Communication faite par MM. Trénel et Jacques E. L. Lacan à la Société de Neurologie de Paris, parue dans la Revue neurologique de Paris, 1928, t.1, n° 2.

 

Nous présentons cette malade pour la singularité d’un trouble moteur vraisemblablement de nature pithiatique. Commotionnée pendant la guerre le 22 juin 1915, par l’éclatement d’un obus qui, tombant sur la maison voisine, détruit sa maison, ayant reçu elle-même quelques blessures superficielles, la malade a constitué progressivement depuis cette époque un syndrome moteur, dont la manifestation la plus remarquable se voit actuellement pendant la marche.

[Le] <La> malade part en effet à reculons, marchant sur la pointe des pieds, à pas lents d’abord puis [précités] <précipités>. Elle interrompt cette démarche à intervalles réguliers de quelques tours complets sur elle-même exécutée dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, soit de droite à gauche.

Nous reviendrons sur les détails de cette marche qui ne s’accompagne, disons-le dès maintenant, d’aucun signe neurologique d’organicité.

 

L’histoire de la malade est difficile à établir du fait du verbiage intarissable et désordonné dont la malade s’efforce, semble-t-il, d’accabler le médecin dès le début de l’interrogatoire : plaintes dramatiques, interprétations pathogéniques (elle a eu « un effondrement de tout le côté gauche dans le coccyx », etc., etc.), histoire où les dates se brouillent dans le plus grand désordre.

On arrive pourtant à dégager les faits suivants.

Le 22 juin 1915, à Saint-Pol-sur-Mer, un obus de 380 détruit 3 maisons, dont la sienne. Quand on la dégage, elle a la jambe gauche engagée dans le plancher effondré. Elle décrit complaisamment la position extraordinairement contorsionnée où l’aurait jetée la secousse. Elle est conduite à l’hôpital Saint-Paul de Béthune où l’on constate des plaies par éclat d’obus, plaies superficielles du cuir chevelu, du nez, de la paroi costale droite, de la région de la fosse sus-épineuse droite.

Les séquelles motrices d’ordre commotionnel durent dès lors être apparentes car elle insiste, dans tous les récits, sur les paroles du major qui lui disait : « Tenez-vous bien droite, vous vous tiendrez droite, vous êtes droite, restez-droite » ; commençant ainsi, dès lors, une psychothérapie qui devait rester vaine par la suite, si même elle ne lui a pas fait son éducation nosocomiale.

De là, après de courts passages dans plusieurs hôpitaux de la région, elle arrive à Paris en août 1925 ; seule, la plaie du dos n’est pas encore fermée, elle suppure. Il est impossible de savoir d’elle quand exactement cette plaie se ferma, en septembre, semble-t-il, au plus tard. Mais dès cette période, elle marche dans une attitude de pseudo-contracture sur la pointe des pieds ; elle marche en avant ; souffre du dos, mais se tient droite. Elle prétend avoir eu une paralysie du bras droit, lequel était gonflé comme il est maintenant.

Dans les années qui suivent, son histoire est faite de la longue série des hôpitaux, des médecins qu’elle va consulter, des maisons de convalescence où elle séjourne, puis, à partir de mai 1920, de ses interminables démêlés avec les centres de réforme avec lesquels elle reste encore en différence. Elle passe successivement à la Salpêtrière, à Laennec, à un dispensaire américain, à Saint-Louis où on lui fait des scarifications dans la région cervicale, scarifications qui semblent avoir favorisé la sortie de fins éclats de fonte et d’effilochures d’étoffe. Puis elle entre comme femme de chambre chez le duc de Choiseul, place que des crises d’allure nettement pithiatique, l’extravagance apparente de sa démarche, la force bientôt d’abandonner.

Celle-ci change en effet plusieurs fois d’allure : démarche que la malade appelle « en bateau », à petits pas ; puis démarche analogue à celle des enfants qui « font de la poussière » ; enfin démarche en croisant les jambes successivement l’une devant l’autre.

C’est alors qu’elle entre, en janvier 1923, à Laennec, d’où on la fait sortir plus rapidement qu’il ne lui eût convenu. C’est au moment même où on la contraint de quitter, contre son gré, son lit, que commence sa démarche à reculons.

En 1923, M. Souques la voit à la Salpêtrière. Il semble qu’alors déjà la marche à reculons se compliqua sur elle-même de tours d’abord partiels, puis complets. Elle est traitée par des décharges électriques sans aucun résultat.

M. Lhermitte l’observa, en 1924, et cette observation qu’il a bien voulu nous communiquer nous a servi à contrôler l’histoire de la malade qui n’a pas varié dans ses grandes lignes au moins depuis ce temps.

Durant toute cette période elle va consulter de nombreux médecins, attachant une extrême importance à toutes ses démarches. Bousculée une fois dans la rue par un voyou, elle en a eu un « effondrement du thorax » ; plus tard, bousculée par un agent elle est restée deux jours « l’œil gauche ouvert sans pouvoir le fermer », etc.

