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François Tosquelles
De l'histoire et des histoires dans les pratiques psychiatriques
Je dois à mon âge avancé, mais surtout au long chemin que j'ai parcouru à la
rencontre des pratiques psychiatriques, la sorte de confiance qui m'autorise ici
à démêler tant soit peu les trois sortes de logiques dites historiques qui
jouent un rôle différent dans l'enchevêtré de nos pratiques professionnelles.
C'est-à-dire, tout d'abord les histoires des événements tourbillonnants et
discontinus que les soi-disant malades nous racontent, émiettés, parfois
spontanément, souvent à notre demande. Puis l'histoire clinique que les
soignants professionnels, ou conjointement des membres de l'équipe soignante,
ré-élaborent et rédigent. Il s'y agite encore une troisième sorte de parcours
historique à prendre en compte. Celui qui concerne les mouvements du milieu
social changeant qui nous enveloppe, notamment lorsque des événements soudains
et très bouleversants surgissent en contrepartie du ronron des habitudes des uns
et des autres.
On sait qu'il y a parfois de véritables crises spectaculaires et intempestives
de l'histoire qui nous frappent alors de plein fouet. Elles nous surprennent et,
en fait, infléchissent nos périples. Ces tempêtes jouent un rôle parfois très
fécond qui modifie notre vie quotidienne. Et je dois dire ici que ces tempêtes
historiques modifient même nos systèmes de soins en place. Tout au moins ces
grands chambardements nous révèlent à tous la préexistence souvent sournoise et
toujours dialectique de l'histoire. Le calme plat de toutes nos navigations
vitales ne s'éternise jamais nulle part.
On ne peut pas confondre - comme on le fait souvent - les processus dialectiques
de l'Histoire (dont les paramètres ont été consignés d'abord par Héraclite, puis
ponctués par Hegel, voire surtout par Engels plutôt que par Marx) avec les
enchaînements verbaux des discours que les hommes entretiennent entre eux.
Il y a abus et détournement, souvent intéressé, de la dialectique au bénéfice du
dialogue verbal. Aristote, en face des sophismes versés dans le champ vital des
hommes - disait-il à l'époque - par les politiciens séducteurs, dota les suites
verbales qu'ils entretiennent entre eux d'un cours logique formel très précis:
les syllogismes hors de quoi la pensée déraille.
Soit dit en passant, Aristote était médecin, né d'une famille de médecins. Les
ruses de l'histoire ont amené à le présenter comme un philosophe. Alors qu'il
pratiquait surtout des recherches anatomiques sur des animaux divers, il a pu
dire que l'homme était un animal politique, dont il convenait d'écarter les
illusions, les mensonges et les fabulations. La politique devint avec lui une
analytique du réel.
Pour raconter ici ce qui m'est apparu dans l'ordre des faits et des
ré-élaborations historiques dans notre métier, je vais évoquer très rapidement
quelques carrefours de mon propre périple historique. Il me semble que, dans une
certaine mesure, chacun pourra s'y reconnaître un peu.
Poussé moi-même par ma propre curiosité infantile, autour des années 20, je me
suis rendu plutôt témoin qu'acteur dans les premières rencontres avec la
psychiatrie plus ou moins institutionnalisée. Plus de soixante-dix ans déjà!
Sans doute, il y en aura qui diront mieux, mais pas autant! Puis, sortant de ma
puberté vers les années 30, mes diverses rencontres avec la psychiatrie se sont
placées dans une vraie perspective professionnelle. Je veux dire avec une
certaine volonté de lucidité pragmatique. Je suis toujours resté fidèle au fait
bien connu que les voyages forment la jeunesse. Même lorsque je restais
longtemps à la même place en fournissant mes prestations professionnelles
concrètes, je n'ai pas cessé de voyager, toujours avec d'autres. Probablement,
vous savez que je considérais les livres comme des bateaux incertains, mais
indispensables pour voyager.
Veuillez excuser ces brefs rappels égocentriques. A vrai dire, on a toujours
l'impression que l'histoire, comme la charité, commence par soi-même. Cependant,
je dois ajouter que, plus souvent qu'on ne le croit d'habitude, non seulement j
'ai lu, mais je suis vraiment allé voir et entendre ailleurs. Ou, le cas
échéant, je suis allé comme aujourd'hui pousser ma propre chanson.
Un certain nombre de mes confrères ont cru que j 'étais, à ces occasions,
porteur de vues prophétiques. C'était une illusion de la réalité, que je n'ai
pas toujours démentie en vérité. Ici, comme je l'ai fait ailleurs, j'avoue que
jamais je n'ai cru qu'on arrive à maîtriser l'histoire avec des prophéties.
Dans nos tâches, ce ne sont pas des monologues qui rapportent les périples
relatifs aux trois ordres ou concepts d'histoire. Par ailleurs, je ne crois pas
que cela se réduise à une course-poursuite d’ événements où chacun s'engage à
jouer tantôt aux gendarmes et aux voleurs, tantôt à cache-cache. Dans cette
dernière éventualité, on en vient a concevoir l'histoire - hélas rampante! - et
ses effets comme une suite enchaînée de complots malveillants à déjouer. Le
manichéisme pointe alors partout, et rend fixe, fendu et éliminatoire ce qui se
façonne, en jugeant les hommes et les choses comme bons ou mauvais.
En fait, et à l'opposé de tout manichéisme, je crois que les mouvances propres à
l'histoire se façonnent de par leurs propres mouvements dialectiques. Il en est
de même du style des histoires qu'on nous raconte. Dans tout ce qu'il nous
arrive d'entendre, il s'agit d'abord de suspendre nous-même tout jugement de
valeur concernant le bien ou le mal, le vrai ou le faux de ce qui est rapporté.
Si nous jugions ainsi a priori, nous-même nous obstruerions les vrais mouvements
dialectiques en cause.
Malgré l'ordre que je vous ai annoncé dans l'introduction, je vais d'abord
expliciter quelque peu ce qui concerne les histoires cliniques rédigées par les
soignants, notamment par les médecins.
Une fois de plus, je mets en quelque sorte au premier plan quelque chose
d'égocentrique. Toutefois, en faisant cela, plutôt que d'étayer le statut social
de médecin mon choix découle du fait que tout ce qui concerne l'apparition et le
développement de l'histoire ne surgit que lorsque les hommes disposent de
documents écrits.
