de Glueck (1950) aux États-Unis, de H. Goppinger (1986) en Allemagne, de B. di Tullio (1967) en Italie et de J. Pinatel (1975) en France. Le deuxième prend comme point de départ l’acte criminel : il fait du délit l’élément central d’un affrontement entre le délinquant et la victime, d’une part, et le délinquant et les forces de l’ordre, d’autre part. Ce paradigme s’enracine dans la tradition écologique de l’école de Chicago (Shaw et McKay, 1942) et de l’école de l’écologie sociale (Hawley, 1950). Le troisième paradigme se propose d’expliquer la criminalité comme phénomène collectif, ses déterminants et ses mouvements. Le problème majeur concerne le contrôle social considéré comme un mécanisme de la réaction sociale au phénomène criminel. Qui définit le comportement de qui comme étant déviant ou délinquant ? Quelles sont les relations entre les variations des mouvements de la criminalité et les transformations dans l’organisation socio-économique, dans les systèmes de valeur, des normes qui président à l’intégration ou à la désintégration sociale ainsi que l’organisation socio-judiciaire du contrôle social ? Ce dernier paradigme est issu de deux traditions distinctes : Sutherland (1941), Cressey (1972), Sellin (1985), Cloward et Ohlin (1960) se réfèrent à la conception durkheimienne de la pathologie sociale, de la normalité et de la déviance, de l’anomie ; au courant interactionniste qui souligne l’importance des mécanismes de la reproduction de la délinquance par l’organisation du pouvoir dans la société se rattachent Becker (1986) et Goffman (1968).

On peut dire que les deux premiers paradigmes sont de nature psychosociologique et que leur domaine d’applications est essentiellement microsociologique. Le troisième, de nature socioculturelle, est opératoire sur le plan macrosociologique. Tous ont en commun l’acceptation de l’incrimination judiciaire comme critère du phénomène étudié. Exception faite de certaines tendances de l’interactionnisme symbolique, ils ne se réfèrent donc pas à la " déviance ", notion purement sociologique.

Par ailleurs, chacun des trois paradigmes éclaire et évalue le fait pénal à la lumière de son contexte psychosocial ou socioculturel. La démarche est donc spécifiquement sociologique, elle n’est pas normative (juridique, philosophique ou politique).

À la suite des conflits épistémologiques et méthodologiques qui ont durement secoué les sciences sociales à partir des années soixante (Gouldner, 1970, Bell, 1973) et dernièrement Boudon (1986), il n’est plus possible de considérer, actuellement, le corps de connaissance sur la société comme un ensemble ayant une cohérence logique généralement acceptée par la communauté scientifique. Comme à la fin du XIXe siècle, les écoles de pensée opposées partagent l’allégeance des chercheurs.

On tiendra compte de cette diversité en regroupant ici les analyses contemporaines de la sociologie de la délinquance à partir de leur engagement paradigmatique. Il s’agit de types idéaux, puisque les recherches sont classées d’après leur trait dominant. Une période d’intégration des connaissances suivra, sans aucun doute, l’actuelle balkanisation de la science sociale.

Le paradigme de comportement délinquant

La psychologie sociale inspirée par l’œuvre de Kurt Lewin (1933) est à l’origine de cette démarche. B = (P)(E) est la formule qu’il propose. La conduite (B) est fonction des caractéristiques de la personne (P) et de son milieu de vie (E). Des premiers travaux combinant les facteurs psychologiques et sociologiques dans une explication intégrée n’ont connu qu’un succès partiel. Ils privilégiaient, en effet, soit les facteurs psychologiques (Jessor et al., 1968, 1977), soit les facteurs sociologiques (Reiss, 1951 ; Martin et Fitzpatrick, 1965 ; Szabo et al., 1968), soit l’approche multifactorielle (West, 1982). Certains travaux ne visaient qu’un phénomène spécifique tel que la violence (Wolfgang et Ferracuti, 1967). Il fallut attendre les travaux de Hirschi (1969), de Gottfredson (1984) et de Fréchette et Leblanc (1986) pour que l’intégration théorique des variables soit postulée et vérifiée plus systématiquement.