Dans le service de M. Lhermitte, la malade marchait à reculons, sans tourner sur elle-même, sauf le soir pour regagner son lit. Cette démarche en tournant est réapparue quand elle entre en mai 1927 à Sainte-Anne, à la suite de troubles mentaux qui se sont manifestés depuis février 1927 : hallucinations auditives ; ondes qui lui apportent des reproches sur l’emploi de sa vie ; « elle a même fait boucher ses cheminées pour empêcher ces ondes de pénétrer », « on l’a rendue enceinte sans qu’elle le sache de deux fœtus morts ; c’est un médecin qui lui envoyait ces ondes », elle a écrit au gouverneur des Invalides et menaçait de mettre le feu à sa maison.

Ce délire hallucinatoire polymorphe avec hallucinations de l’ouïe et de la sensibilité générale s’atténue durant son séjour dans notre service.

Symptômes moteurs.– La malade pratique la marche que nous avons décrite, marche à reculons compliquée de tours complets sur elle-même. Ces tours sont espacés quand la malade a d’assez longues distances à parcourir. Elle les multiplie au contraire quand elle se déplace dans un étroit espace, de la chaise d’examen au lit où on la prie de s’étendre, par exemple. Elle déclare que cette démarche lui est indispensable pour se tenir droite et si l’on veut la convaincre de marcher en avant elle prend une position bizarre, la tête enfoncée entre les deux épaules, l’épaule droite plus haute que la gauche, d’ailleurs pleure, gémit, disant que tout « s’effondre dans son thorax ». Elle progresse alors péniblement le pied tourné en dedans, posant son pied trop en avant, croisant ses jambes, puis dès qu’on ne la surveille plus, reprenant sa marche rapide à petits pas précipités, sur la pointe des pieds, à reculons.

Si l’on insiste et que, la prenant pas les mains, on tente de la faire marcher en avant, elle se plie en deux, réalisant une attitude rappelant la Campto-Cormie, puis se laisse aller à terre ou même s’effondrer ; acte qui s’accompagne de protestations parfois très vives et de plaintes douloureuses.

Une surveillante nous a affirmé l’avoir vue, se croyant seule et non observée, parcourir normalement plusieurs mètres de distance.

Absence de tout symptôme de la série cérébelleuse.

Il n’existe aucune saillie ni déformation de la colonne vertébrale.

Aucune atrophie musculaire apparente des muscles, de la nuque, du dos, des lombes, des membres supérieurs ni inférieurs. Aucune contracture ni aucune hypotonie segmentaire dans les mouvements des membres ni de la tête. La diminution de la force musculaire dans les mouvements actifs, que l’on peut constater aux membres supérieurs dans l’acte de serrer la main par exemple, est tellement excessive (accompagnée d’ailleurs de douleurs subjectives dans la région interscapulaire), qu’elle est jugée pithiatique sinon volontaire.

Examen des téguments. – On peut constater au niveau de l’angle externe de l’omoplate droite une cicatrice étoilée, irrégulière, grande comme une pièce de 2 fr., formant une dépression adhérente. À La base de l’hémithorax droit sur la ligne axillaire, une cicatrice linéaire un peu chéloïdienne, d’une longueur de 6 cm. Au niveau de l’aile gauche et du lobule du nez, une cicatrice assez profonde. Enfin, dans la région frontopariétale du cuir chevelu, presque sur la ligne médiane, une cicatrice linéaire bleuâtre, longue de 3 cm 1/2, légèrement adhérente dans la profondeur.

On note enfin dans les deux régions préparotidiennes, sur le bord postérieur des masséters, en avant du lobule de l’oreille, deux masses indurées, celle de droite plus petite et non adhérente à la peau sous laquelle elle roule, celle de gauche plus volumineuse et adhérente à la peau au niveau d’une petite cicatrice étoilée que la malade rapporte aux scarifications qu’on lui fît à Saint-Louis en 1921.

Un œdème local peut être facilement constaté à la vue et au palper, au niveau de l’avant-bras droit qui paraît nettement augmenté de volume par rapport à celui du côté opposé. Œdème dur, le tissu sous-dermique paraît au palper plus épais, la peau n’est pas modifiée dans la finesse, ni cyanose, ni troubles thermiques. La mensuration, pratiquée au niveau du tiers supérieur de l’avant-bras, donne 28 cm de circonférence à droite, 24 à gauche. Cet œdème strictement local, qui ne s’étend ni au bras ni à la main, avait déjà été constaté par M. Souques.

Sensibilité. – La malade se plaint de vives douleurs subjectives dans la région cervicale postérieure et dans la région interscapulaire. Le moindre attouchement dans la région de la dernière cervicale jusqu’à la 5e dorsale provoque chez elle des cris, des protestations véhémentes et une résistance à l’examen.

L’examen de la sensibilité objective (tactile et thermique) ne montre chez elle aucun trouble, si ce n’est des hypoesthésies absolument capricieuses, variant à chaque examen. M. Lhermitte avait noté : analgésie complète de tout le tégument. La notion de position est normale.

Réflexes. – Les réflexes tendineux, rotuliens, achilléens existent normaux. Le tricipital est faible. Le styloradial et les cubito et radio-pronateurs sont vifs.