Je sais bien que des rapports verbaux précèdent encore de nos jours les rapports
écrits. Je sais aussi que les positions corporelles et les gestes comptent pour
beaucoup et avant même qu'ils jouent, dans les mécanismes miniatures qu'on
appelle l'écriture. Tout cela s'insère ensemble dans les circuits, plus ou moins
différents, que les hommes entretiennent d'une façon concrète entre eux.
Néanmoins, la rédaction scripturale s'écarte beaucoup des événements dont elle
témoigne. Elle en casse même la fluidité, pour les reformuler autrement, et cela
avec des nombreuses interpénétrations. Écrire est, en quelque sorte prendre un
taxi pour se déplacer avec. Ces mécanismes sont vraiment des « parataxis »,
articulant des phrases les unes à côté des autres, bien que des phénoménologues
du langage aient pu parler eux aussi, à ce propos, d'« hypotaxis » : c
est-à-dire qu'il y a quelque chose qui circule par en dessous du « taxis ». Ça
n'y fait rien. Depuis la gravure des simples phrases « lapidaires, sans vraies
articulations - comme ce fut le cas en Egypte - jusqu'à nos jours, les
structures des liens linguistiques ont beaucoup changé. Avec l'écriture, la
longue persistance de ce qu'on a dessiné bien au-delà des rencontres concrètes
des hommes, offre une base solide, dès lors disponible aux diverses élaborations
et mises en forme de l'histoire.
On sait comment, dans la recherche des cultures qui ont précédé l'écriture, les
éventualités décelées nous sons apparues comme préhistoriques.
Lorsqu'il s'agit des processus à l'oeuvre dans le développement de chaque
personne, les documents écrits sont vraiment exceptionnels. Lorsqu'ils existent,
ils restent souvent confidentiels. Par exemple, sous la forme de lettres qu'on
adresse à un correspondant lointain, ou encore sous la forme de certaines pages
de journaux intimes, dont la publication filtrée jaillit à titre posthume, quand
ils ne sont pas détruits par leur auteur. Sous cet angle, on pourrait dire que
l'homme du commun n'a pas d'histoire. Il en subit le cas échéant les
conséquences, et l'histoire infléchit alors sa vie.
L'homme du commun peut évoquer des événements concrets, mais ses paroles comme
ses gestes s'effacent et s'oublient très rapidement. Lorsqu'il évoque, dans la
solitude et l'isolement, des événements vécus, ils perdent alors le plus souvent
leur fluidité vitale. En tout cas, ils comportent une note obsédante et non
productive. Au contraire, lorsque, dans certaines circonstances, on rencontre
les autres, sans être trop pressé par des intérêts matériels trop précis, la
fluidité de la mémoire se déclenche de nouveau.
Sans doute y a-t-il deux exceptions que tout le monde connaît. Tout d'abord les
récits romancés qui, même rattachés quelque part à la vie concrète de l'auteur,
leur donnent des formes verbales fabulées.
Il s'agit d'y développer quelques-unes des possibilités qui précisément n'ont
pas eu lieu.
La deuxième exception, en quelque sorte parallèle au récit romancé, concerne les
élaborations écrites des essais à caractère philosophique. Là, les liens qui
attachent ces écritures à la vie concrète de leurs auteurs sont davantage cachés
que dans la confabulation du roman. Les textes philosophiques jonglent presque
uniquement avec des abstractions intellectuelles plus ou moins conceptuelles qui
occupent alors toute la scène.
J'espère que vous aurez compris que si j'ai étalé ici ces deux éventualités,
c'est parce qu'elles occupent souvent une bonne partie du champ ouvert dans nos
rencontres thérapeutiques. Dans les récits des malades qu'on soigne, on retrouve
alors des morceaux de romans ou des morceaux d'essais philosophiques qui jouent
volontiers de leurs écarts de la vie au quotidien, et il va sans dire qu'ils
s'écartent du vécu ou du revécu obscur et obscurci probablement par les propres
sentiments réveillés à l'occasion de la rencontre thérapeutique.
Descartes lui-même a écrit que « les philosophes, en tâchant d'expliquer les
choses qui sont manifestes, n'ont rien fait que de les obscurcir ».
Le terme verbal « médecin » connote les agissements qui visent à se placer au
milieu des parcours de la vie de ceux dont il prend soin. S'il ne s'agit pas de
se placer toujours ainsi au centre de leur vie, c'est le centre d'intérêt des
médecins qui se place à l'intérieur des processus vitaux dont l'existence
concrète des malades témoigne. On sait que, le plus souvent, on y accède par les
bords et par l'entourage. Les soignants s'y repèrent d'une façon tâtonnante, et
c'est en cela même que ces écrits qui cherchent à cerner chaque cas vont
constituer des tremplins, par où leurs démarches sautillantes peuvent prétendre
à quelque efficacité. Il va de soi qu'ils en viennent à lire dans le même but
d'autres textes qu'à juste titre on a appelé la « littérature médicale »,
c'est-à-dire formulée et retransmise par d'autres soignants qui les ont précédés
dans l'exercice du métier.
Sans doute, chez les psychiatres, on retrouve une certaine fréquentation utile
et critique des textes écrits par des romanciers et des philosophes, lesquels -
quoi qu'ils disent - tournent toujours autour de l'incertitude des déroulements
constitutifs de la personne humaine.
Les psychiatres, qui ont affaire directement avec les aléas de la personne
humaine, peuvent trouver chez les romanciers et les philosophes des repères
utilisables dans leur profession.
Il faut rappeler que, dès les premiers ressorts agissants dans la médecine
pratique, l'art y apparaît comme constituant un mécanisme humain de premier
plan.
Déjà la rédaction de « l'Histoire clinique » comporte une certaine maîtrise de
l'art d'écrire, et pose la syntaxe des écrits comme ce qui relie les morceaux
choisis de l'histoire naturellement focalisée sur l'érudition physiologique et
pathologique de chaque soignant.
Interroger, explorer un malade impliquent de suivre des procédés réglés par
l'art. Encore de nos jours, en allemand, «arzt» dénote les médecins, tandis que
les artistes en général sont des « kunstler ».
L'histoire de la médecine, comme d'ailleurs l'histoire d'un chacun, et
l'histoire des choses des hommes, surgissent d'abord d'une façon balbutiant,
hésitante et répétitive. Quoi qu'il en soit des mouvances gestuelles du corps,
voire des balancements méthodologiques ou si on veut, imaginaires, qui ne sont
pas toujours confabulées, loin de là. En fait nous sommes tous confrontés à
l'art de vivre.