L’hypothèse théorique est la suivante : la conduite délinquante est la conséquence d’une défaillance des mécanismes de régulation sociale. Les relations positives de l’individu avec la société sont ténues, ce qui explique un retard dans le développement psychologique et des lacunes dans l’influence qui résulte de la contrainte sociale. La défaillance des mécanismes régulateurs engendre une conduite délictueuse à intensité variable. On observe, en outre, une marginalisation dans le cadre scolaire. Les conditions structurelles jouent enfin un rôle important, parfois déterminant : sexe, statut social de la famille, niveau d’intelligence du sujet (fig. 1).

Les liens sociaux représentent ici le degré d’attachement aux personnes du milieu ainsi que le degré d’engagement à l’égard des institutions sociales telles que la famille, l’école, le voisinage, etc. La contrainte sociale comprend l’intériorisation des normes, c’est-à-dire la contrainte internes et la pression du milieu, c’est-à-dire la contrainte externe. La conformité ou la déviance par rapport au rôle normal d’adolescent de ce groupe d’âge y sont indiquées. La nature du fonctionnement psychologique résume le processus de l’atténuation progressive de l’égocentrisme naturel, l’affaiblissement de la primitivité, de la négativité, de l’insécurité, de l’isolement, en un mot, de l’hyposocialité.

Ces deux éléments – psychologique et sociologique – ne sont cependant pas articulés de façon aléatoire. Les mécanismes du fonctionnement psychologique se trouvent dans une situation d’interdépendance par rapport aux liens sociaux. Cette interdépendance est relevée dans l’histoire de la socialisation du jeune. La contrainte sociale intériorisée préserve l’adolescent des pressions vers l’activité illicite. Le développement d’attitudes non conformistes s’exprime dans le rattachement à des pairs déviants et à des conflits au sein de l’école. Le support psychologique de cette attitude se caractérise par des liens interpersonnels insuffisamment noués, qui provoquent un développement psychologique incomplet et qui portent aussi les marques d’une contrainte sociale défaillante.

La figure 1 met bien en évidence les deux pivots structurels sur lesquels reposent les mécanismes de régulation : le niveau d’intelligence et le statut social de la famille. Le premier a un impact déterminant sur le fonctionnement psychologique ; le second pèse sur la nature du développement des liens sociaux. La dichotomie sexuelle exerce une influence générale sur les composantes de la régulation sociale ; elle conditionne aussi le degré de délinquance. Les flèches indiquent les relations entre les diverses composantes du mécanisme de régulation.

Cette figure est complétée par une deuxième qui illustre le développement de la conduite délinquante dans une perspective diachronique. Elle souligne l’importance des conduites antérieures et indique leur poids qui résulte des effets cumulatifs (fig. 2).

Un degré mesurable de " dyssociabilité " résulte de l’interaction de ces variables psychologiques et sociales. L’égocentrisme – variable psychologique – apparaît plus important que les variables sociales dans la dynamique de développement des conduites délinquantes. Une typologie de personnalité délinquante, basée sur une combinaison de variables d’ordres psychologiques et sociologiques et qui s’exprime dans la conduite  délinquante, se dégage des recherches poursuivies (Favard, 1983, Fréchette-Leblanc, 1986 ; Finkenauer, 1984 ; Hirschi, Gottfredson, 1983). La délinquance d’occasion  et de transition  est circonstancielle ; elle a moins de 10 p. 100 de chances de persister jusqu’à l’âge adulte. Elle n’est ni dépistable ni prévisible. La seule façon de contenir ce type de délinquant est l’action sur des grandes institutions de socialisation et de régulation sociale : la famille, l’école, le milieu de travail et le voisinage. Les délinquants de condition  peuvent se classer en quatre sous-types distincts :

 Le délinquant marginal se caractérise par une conduite délinquante sporadique ; pour lui, les déficits accumulés ainsi que les effets d’une socialisation par des groupes délinquants ne sont pas considérables. L’action sur cette forme de déviance passe par des instances sociales et judiciaires qui aident à la réintégration sociale et à la restauration des liens sociaux.

 Le délinquant immature  manifeste une conduite persistante dans la délinquance sans cependant se rendre coupable de délits de grande gravité. Ils se distingue par un certain désengagement social, l’approbation de schémas de références criminelles et une immaturité psychologique notable. Souvent récidiviste, il bénéficiera dans de nombreux cas, après s’être rendu coupable d’actes assez graves, d’un internement rééducatif.

 Les délinquants à structure névrotique  entretiennent des rapports appauvris avec autrui, et s’impliquent insuffisamment dans des rôles socialement positifs. Leur désengagement social est nourri par une ambivalence psychologique qui provoque une attitude conflictuelle avec autrui et avec les institutions. Seule une approche psycho-éducative institutionnelle peut modifier ce type de comportement.

 Enfin, le délinquant persistant  grave présente un risque élevé de récidive et s’engagera dans la carrière criminelle à l’âge adulte. Son concept de soi négatif, sa méfiance, son hostilité systématique à l’environnement qui est le sien le placent dans une sorte de vide social et le font basculer dans un milieu antisocial articulé et structuré. Sa personnalité égocentrique cristallisée laisse peu de choix sur la nature de l’intervention à son égard : les tribunaux, les institutions rééducatives et punitives seront préférées. La clarification des valeurs suivie d’efforts de modification de comportement doivent être tentés. Les chances de succès semblent minces : plus de 90 p. 100 de ces délinquants se retrouvent dans les carrières criminelles adultes.

Le paradigme de l’acte criminel

Les chercheurs (Brantingham, 1984, Hindelang et al., 1978, Clarke, 1980, et Cusson, 1983) qui adoptent ce second point de vue méthodologique centrent leur attention sur l’acte et les décisions qui y conduisent. Les prédispositions, les pulsions qui y mènent, si importantes dans le paradigme étiologique, jouent ici un rôle secondaire. Au lieu de se demander " comment des individus deviennent-ils délinquants ? ", on s’interroge sur les circonstances qui permettent aux tendances criminelles de provoquer un passage à l’acte. Il est tenu compte aussi bien des circonstances dans lesquelles se produisent des délits que des résultats anticipés qui s’incorporent dans la structure de la prise de décision d’accomplir l’acte criminel. L’occasion, l’opportunité jouent un rôle déterminant dans le déclenchement de l’acte criminel ainsi que la logique et la rationalité propres à ce type d’action. Celui-ci apparaît, en effet, comme le fruit d’une évaluation rationnelle du pour  et du contre .

Ainsi, selon Cusson (1986), l’analyse stratégique basée sur le paradigme de l’acte criminel propose les questions suivantes à l’attention du chercheur : quelles sont les étapes du processus de prise de décision qui conduisent au crime ? Comment les délinquants préparent-ils et exécutent-ils leurs délits ? Quelles fins poursuivent-ils ? Lors du passage à l’acte, pourquoi optent-ils pour tel type de délit, tel type de victime ? Les risques anticipés du délit (arrestation, condamnation) sont-ils pris en considération lors de la décision de passer à l’acte ? Quelles considérations entraînent la décision d’entrer ou de sortir d’une carrière criminelle ?

Les travaux de Felson (1983) renouent avec la tradition écologique des sociologues de Chicago postérieure à la Première Guerre mondiale. Ils saisissent l’activité criminelle comme une activité habituelle se projetant dans le temps et dans l’espace. Les conditions nécessaires à la perpétration d’un crime prédateur sont : l’existence d’un délinquant potentiel, d’une cible intéressante et précise, etc., l’absence de gardien capable de prévenir l’agression. La valeur de l’objet convoité, sa visibilité, son accessibilité, son inertie, tels sont les traits qui précisent la vulnérabilité d’une cible. L’évolution de la société américaine l’expose plus particulièrement à la convoitise des éléments prédateurs et criminels. La proportion des activités réalisées au sein de la famille diminue en même temps qu’augmente le travail extradomiciliaire des femmes. Le nombre des foyers monoparentaux s’accroît sans cesse tandis qu’augmente le taux de criminalité. Les travaux de Felson et Cohen (1980) font la démonstration que l’augmentation des taux de cambriolage aux États-Unis entre 1950 et 1972 s’explique par l’action de trois facteurs : le pourcentage, dans la population, des individus âgés de quinze à vingt-quatre ans, la multiplication des appareils de télévision et le nombre des foyers avec un seul adulte. Ces recherches soulignent l’importance de la diminution de la protection des foyers à cause d’absence de gardiennage effectif : l’accessibilité des cibles valeurs pour les prédateurs s’accroît en conséquence. L’accessibilité, la valeur, la vulnérabilité et l’inertie sont, avec le nombre de cibles, des variables stratégiques que les chercheurs mettent en équation pour évaluer les chances de l’augmentation éventuelle des actes criminels. La figure 3, empruntée à M. Cusson, illustre le modèle propre à ce paradigme.