Rappelons, à ce propos, quelques paramètres anciens par où on a essayé de saisir
les arts mis en jeu par les hommes.
On a toujours placé la muse de l'Histoire, CIo, au premier plan, bien que jamais
elle n'ait été radicalement séparée des autres muses. On apprenait qu'il fallait
tenir compte des trois autres muses qui président les formulations poétiques
(sur le plan héroïque, lyrique ou élégiaque). Puis, il fallait tenir compte de
deux formes de représentation théâtrale (tragédie et comédie). A l'époque où on
évoquait les muses en question, on soulignait que leur enchevêtrement n'était
pas rendu possible en dehors des pratiques de deux autres arts humains:
la musique et la danse. Et je n'oublie point ici ce qui surgit en contre-point
d'une autre muse, Uranie, qui préside et oriente ce qui deviendra les
formulations scientifiques, et cela par ce qui se révèle de la contemplation
visuelle des constellations d'étoiles, c'est-à-dire par l'astronomie.
Dans tous les aléas de nos pratiques psychiatriques, les malades propulsent
d'eux-mêmes ces types d'évocations artistiques, et on sait que nos activités
thérapeutiques elles-mêmes épousent des formes que ces muses ponctuent. Il est
vrai que les « dérapages scientifiques » se sont détachés en grande partie de
l'astronomie, voire de l'astrologie, bien que nous en retrouvions souvent des
témoignages dans la quête plus ou moins paraphrénique.
Revenons une fois de plus sur certains de mes propres parcours professionnels,
bien entendu pour focaliser notre intérêt sur la forme et le rôle que la
rédaction des histoires cliniques a pris dans notre profession.
Dans l'introduction, j'ai souligné que mes premiers mouvements spontanés,
éveillés par la curiosité infantile vis-à-vis des malades rassemblés à
l'Institut Pere Mata de Réus, avaient progressivement pris des formes d'une
portée professionnelle. Le passage entre ces deux types d'approche a été mené à
terme par l'entraînement â écrire des histoires cliniques, et cela sur des
modèles différents.
J'ai commencé par rassembler ce qu'on appelle textuellement le « psychobiogramme
» dans le style de Kretschmer. A l'époque, il était le mieux organisé et le plus
fréquemment employé dans la psychiatrie, marquée chez moi par les démarches
germaniques. Mais aussi en Suisse, dans les pays nordiques et en Amérique. Cela
comportait de vrais résumés qui concernaient d'une part l'histoire pathologique
de l'ensemble de la famille du malade ; puis l'histoire de ses maladies
infantiles, ainsi que les moments critiques de leur évolution; le constat des
formes du corps, de son caractère, c'est-à-dire de sa personnalité; et puis tout
ce qui concernait le ramassage des signes rencontrés au cours de l'exploration
du malade. Ce mélange hétéroclite était rassemblé dans l'histoire clinique en
question.
J'ai fait allusion à l'Amérique, et comme vous pouvez vous y attendre, je
parlerai des formules françaises aussitôt après.
Le modèle américain des histoires cliniques que je me suis entraîné à rédiger
concernait un auteur, Lewis, moins connu, mais qui, sous l'impulsion d'A. Meyer,
accentuait ce qu'on appelait les réactions du malade aux excitants. Ces
excitants avaient une valeur humaine en tant que forme et structure de la
société qui l'entourait. Toutes les maladies étaient des réactions plus ou moins
normales à des excitants sociaux diversifiés. Herry Ey, et avant lui Emile Mira,
se sont élevés contre cette conception en disant sous des formes différentes que
ce qui constituait les événements psychopathologiques n'étaient pas les
réactions, mais plutôt la réactivité. Cependant, à Réus, Mira nous apprenait à
donner une place bien plus importante que dans ces deux modèles, allemand et
américain, à ce qu'il appelait « questionnaire intime », c'est-à-dire aux
énoncés eux-mêmes vécus du malade. Il n'était pas le seul. En Allemagne, et
parallèlement à l'intérêt que Freud apporta sur ces faits chez les névrosés,
Jaspers provoqua un grand tournant dans la psychiatrie par la considération
phénoménologique du vécu même que les malades psychotiques éprouvaient, et dans
la relation thérapeutique, et en dehors de celle-ci.
Ne croyez pas que j 'écarte ce qui m'est advenu de la France. Très concrètement,
je dois rappeler ici que, déjà à Barcelone bien avant la guerre de 36, j 'ai vu
comment Clairambault explorait les malades, et, ensuite, rédigeait ce qu'on
appelait un certificat prescrit par la loi de 38. J'ai compris alors que le
grand rassemblement des données qui conduisaient la mise en forme de la
psychobiographie de Kretschmer, amenait plutôt à établir un dossier qu'une
histoire clinique. L'histoire clinique représentait une réélaboration très
résumée, mais pertinente, de tout ce qu'on avait ramassé systématiquement dans
le dossier. Le modèle le plus opportun de ces résumés, réfléchi et reélaboré,
était fourni par Clairambault.
Ici, je ne vous épargnerai pas comment je fus très surpris à Saint-Alban,
lorsque des malades y furent transférés soit de Paris, soit de Rouffach, au
début de la guerre de 39. Bien entendu, ils sont arrivés avec leur chapelet de
certificats lesquels, suivant la loi de 38, devaient être transcrits dans Le
livre de la loi. Ces certificats étaient tout à fait vides de toute substance
clinique. Dans chacun d'eux, il n'y avait que trois phrases. La première de ces
phrases indiquait quelque chose d'incompréhensible pour le commun des mortels.
Par exemple: « Il est atteint, ou il présente, des symptômes de chimpantologie
». Et dans d'autres cas, de quelque chose comme « topanchinologie » ou «
topanchinolite aiguë » (Molière dixit). On y soulignait néanmoins qu''' il était
« susceptible de passer à des actes dangereux ».
La deuxième phrase, cette fois-ci stéréotypée, était hélas compréhensible par
tous les lecteurs. La voici: « Fond de débilité mentale ». Tout le monde sait
que c'est par suite de maladie qu'on éprouve une certaine débilité, ou
lassitude, cette fois-ci « mentale ».
C'est à la troisième phrase que retentissait l'heure de la vérité
administrative, puisqu'on concluait parfois: « A observer », et plus
fréquemment: « A maintenir ».