Le paradigme des mouvements de la criminalité et du contrôle social

Le paradigme sur lequel repose cette dernière explication indique les tendances, les covariations dans le temps et dans l’espace des phénomènes criminels et culturels. Utilisant largement la démarche typologique et taxinomique, ce paradigme explique la criminalité, ses caractéristiques et ses mouvements, dans un contexte plus vaste, qui le place dans le champs d’interaction des forces socio-économiques, culturelles et institutionnelles. L’interprétation de la criminalité est, dans cette perspective, inséparable d’une sociologie générale des mouvements sociaux.

La figure 4 permettra de visualiser le paradigme explicatif des mouvements de la criminalité. Examinons successivement les quatre clefs du paradigme.

La clef socio-économique

Suivant C. Clark (1940), J. Fourastié (1979), une population peut être répartie en trois secteurs, selon son genre de vie et la manière dont elle assume sa subsistance : primaire (agriculture, mines), secondaire (industrie) et tertiaire (services).

Dans les sociétés postindustrielles capitalistes, basées sur l’économie du marché, les actifs  se répartissent entre les trois secteurs de la façon suivante : moins de 5 p. 100 sont employés dans le secteur primaire, moins de 30 p. 100 dans le secteur secondaire, le reste pouvant figurer dans le secteur tertiaire. Dans les sociétés industrielles développées, au régime socialiste axé sur une économie centralement planifiée, la ventilation par secteurs de la population active totale donne : moins de 30 p. 100 dans le primaire, moins de 50 p. 100 dans le secondaire, le tertiaire comprenant le reste. Dans les sociétés en voie de développement caractérisées par des économies dépendantes, on trouve : plus de 50 p. 100 dans le secteur primaire, moins de 10 p. 100 dans le secteur tertiaire, le reste étant classé dans le secteur secondaire.

Notons que toutes les sociétés existantes se distribuent entre ces trois catégories.

Le genre de vie d’une population dépend considérablement de l’organisation socioéconomique et de la manière dont sa subsistance est assurée. La technologie, fille des révolutions industrielles, bouleverse l’organisation sociale, exerce une influence importante sur les institutions telles que la famille, l’école, etc. Or l’utilisation de la technologie dans la production des biens et des services constitue le critère qui différencie les trois types de sociétés. C’est le rôle du processus politique dans la gestion socio-économique, qui distingue les sociétés postindustrielles capitalistes des sociétés industrielles socialistes, plutôt que la présence d’une technologie plus ou moins développée. En revanche, les sociétés en voie de développement, qu’elles aient une organisation politique socialiste ou qu’elles s’intègrent dans l’économie du marché, constituent un type de société qualitativement différencié des deux précédents. Le genre de vie industriel, agricole, urbain ou bien prémoderne fixe un contexte précis aux activités humaines, dont les activités criminelles.

La clef de l’intégration sociale

Tout comportement social obéit à des normes, qui s’expriment dans des règles plus ou moins précises.

La norme exprime, à son tour, une valeur. " Tu ne tueras point " est une norme qui révèle la valeur accordée à la vie humaine. " Tu ne prendras pas ce qui appartient à l’autre " est une norme qui a trait à la valeur de la propriété. Chaque culture – ensemble de valeurs et de normes qui persistent à travers le temps et constituent le cadre de référence pour qualifier la conduite individuelle et sociale – s’ordonne à un noyau de valeurs qui persistent au cours des temps et qui se transmettent à titre de tradition de génération en génération.