Pour moi, cet étonnant vide de la clinique concrète allait de pair avec ce qu'on
pouvait lire dans de nombreuses descriptions de « maladie mentale », telles
qu'elles apparaissaient dans deux volumes des Abrégés de médecine édités par la
Faculté, notamment à Lyon. En effet, ses longs exposés qui s'étendaient sur
cinquante ou cent pages, s'achevaient sur une seule ligne, où l'on pouvait lire
ceci « traitement : internement ». C'était tout.
Ayant la ferme volonté de ne pas être systématiquement dur dans mes
considérations étonnées, j'en fis part à Bonnafé qui me fournit les clés de
cette absence. il me fit remarquer que les certificats en question s'adressaient
à la Préfecture de police de Paris, et ailleurs au préfet exerçant les mêmes
fonctions de protection de l'ordre public. « On ne va pas alors leur envoyer de
vraies histoires cliniques », me dit-il. « Il suffit pour eux de comprendre avec
la notion de débilité qu'il s'agit d'un malade, et non d'un délinquant » (sic).
Il me fit remarquer que, dans d'autres nombreux certificats prescrits aussi par
la loi, les psychiatres étaient amenés à conclure : « Il peut sortir », ou bien
« il doit sortir ».
Comme vous voyez tout s'explique.
Toutefois, la plupart des dossiers qui rassemblent de vraies informations
cliniques deviennent de vrais monstres, volumineux, impossibles à relire. Je m'y
suis efforcé parfois, pendant quelques séjours en Suisse, sans avoir jamais pu
aboutir à la lecture attentive d'aucun : ils n'étaient pas même mécanographiés.
En France non plus.
Je vais maintenant rappeler ici le dernier ouvrage d'Henri Ey. La naissance de
la médecine a été publié en 1981, après sa mort. Si on peut considérer certains
de ses passages comme discutables, il n'y a pas de chapitre qui ne nous offre
pas là des considérations très utiles, notamment pour quiconque cherche à se
placer dans une perspective historique dans le champ de la psychiatrie.
Il n'y a évidemment pas de pratique psychiatrique qui ne surgisse dans un champ
social concret, mais il n'y a aucun champ social soustrait à ce qu'on appellera
souvent « les pesanteurs historiques », et ceci dès la naissance d'un chacun.
Ey rappelle et recommande parfois, dans ce texte, la lecture attentive du livre
de Michel Foucault, La naissance de la clinique. C'est évidemment très éclairant
pour nous. Cependant, il est curieux que, dans aucun de ces deux ouvrages, on
n'envisage directement ce qu'il en est de la psychiatrie.
De toute évidence, cette cachotterie ne trompe personne. On sait que Henry Ey
s'est voué corps et âme, tout au long de sa vie professionnelle, à doter la
psychiatrie d'un certain nombre de bases solides. Dépassant l'empirisme et la
passivité habituelle qui souvent étaient à l'oeuvre dans les hôpitaux
psychiatriques, il avait passé longtemps à mettre en forme scripturale de
nombreuses histoires cliniques psychiatriques concrètes.
Tandis que dans La naissance de la clinique de Foucault, il s'agissait pour lui
d'un tout autre parcours. Il visait directement à déceler « l'archéologie du
savoir ». Fils de médecin, sans doute il se demandait d'où venait le savoir des
agissements cliniques (?) de son père. Il remarquait avec pertinence la portée
concrète du regard médical versé sur ce qu'on pouvait cacher ou montrer
concernant les mystères et les souffrances du corps. On pouvait déjà y déceler
que Michel Foucault lui-même visait, à l'opposé de Henry Ey, à contester la
légitimité et l'opportunité des démarches théoriques et pratiques de la
psychiatrie. Tous des voyeurs, souvent des voyous. Les voies du Seigneur sont
impénétrables!
Je laisse ici hors de mes considérations actuelles ces non-dits à la fois
absents et présents dans les deux ouvrages en question, dont je répète qu'ils
devraient être lus, relus et commentés par nous tous. J'entends ici vous faire
entendre le même mot quelque peu obsédant dont leurs auteurs nous serinent les
oreilles. La naissance..., la naissance ..., la naissance de quoi? Et la
naissance de qui? Pour certains parmi nous, il s'agira, bien sûr, de la
naissance ou de l'éveil en nous des inquiétudes qui nous attachent à notre
profession. Pour tout le monde, cependant, la naissance désigne le point de
départ visible de sa propre vie.
On sait qu'un grand nombre de phobies s'y rattachent et on a pu écrire, non sans
raison, que l'angoisse de la naissance persiste, faisant en quelque sorte lien
entre les événements humains à teneur psychiatrique. On peut s'aventurer à
soupçonner que c'est avec cette phobie réactivitée qu'on accueille le plus
souvent nos activités professionnelles. Personne ne s'engage à son aise et
joyeusement dans les aléas de la thérapeutique psychiatrique. Pas même les
hypomaniaques ou les maniaques excités qui dissimulent très mal la répétition
angoissante de naître et de renaître sans arrêt partout, la joie maniaque étant
le travesti de la mélancolie.
Les aléas de la vie humaine peuvent en effet être objectivés et déplacés sur le
plan littéraire, où parfois la complexité des diverses logiques en cause s'étale
et, à l'occasion, acquiert un certain sens accessible à tous, dans la crainte et
le tremblement. L'homme psychotique peut alors devenir pour lui-même et pour les
autres un vrai-faux héros, à vénérer, et qui nous captive par son hiératisme
byzantin figé.
Hein ! Qu'est-ce que je vous chante ici? Nous voilà enveloppés et en même temps
coincés entre l'histoire et les légendes. Où a donc commencé cette histoire-là?
Qu'est-ce qu'elle présage? Comment cela va-t-il finir?
Dans notre vécu quotidien, même en étant isolé des autres - ce qui devient
radicalement impossible - les événements dans lesquels on s'est engagé, en
sachant ou en ignorant de quoi il en retourne, peuvent en effet être représentés
et prendre, alors après-coup, une forme verbale ou écrite. On la cachera ou on
la montrera plus ou moins déformée, à l'occasion de nouvelles rencontres,
lorsque l'autre ne refuse pas d'emblée de nous accueillir avec « sympathie ».
Toute évocation d'un fait de mémoire s'adresse à un autre qui n'était pas
fatalement présent dans l'événement évoqué. La présence de l'autre par lui-même
représente quoi?
Paradoxalement, l'histoire événementielle ne devient jamais notre histoire que
lorsqu'elle se représente après-coup. C'est déjà le paradoxe de notre naissance.
Il y a chez chacun, au cours de sa vie, des façons variables de saisir ou de
ressaisir la naissance comme un événement de son histoire. Le plus souvent, avec
un semblant d'indifférence, on en parle par des oui-dire. Nous n'en avons aucune
certitude. Nous ne pouvons pas nous en étonner puisqu'aucun nourrisson ne sait
encore ni parler ni écrire. Je répète que ce sont les deux acquisitions
techniques indispensables pour transformer des événements vécus en éléments de
notre histoire. Pour chacun de nous, le concept de biographie conviendrait à la
représentation graphique des processus historiques en question. Leur
transmission traditionnelle, souvent uniquement verbale, traîne plutôt dans la
préhistoire incertaine admise raisonnablement. Dès lors, leur texture
événementielle joue surtout des effets magiques. Je répète que seulement les
écrits deviennent la matière historique qu'on brasse comme telle. C'est
pourquoi, bien au-delà de la naissance de la médecine, voire de la clinique,
objet des livres précités de Henry Ey et de Michel Foucault, les médecins se
sont attachés à la rédaction d'histoires cliniques, et c'est à ce prix qu'on
peut parler d'une vraie histoire de la médecine, voire de la psychiatrie.
Henry Ey le savait bien.
C'est en quoi, lorsqu'il n'explicitait pas dans son livre posthume des histoires
cliniques, il citait tout particulièrement les travaux de Lain Entralgo. Il
s'agit d'un confrère qui, au temps de sa jeunesse, s'était propulsé à Valence1
en soignant des psychotiques. Son travail a subi la coupure dramatique de la
guerre d'Espagne. A la suite de quoi, il est devenu seulement et exclusivement
professeur d'histoire de la médecine à Madrid. Un de ses livres les plus
volumineux et documentés traite précisément, et d'une façon concrète, de
l'évolution historique des histoires cliniques rédigées par les médecins.
A ce propos, Henry Ey a tort d'écrire qu''''« une des grandes interprétations
philosophiques et épistémologiques de l'histoire de la médecine a été apportée
par le livre de Lain Entralgo ». C'est vrai et c'est faux. C'est vrai, parce
qu'on peut le déduire ainsi a posteriori. C'est faux, parce qu'il n'en fait
jamais état ouvertement, puisqu'il étale - bien entendu avec des commentaires
critiques qui donnent cohérence à l'ensemble - des mises en série d'histoires
cliniques concrètes rédigées par des médecins différents, à des époques
différentes.
Je vais vous dire comment je suis arrivé à concevoir ces mêmes liens établis
entre la rédaction des histoires cliniques et de l'histoire de la médecine.
A l'époque, si j'avais eu vent de l'existence de Lain Entralgo, c'était encore
lorsque j'essayais de devenir moi aussi un psychiatre éclairé. J'avais abordé
alors ce qu'on appelle ma « psychanalyse didactique ». Un jour, j'ai dit à mon
analyste que je venais de feuilleter un livre de H. Sigerist, écrit en allemand,
Geschischte der Medizin. Je venais de découvrir que les Allemands disposaient de
deux mots pour indiquer la notion d'histoire. D'une part, ils écrivent histoire
comme on le dirait en français, historich (historique), et d'autre part, ils
écrivent souvent geschischte.
Je me suis engagé alors devant mon analyste à une tâche de déconstruction du mot
geschisch te, d'emblée incompréhensible pour moi. J'ai dit que le préfixe -ge
faisait déjà autant référence à la forme d'un certain nombre d'idées collectives
qu'à la conduite d'une action, d'un son ou d'un mouvement précis. Le reste du
mot donne à la notion d'histoire des nuances très singulières qu'on ne trouve
jamais lorsque les Allemands écrivent historich. Schisch se réfère concrètement
à deux mouvements différents, qui deviennent complémentaires. J'ai dit que ça
faisait référence au fait d'empiler quelques choses ou quelques idées, tout
aussi bien qu'au mouvement de ramper.
Ceux qui encore maintenant ont eu quelques rapports avec moi savent que j'ai le
vice de gratter les mots jusqu'à les déformer, le cas échéant avec quelques
nuances phonétiques.
J'ai donc raconté à mon analyste que j'avais remplacé le son ch par le son sk,
pour moi indistincts. Je me suis alors félicité de mon erreur d'accent, puisque
Geschick me conduisait à la notion d'habileté; ou à celle d'accommoder les
choses, voire les affaires avec de bonnes façons. Voilà donc comment on
accommodait les tas de choses, peut-être mal taillées ou bien grossières, des
histoires qu'on nous raconte bien assaisonnées avec l'huile de la bonne
éducation. Non seulement cela nous apporte un certain agrément, mais cela
facilite à l'autre, à qui on les offre, le fait de les avaler avec plaisir.
J'ai encore ajouté une tournure : Schich, devenu dans mes oreilles schick,
laissait entrevoir alors qu'en cela pointe le Destin. « Voilà, ai-je dit,
comment alors l'histoire peut devenir le champ d'épandage de notre destin ».
Certains parmi vous ont fait la connaissance du mal nommé « Test de Szondi ».
Cet auteur ne nous propose ni plus ni moins que la Schickslanalyse, c'est-à-dire
l'analyse du destin (celui des pulsions mobilisées avec le pathos soulevé à la
vue du visage des autres personnes qu'on peut rencontrer). De même, on peut
parfois lire à la surface, ou dans les profondeurs de l'histoire, le lieu où se
joue notre destin.
Il va sans dire que mon analyste n'avait aucun faible pour Lacan, lequel n'était
pas encore engagé dans les exploits du signifiant. Il interrompit donc mon récit
pour me dire que mes exploits linguispéculatifs venaient surtout là pour dire ce
que je ne disais pas. A savoir que « je me demandais comment lui-même parlait
d'habitude. En fait, c'était ça qui mobilisait ma curiosité sur place ».
Je lui répondis du tac au tac qu'il ne s'agissait probablement pas pour moi
d'une adhésivité particulière à ses propres élaborations phonétiques
questionnées là. Je dis que les sons qui tournaient autour de Schist et sch
avaient de fortes analogies avec la forme française qui donnait le nom au
magasin de commerce de mes parents : Le chic. Le chic ou ge-schischte, c'était
kif-kif! J'ajoutais que non seulement je suis né là, sous cette enseigne, mais
que, pendant de longues années de mon enfance, j'étais reconnu comme le fils de
« le chic ». Je formulais alors une phrase lapidaire : « la naissance,
l'histoire et le destin chevauchent ensemble le langage ».