Les divers groupes sociaux qui partagent la même tradition appartiennent à une culture. Celle-ci s’exprime dans les mœurs. Des variations plus ou moins notables existent entre les " mœurs " propres aux divers groupes faisant partie d’une culture. Ces variations suivent les critères classiques de stratification sociale tels que l’âge, le sexe, le métier ou la profession, l’appartenance religieuse et ethnique, etc. La sanction d’une transgression des prescriptions corroborant les pratiques conformes aux mœurs est de nature sociale. Toute une série de sanctions de sévérité et d’effet variables renforcent la cohésion des groupes autour des valeurs et des normes explicites ou implicites de la culture. Cette sanction est ainsi de nature socioculturelle : elle s’exprime dans les pratiques sociales et collectives. Sa manifestation peut faire l’objet d’observations et de descriptions car elle s’exprime dans des faits et gestes extérieurs à la conscience, au moi profond de l’individu (fig. 5).

Elle prendra également diverses configurations suivant le degré de complexité d’une société donnée. Lorsque cette différenciation atteint un certain degré de complexité, les mœurs se transforment en sous-cultures. Celles-ci représentent des articulations spécifiques des comportements, à l’échelle de groupes ou catégories sociales particulières. Leur existence et leur nombre introduisent une diversité dans l’application des sanctions, affaiblissant ainsi la cohésion normative d’une culture. Plus il y aura de sous-cultures au sein d’une culture donnée, plus le système de sanctions émanant de la culture dominante s’affaiblira. On assiste même, dans des cas extrêmes, à la substitution de sanctions positives par des sanctions négatives ou vice versa. La conscience individuelle du " bien " ou du " mal " variera suivant les liens sous-culturels.

Finalement, les sanctions légitimées par les valeurs normes (conscience individuelle) et les mœurs (pratiques collectives exprimées dans les cultures et sous-cultures) se manifestent également dans et par les lois. Ces dernières constituent, à partir d’une réflexion des hommes sur leur expérience juridique et sur les prescriptions, les commandements qui s’édictent sur un mode impératif. Dans les sociétés simples peu stratifiées ou dans les sociétés dominées par une culture cohérente et impérieuse (telle la chrétienté médiévale, l’islam ou le marxisme-léninisme par exemple), la loi exprime à la fois l’idée de droit et la loi. D’une manière générale, comme dans les sociétés postindustrielles capitalistes, entre autres, la loi désigne une variante de la norme juridique, celle qui émane du pouvoir législatif et réglementaire de l’État.

L’intégration de chaque système socioculturel se réalise à travers les trois manifestations des sanctions qui confirment ou infirment les valeurs et les normes. Celles-ci opèrent à travers les mécanismes de la conscience individuelle, la conscience collective et l’impact des institutions spécifiquement prévues pour administrer les lois. Les conduites humaines sont ainsi Wertrational , suivant le mot de Max Weber. La cohérence d’une société se mesure au degré de conformisme manifesté par des individus et des groupes vis-à-vis des prescriptions de leur conscience, de leur croyance, de leurs lois.

La clef du contrôle social (déviance et normalité)

Dans chaque société, on peut répartir les actes humains sur un champ continu suivant une distribution gaussienne : la majorité se concentre au milieu, la minorité s’étale de part et d’autre, aux deux extrémités. L’une de ces extrémités tient compte des actes résultant du surconformisme des individus. La figure 6 illustre ce propos.

Le contrôle social est lié au concept de normalité. Celui-ci caractérise une société donnée, située dans le temps et dans l’espace. Toute société a son sentiment propre de ce qui est juste, vrai et beau. Dans la civilisation judéo-chrétienne, par exemple, c’est à partir des sentiments antagonistes de vengeance et de pardon que s’élaborent les concepts de la justice rétributive et distributive. La solution considérée et ressentie comme étant juste est par conséquent tributaire de ces concepts. Le nombre des actes rangés dans " déviance positive " a une incidence importante sur la cohésion sociale. Plus il est élevé, plus grande est la cohésion de la société. En revanche, les actes qui s’accumulent autour du pôle de " déviance négative " affaiblissent cette cohésion.