Mon analyste rit en disant qu'il fallait que je fasse attention de ne pas être
victime de « mon lyrisme rhétorique ».
Un an après, à l'Université de Barcelone, déjà devenue autonome, j'ai eu
l'occasion d'assister à un séminaire de Landsberg, sur « la phénoménologie ».
Quelques cours ont alors tourné sur des travaux de Max Scheler, celui qui, en
France même, est connu surtout pour avoir écrit un texte très éclairant sur « La
nature et la forme de la sympathie ». Landsberg commenta, entre autres choses,
un autre livre de Scheler Mesch und Geschischte. Ce qu'il y dit permet de donner
raison à Henry Ey, puisque Scheler explique que toutes les histoires rédigées
par les hommes comportent les dérives et les efflorescences du concept en
quelque chose d'a priori que son auteur avait de l'homme, de ses origines et de
son destin. Il s'agit d'un a priori le plus souvent non explicité.
Scheler en décrit cinq possibilités. Les trois premières sont encore bien
fréquentes de nos jours, bien que la première soit le plus souvent abandonnée
dès l'enfance de chacun, ou au cours de l'histoire de la culture occidentale. On
peut toujours déceler trois positions et trois sortes d'agissements des hommes,
qui passent de l'homo erectus à l'homo faber et puis à l'homo sapiens, ce
dernier n'ayant eu droit de cité qu'à partir des élaborations de la bourgeoisie
de la Grèce, dans les derniers temps de sa splendeur. Ceci précisément lorsque
le travail, le faber, leur était proscrit de par leur état social. C'étaient des
esclaves ou des métèques qui travaillaient les champs ou l'artisanat des villes.
Les auteurs grecs, ceux que Henri Ey cite comme auteurs du miracle grec,
confirment l'écart vécu entre d'une part les idées (les aléas et les nuances du
logos développé par l'homo sapiens), et d'autre part les développements
matériels des techniques de travail et de la production artisanale. Dans le
miracle grec, tout se joue au niveau des idées. Ce miracle grec qu'Henry Ey
replace à la naissance de la médecine, écarte malheureusement trop l'homme de
ses engagements mythologiques qu'une vraie anthropologie ne peut mésestimer dès
lors, notamment en psychiatrie.
Les structures mythiques sont à l'oeuvre encore chez nous, en tant que nous
sommes des homo sapiens. Celui-ci ne peut être ramené non plus à l'homo faber,
comme on continue à le faire avec ce qu'on appellera à juste raison « le
positivisme scientifique ». Tout se placerait alors soit dans les techniques,
soit dans la tête isolée ou le chapeau des savants et des scribouillards
appartenant à une classe sociale épargnée par le travail. Il y a une dialectique
événementielle humaine qui, dans des formulations anthropologiques, relie les
formulations mythiques, les actions, le savoir-faire et le savoir.
L'Histoire n'est pas un absolu compact, pas même un relativisme délié qui
jouerait des hasards. Ces jours-ci, il est devenu évident pour tous que les
perspectives divinisées de l'Histoire, propulsées par des politiciens à succès
comme Staline ou Hitler, aboutissent à des monstruosités. Ce fait - avec la
complicité pervertie ou naïve des séducteurs sophistes - ne doit pas conduire à
effacer la structure dialectique de l'Histoire: on arrive à faire croire que
tout se joue par des manipulations de la libre société de consommation.
L 'Histoire humaine désengagée radicalement des formulations mythologiques
propres à l'homo erectus du fait même de s'ériger et de marcher est à la source
des « détournements » qui amènent Henry Ey à considérer que le travail concret
sur les histoires cliniques de Lain Entralgo constitue « une des grandes
interprétations philosophiques, épistémologiques, de l'histoire de la médecine
». C'est à quoi on voudrait ramener tout le travail entrepris par des
psychiatres et des psychologues. C'est en face de ça, du positivisme borné de
l'histoire, que Freud a souligné les impasses anthropologiques de la
métaphysique, voire de la « psycho-quelque chose ».
Au cours de mes considérations à propos de l'histoire clinique, je ne doute pas
que vous ayez réentendu surgir de votre propre expérience professionnelle
quelques notes, ou des pans entiers de récits du vécu historique personnel
évoqué devant vous par des soignés. Vous savez que tantôt ces évocations
répondent à vos interrogations précises, tantôt elles surgissent d'une façon
spontanée au cours de vos entretiens et de vos explorations cliniques.
Dans vos entretiens thérapeutiques, conjointement ou bien au-delà des évocations
précédentes, il est parfois question, d'une façon explicite, du Grand Opéra de
l'Histoire qui tisse ses voiles impalpables, le plus souvent dans le silence
quotidien.
En effet, ce qui m'autorise ici à parler du Grand Opéra de l'Histoire (que ce
soit par ses antiques sotto-voce, ou que ce soit par ses tourbillons criants,
perçants et tapageurs), c'est l'allure analogue aux fantômes toujours absents,
mais néanmoins présents dans les recoins de la vie des hommes. Ils surgissent
voilés dans les miroirs et dans les portraits des ancêtres pendus aux murs des
châteaux cossus que l'on habite, ou bien ils surgissent des fentes craquelantes
des vieilles demeures lézardées.
Il n'y a pas de constructions habitables des hommes qui ne soient le fait
d'assemblages de plusieurs moellons naturels, taillés avec art, toujours plus ou
moins liés et souvent recouverts par des mortiers de nature et d'aspect divers.
Il en est ainsi, autant des assemblages collectifs des hommes que des maisons.
Il en est de même de toute construction langagière. Dans les trois cas, il
s'agit de vrais espaces
que nous habitons. Dans les trois cas, il s'agit des rencontres et des liens
plus ou moins précaires établis entre plusieurs éléments différents entre
lesquels des fentes et des lézardes persistent. C'est par ces fentes que les
fantômes de l'histoire se sont glissés de l'extérieur, en douce, entre autres
fantômes.