Le contrôle social s’exerce à travers toute une série d’institutions qui influencent et règlent leurs propres mécanismes et le comportement de leurs membres. C’est ainsi que la majorité conformiste est encadrée par les groupes primaires et secondaires dont les objectifs sont conformes à ceux de la majorité.

Les comportements non conformistes sont encadrés et influencés par des groupes et des institutions qui cultivent systématiquement les vertus qui leur sont propres : y figurent les ordres religieux, les associations bénévoles prônant l’exercice d’une vertu, certains organismes philanthropiques. Du côté des comportements relevant d’une déviance négative, on trouve les gangs, les bandes d’adolescents délinquants, les associations qui opèrent dans le domaine du crime organisé, des sous-cultures sexuelles, les réseaux du terrorisme international, du trafic de drogue, etc.

Une distribution gaussienne des comportements humains caractérise toute société, y compris les ensembles sociaux les mieux intégrés. Ces derniers favorisent cependant systématiquement les comportements allant dans le sens d’un surconformisme et découragent de la même façon ceux qui grossiraient les rangs des comportements déviants. Les variations des comportements autour de la moyenne sont dues à une multiplicité de facteurs. En tête figurent l’âge, le sexe et l’état civil qui les pondèrent. Viennent ensuite les traditions, les diverses autres institutions d’ordres religieux, ethnique, politique et économique. Il ne faut pas enfin sous-estimer le rôle des idiosyncrasies, bien que celles-ci soient tamisées par le réseau complexe de relations sociales.

Chaque société possède, à l’instar d’un système homéostatique, son propre seuil de tolérance pour déterminer les critères à partir desquels un comportement sera qualifié de " sur " ou d’" anti "-conformiste. Certains mouvements politiques dominés par une idéologie moniste peuvent provisoirement instaurer des critères surconformistes comme bases d’une pratique sociale générale. Le nouveau critère de " normalité " inspiré par un seuil nouveau de tolérance fausse les mécanismes du contrôle social et, par voie de conséquence, ceux de la déviance.

La quatrième clef : le système de justice criminelle

L’expression " système de justice criminelle " est relativement récente. Elle est apparue à la suite des travaux du National Crime Commission du gouvernement américain au cours des années soixante. Il s’agit d’un concept qui considère la totalité de l’appareil pénal comme un ensemble d’instances interdépendantes, au service d’un objectif commun. La protection de la société constitue la finalité du système. Les sous-systèmes (police, tribunaux, organismes chargés de l’exécution des sanctions) ont chacun leurs missions et leurs fonctions propres ; l’évolution historique leur a cependant souvent assigné des objectifs qui ne prennent pas en compte la finalité commune au " système ". La figure 7 illustre le système de justice criminelle.

Le traitement de la criminalité par l’appareil institutionnel que la société s’est donné à cet effet constitue la quatrième clef du paradigme. L’objectif général oscille entre le modèle de rejet  et celui de l’ingestion . Avant le XIXe siècle, c’est le premier qui dominait. Les châtiments corporels, dont la peine de mort, le bannissement, la réduction à l’état de servitude (la condamnation aux galères par exemple), l’enrôlement forcé sous les drapeaux permettaient de libérer la société de la présence d’éléments indésirables. Avec l’avènement de la philosophie humanitaire des encyclopédistes sur le continent et des philosophies utilitaristes dans les pays de tradition anglo-saxonne, c’est le deuxième modèle, celui de l’ingestion, qui a prévalu. On a gardé les condamnés en cellule, souhaitant qu’ils s’amendent, et on en est venu à leur offrir des moyens pour s’amender. La prison est devenue, paradoxalement, un lieu de formation (morale, intellectuelle et professionnelle) et pas seulement de punition. La foi dans les vertus salvatrices des apprentissages, du travail, de la continence physique et morale, etc., qui imprégnait la philosophie de l’éducation s’est étendue à ceux que la société sanctionnait.