L'envahissement des habitacles humains par le déferlement des eaux et les
flamberges éclatantes des vents est exceptionnel. On respire les airs de
l'Histoire. Il est exceptionnel qu'on en étouffe. Néanmoins, des tempêtes de
l'Histoire arrivent avec leur toute-puissance déchaînée. Lorsqu'on n'en meurt
pas, même quand on est forcé ainsi d'entreprendre des déplacements de lieux
imprévus, ces épisodes dramatiques de l'Histoire ont une portée presque
insignifiante dans le processus de personnalisation toujours à l'oeuvre chez
chacun.
Paradoxalement, notre identité vécue ne trouve là que l'occasion de se
réaffirmer dans la traversée cauchemardesque de ces drames historiques,
peut-être parce qu'ils surgissent a priori dotés de l'impersonnalité des masses
humaines débridées et précipitées dans la démesure des désastres.
Comme c'est le cas dans tous les cauchemars, cela nous réveille plus tôt,
souvent de mauvaise humeur. Néanmoins, cela laisse alors peu de place au libre
jeu des fantômes rampants de nos rêves et de nos rêveries. C'est dans
l'après-coup, une fois traversée la tempête, que celle-ci joue presque
uniquement sur le plan rituel des fêtes commémoratives faisant date. Elles
deviennent des points de repère du calendrier qu'il s'agit de remplir de
nouveaux événements, pas tous prévus d'avance.
Comme toutes les fêtes d'anniversaire, les commémorations rituelles de
l'Histoire sont des scénarios où l'on mange, danse et chante entre vieux
partenaires devenus alors des héros survivants plus ou moins familiers. Elles
font signe à tous que l'Histoire continue, ouverte aux poussées incertaines de
l'Avenir, toujours ponctué par d'autres rencontres et des déplacements plus ou
moins probables.
C'est sans doute une lapalissade de rappeler ici que ces festivités
commémoratives ont un caractère ponctuel à l'intérieur de la ligne de
développement vital de chacun de nous. Ce n'est pas dire seulement que la joie
déclenchée alors ne dure qu'un seul moment. C'est à chaque instant présent que
tout se rassemble dans un entassement pêle-mêle qui n'est pas passif.
Il n'y a pas, dans le moment de la rencontre thérapeutique sur place d'une façon
bien plus évidente que dans toute autre rencontre humaine, un seul travail où la
matière historique du passé se réarticule et s'enchaîne par des déterminismes où
les choses n'ont pas pu devenir autrement que ce qu'on a constaté. Il y apparaît
aussi la liberté dans la pluralité des voies possibles à advenir. Elle
n'apparaît pas à l'entrée du moment présent des rencontres. Elle ne surgit que
dans l'issue de ce moment.
J'ai formulé ma remarque au sujet du travail qui se ferme dans l'ici-et-maintenant
des rencontres humaines, parce qu'il ne faut pas croire qu'il s'agit là d'un
passage passif, même lorsqu'elles sont situées dans un contexte variable qui
nous échappe souvent. En tout cas, c'est à la place de l'ici-et-maintenant de la
rencontre à visée thérapeutique, qu'il y a une vraie plaque tournante qui
transforme le déterminisme unidimensionnel du passé des choix à faire, en
l'éventail indéterminé des possibles. Là et partout, on ne peut que rappeler le
passé; on ne peut pas le transformer. Il est vrai néanmoins qu'après-coup, grâce
à la situation actuelle, on peut accorder au passé évoqué un autre sens. C'est
déjà beaucoup. Souvent, il suffit en tout cas pour enclencher les processus
complexes de la cure.
Le titre annoncé de mon intervention (« De l'Histoire et des histoires chez les
personnes ») est légèrement différent de celui que j 'ai écrit ici en-tête. Ce
dernier est plus ramassé autour de nos pratiques professionnelles en
psychiatrie. Toutefois, avec cela, je n'évacue nullement ce qui était annoncé.
En effet, pour moi, cela reste très significatif: il s'agit bien en fait de «
l'Histoire et des histoires dites par des personnes ». Il n'y a pas de
psychiatrie qui ne joue au niveau des personnes qui ne se rencontrent pas
facilement. On peut côtoyer des personnes sans jamais les rencontrer. Lorsqu'on
les rencontre, c'est toujours le fait d'un en deçà et d'un au-delà de leur
fonction sociale définie. Aucune personne ne peut se confondre avec son rôle et
son statut social. Pas même avec le caractère habituel de chacun.
Pour que la pratique de notre métier puisse prétendre à quelque efficacité, un
certain niveau d'échanges est discrètement à l'oeuvre au niveau de la personne
et de l'histoire de chacun des partenaires. C'est à ce niveau d'efficience que
surviennent à titre confidentiel, et en forme hésitante et tâtonnante, des
récits d'événements ou des restes d'événements, qui souvent encombrent plutôt -
croit-on - le développement de chaque personne. C'est pourquoi, et compte tenu
du fait qu'il en sera question plus loin, je laisse ici en suspens ce qui
concerne « les histoires qu'on se raconte», à soi-même, mais surtout les uns aux
autres.
Néanmoins, pour finir ce long exposé, je vais ponctuer quelques pistes qui en
fait se recoupent.
1. L'évocation éventuelle des histoires passées se fait exceptionnellement de
façon compulsive. Vous savez qu'il y a des toxicomanes de l'aveu ou de la
confession privée ou publique. Le plus souvent, elle coule au compte goutte de
son propre poids. Le rôle de l'autre, à qui on vient de raconter ces morceaux
choisis, n'annule en rien la présence de cet autrui, pas même s'il s'agit d'un
alter ego imaginaire, surgi dès lors comme un doublet de soi-même. Souvent ces
doublets de soi-même sont personnalisés dans des romans produits évidemment par
l'imaginaire, voire par exemple, parmi d'autres, le doublet constitué par Don
Quichotte et Sancho Pança, ou celui constitué par Tamino et Papageno, dans La
flûte enchantée. Il faut toujours s'attendre à l'apparition de ces sortes de
doublets dans l'évocation où l'imaginaire est à l'oeuvre.
il ne s'agit pas de doublets symétriques (comme c'est le cas de jumeaux vrais,
ou comme pour Castor et Pollux, Bouvard et Pécuchet, ou encore ce qui fait
apparaître une mère et sa fille concrètement re-liées). Il s'agit d'un doublet
asymétrique avec des différences. Pour reprendre les exemples du Don Quichotte
de la Mancha, ou de La flûte enchantée : différences sociales (chevalier et
serviteur, prince et paysan rustre), des différences d'instruments (cheval et
âne, flûte et clochettes).