La naissance des sciences humaines a coïncidé avec l’émergence du modèle d’ingestion . Elles offrirent tout naturellement leurs services à l’humanité souffrante comme à ceux qui devaient assurer un bon gouvernement aux hommes. Plusieurs penseurs ont souligné le lien entre l’orientation des recherches en sciences sociales et l’idéologie (ou la philosophie morale) dominante. Parmi les plus influents, notons Michel Foucault. L’émergence puis la prédominance de l’idéologie égalitaire ont profondément influencé les sciences sociales au cours des derniers siècles. La surreprésentation systématique des personnes issues des classes sociales moins bien nanties dans les populations pénales interpellait la conscience sociale des chercheurs comme celle des réformateurs. C’est ce sentiment-là qui est à l’origine de nombreuses recherches consacrées, au cours des dernières décennies, à l’étude du pouvoir discrétionnaire de la justice et à la manière de l’exercer. Le système de justice pénale fut considéré par beaucoup comme le " producteur " principal de la criminalité. Ce fut, en tout cas, une des thèses de l’école interactionniste.

4. Les niveaux de l’analyse

Quelle doit être, à la lumière de ces théories, la démarche du chercheur qui entreprend l’étude du comportement criminel ? Rappelons d’abord la définition de la  culture  : l’ensemble des croyances, des mœurs et des genres de vie intégrés en fonction de certaines valeurs généralement admises, qui s’imposent avec une certaine permanence dans une société donnée (Kroeber et Kluckhohn, 1952).

Dans une recherche sociologique, il y a donc lieu de s’informer des éléments culturels qui constituent le cadre de la société soumise à l’analyse. On repérera avec soin les valeurs  qui inspirent les règles de conduite, ainsi que les normes  qui donnent un sens à l’activité organisée des groupes et des individus. Telle société peut être caractérisée par des valeurs traditionnelles ; telle autre, par une attitude critique à l’égard de toute autorité établie et une mobilité sociale très forte. Il est évident que les cultures de ces deux types de sociétés seront fort différentes, ainsi que les conflits susceptibles d’éclater en leur sein.

Nous entendons par société  l’ensemble des groupes sociaux stratifiés suivant des critères d’ordres biologique (âge, sexe), économique (niveau de vie, métier) et culturel (classes sociales, " standing "). Les conflits nés des tensions d’ordre culturel auront des répercussions sur le plan social. De l’importance des frictions entre les divers groupes en conflit dépendra le niveau de la criminalité.

Les individus qui s’insèrent dans les divers groupes primaires et secondaires font partie d’une structure sociale et sont également intégrés dans un système culturel. Leurs activités sont réglées par l’ensemble de la culture et se déroulent au sein des groupes sociaux dont ils font partie. Les comportements individuels et ceux des groupes ne sont compréhensibles qu’en tant qu’éléments d’une culture donnée. Ces personnes socialisées représentent la synthèse dynamique des éléments résultant de l’hérédité, du tempérament biophysique et du milieu socioculturel.

En définitive, l’analyse du sociologue se situe à trois niveaux différents : au niveau de la culture, il examine les valeurs et les normes qui modèlent le comportement social et il recherche la signification des actions humaines ; au niveau de la société, il établit les critères qui permettent d’agencer les groupes sociaux en ensembles structurés et de distribuer les caractéristiques démographiques de la population ; au niveau de la personnalité, le sociologue étudie les sources sociales de la motivation de l’acte criminel en considérant ce dernier comme l’expression d’un destin, certes individuel, mais inséré dans les limites des normes inspirées par la culture. Le fossé reste profond entre le point de vue " singularisant " du travail clinique et le point de vue " généralisant " du travail scientifique.

On peut affirmer que les sciences sociales considèrent le comportement criminel comme la manifestation d’un conflit de cultures et comme une déviation par rapport aux normes culturelles en vigueur dans la société. Le délinquant est une personne qui n’a pas pu établir, ou rétablir, l’équilibre entre les impulsions de son " moi " et les normes de la culture figurant au Code pénal ou dans les us et coutumes. Pour les raisons déjà indiquées, une distinction s’impose entre la conduite déviante et la conduite proprement criminelle. La première est liée à la structure de la personnalité et à celle du milieu socioculturel  ; la seconde est l’œuvre de forces historiques plus ou moins fortuites, codifiées par le droit. Raisonner en termes de "  conduite déviante  " et parler de conduite criminelle est une source de regrettables confusions.