Pour qu'il y ait mouvement dans la vie, il faut qu'il y ait asymétrie. Le
thérapeute et le malade, le plus souvent, sont articulés ainsi.
2. Quels que soient les liens symboliques qu'on puisse mettre à l'oeuvre dans
toutes les évocations du passé, comme dans toutes les prévisions de l'avenir,
cela passe par la mise en scène de caractère imaginaire. Le collapsus de
l'imaginaire, plus encore que le pouvoir exorbitant qu'on peut lui accorder,
empêche toute formulation symbolique et toute situation opérative en face du
réel.
3. Les enchaînements des mises en scènes diverses évoquées par les histoires
qu'on raconte ne tiennent pas compte de la ligne irréversible d'une histoire
linéaire. Néanmoins, ils jouent un rôle dans les processus de personnalisation,
relativement indépendant de leur vérité.
4. Si les parcours et les mises en forme de chaque séquence évoquée ont de
fortes analogies avec les montages cinématographiques, ils s'en différencient du
fait que les rushes retenus ne prennent forme que sur le terrain même de la
rencontre actuelle. C'est la situation actuelle qui déclenche et donne forme aux
séquences. Souvent ainsi, après-coup, la mise à côté des images leur donne un
nouveau sens. C'est à ce niveau que les évocations du passé peuvent devenir
efficaces et préparer un avenir plus aise.
Les parcours cinématographiques entrecoupés dans la même séance, ou par la
succession de nombreuses séances, suivent des enchaînements associatifs qui
n'obéissent pas à la logique linéaire univoque. Ça rappelle plutôt le jeu de
l'oie, où l'on avance et l'on revient en arrière.
Si l'on préfère, aujourd'hui pour se mettre à l'heure américaine, je dirais
qu'il s'agit d'un jeu de rôle, où quelqu'un - même pour payer une rançon aux
kidnappeurs - s'avance au fur et à mesure des indications qui lui sont données.
Il arrive ainsi quelque part, puis là, il rencontre d'autres informations pour
aller déposer son fardeau, pour racheter l'objet perdu. Ce type de séquence se
répète plusieurs fois.
Dans les films policiers ou d' aventures, qu'on peut voir souvent à la
télévision, et par rapport au travail médical, il faut différencier deux sortes
de poursuites.
L'une concerne l'approche engagée par quelqu'un - réparateur d'un préjudice -
d'un autre supposé en être l'auteur ou bien pouvant le conduire à cet auteur.
Parfois, l'approche et la poursuite en question se font à grande vitesse. Il
s'agit de rattraper le corps d'une autre personne présupposée dangereuse. Tantôt
on la suit à pied d'une façon dissimulée, tantôt, bien plus vite, à cheval comme
dans les westerns, et le plus souvent en voiture, comme dans les films
américains actuels. Le spectacle offert à ce sujet par les cascadeurs
professionnels offre de nombreux suspens enchaînés où la catastrophe côtoie le
miracle. Ça finit toujours mal, et souvent, au passage, on blesse et on tue des
innocents.
C'est une tout autre chose que les recherches policières qui se déroulent par la
récolte d'indices, de traces ou de signes laissés sur place par l'événement
malheureux en cause. Souvent alors, les policiers ne se déplacent guère, et ils
ne se précipitent jamais à la poursuite corporelle du fautif. C'est dans les
enchaînements des signes que se dévoile celui qui serait la cause du mal en
question.
Il y a donc deux formes de récit de l'histoire dramatique qu'on veut
représenter. Le dernier modèle policier que je viens d'évoquer présente de
nombreuses analogies avec le travail de rédaction de l'histoire clinique et avec
nos pratiques thérapeutiques. Si nos pratiques médicales visent en vérité les
agissements du corps de l'autre
- dans ses maladresses ou dans ses culpabilités - ce n'est pas dans leur
poursuite directe, comme dans le film d'aventures, qu'on peut y trouver un
modèle opératoire. On sait que, dans nos pratiques, on s'attarde à la recherche
des traces et des signes.
5. Il faudrait réellement, pour finir, faire une mention toute particulière où
l'on considère le jeu de ces quelques rapports historiques, vrais ou faux, voire
des démarches qui parsèment les entretiens avec les psychotiques. Sans doute
est-ce là que la chose devient la plus branlante et nous ramène plutôt à des
passages à l'acte de notre part, faits d'attitudes dépressives répétées. Les
passages de toutes sortes d'histoires, chez les psychotiques, deviennent si
complexes que leur moindre approche requiert au minimum de nombreuses
compilations d'échecs thérapeutiques de notre part.
Il devient fort malaisé pour nous tous, et souvent inutile, de formuler
ouvertement nos pensées les plus pertinentes aux psychotiques, d'autant plus
que, le plus souvent - comme ils disent eux-mêmes - ils ne pensent rien et ne
veulent penser à rien. Dans cette situation, la plupart de nos interventions
sont vécues dans le registre persécutif ou malveillant
1 valence : une villa de la côte méditerranéenne, très significative pour ce qui concerne l’histoire de la psychiatrie, puisque c’est là que Joan Gilabert Jofre, en1409, mit en place “l’hospital des folls” (des fous).Quelques années après, il fut à la source de l’”Hospital General de Valencia” qui ne prit sa forme légale qu’en 1512;Le primier hôpital général d’Euope surgit à la suite de l’hôpital psychiatrique, et non avant comme Michel Foucault voulait le faire entendre. Il manquait d’informations extre-hexagonales. Il n’est pas le seul. Souvent la culture nationale vise à devenir universelle par de vrais démarches de colonisation plus au moins impérialiste. L’hôpital de Valence a été le primier hôpital psychiatrique de l’Occident, qui mettait à l’avant-poste de nos agissement la problématique de la personne humaine, et par là explicitement les aléas des amours concrètes. Et cela contrairement à la poésie ou à la musique charmante que les arabes utilisaient largement dans leurs hôpitaux psychiatriques. Ce fut la cas de Grenade. Le Christ des catholiques n’était ni prophète, ni écrivain de Dieu, mais une de ses trois personnes: celle où l’amour et la tragédie humaine apparaissaient dans une forme historiquement constatable et contestée. c’est dans cette perspectives que l’hôpital psychiatrique de Valence fut mise en forme par Jofre.
http://www.fnet.fr/ASLB/ARCHIVES/TEXTES/TOSQUELLES-delhistoire.html