Les réflexes cutanés plantaires : normal à droite, extrêmement faible à gauche, normaux en flexion. Les réflexes cutanés abdominaux, normaux.

Les réflexes pupillaires à l’accommodation et à la distance sont normaux. Aucun trouble sensoriel autre.

Examen labyrinthique. – Nous en venons à l’examen labyrinthique.

M. Halphen a eu l’obligeance de pratiquer cet examen. Il a constaté :

Épreuve de Barany : Au bout de 35’’ nystagmus classique dont le sens varie avec la position de la tête.

Épreuve rotatoire : (10 tours en 20"). La malade s’effondre sans qu’on puisse la tenir, en poussant des cris et on ne peut la remettre sur pied.

Cette hyperreflectivité ne se voit que chez les Pithiatiques (ou certains centres cérébraux sans lésions). D’ailleurs, en recommençant l’épreuve, on n’a pas pu obtenir de réflexe nystagmique (5 à 11’’ de maximum au lieu de 40’’).

Cette dissociation entre l’épreuve rotatoire et l’épreuve calorique ne s’explique pas.

Après la rotation, la malade a pu esquisser quelques pas en avant.

Cette épreuve n’a pu être renouvelée en raison des manifestations excessives auxquelles elle donnait lieu de la part de la malade.

Il en a été de même pour l’examen voltaïque que M. Baruk a eu l’obligeance de pratiquer. Néanmoins, malgré les difficultés de l’examen, il a constaté une réaction normale (inclinaison de la tête vers le pôle positif à 3 1/2 ampères) accompagnée des sensations habituelles, mais fortement exagérées par la malade qui se laisse glisser à terre.

D’ailleurs tous les examens physiques ou tentatives thérapeutiques sont accompagnés de manifestations excessives, de protestations énergiques et de tentatives d’échapper à l’examen ; il n’est pas jusqu’au simple examen du réflexe rotulien qui ne fasse prétendre par la malade qu’il donne lieu à une enflure du genou.

Il va de soi qu’il n’a pu être question d’une ponction lombaire qui aurait immanquablement donné une base matérielle à de nouvelles revendications.

La radiographie du crâne exécutée par M. Morel-Kahn est négative.

Rien ne peut mieux donner l’idée de l’état mental de la malade que la lettre qu’elle adressait en 1924 à l’un des Médecins qui l’avait observée.

 

                   Monsieur le Docteur,

La Demoiselle s’avançant arrière présente ses sentiments respectueux et s’excuse de n’avoir pas donné de ses nouvelles.

En septembre, je suis allée en Bretagne (Morbihan), l’air, le soleil m’a fait grand bien mais 24 jours c’était insuffisant pour moi ayant, depuis fin juin 1923, refait arrière tous ces mouvements nerveux de bombardements, déplacement d’air et d’impossible équilibre.

Je n’ose plus sortir seule, je n’ai plus de forces et baisse la tête en me reculant. Le mouvement de la jambe droite, comme avant les brutalités reçues dans la rue, l’affaiblissement de la partie gauche, me fait tirer la jambe gauche toute droite ; je croise m’avançant arrière un moment, et j’ai un jour arrivé les trois étages le talon gauche en l’air, le bout du pied soutenant cette marche, périlleuse et pas moyen de la dégager, ça se casserait. Je suis tombée plusieurs fois dans le fond de voiture ou des taxis. Je sors le moins possible dans ces conditions, mais la tête aurait besoin de beaucoup d’air.

Me X…, avocat à la Cour d’Appel, va se charger de me défendre au Tribunal des Pensions, vers le commencement du mois prochain. C’est bien long, et suis très affaiblie par ces coups et brutalités, mouvements que je n’aurais plus refait et intérieurement brisé le peu qui me maintenait toute droite. Le thorax maintenu encore dans un drap, je plie tout à fait de l’avant, sans pour cela y marcher tordu vers le cœur et autour de la tête, aussi je n’essaie plus, c’est empirique. Selon que je bouge la tête, je reste la bouche ouverte en plus de contraction, si j’oublie de rester droite.

Si je pouvais être tranquille à l’air, excepté le froid, ces inconvénients qui m’avait quittés cesserait peut-être. J’avais appelé au secours après le déplacement d’air, en attendant les plaintes de mon père. Pour en finir les nerfs se retirent, les autres fonctionne pas et pas moyen d’appuyer sur les talons. Je serai venu, Monsieur le Docteur, présenter mes respects ainsi qu’à Monsieur le Professeur, mais j’ai tant de difficultés.

Recevez mes bons sentiments.

 

m. souques –Je reconnais bien la curieuse malade de M. Trénel. Je l’ai observée, à la Salpêtrière, en 1923, au mois de janvier, avec mon interne, Jacques de Massary. Elle présentait, à cette époque, les mêmes troubles qu’aujourd’hui : une démarche extravagante et un œdème du membre supérieur droit.

Elle marchait tantôt sur la pointe des pieds, tantôt sur leur bord en se dandinant. Parfois elle allait à reculons, tournait sur elle-même, etc. À l’entendre, la démarche sur la pointe des pieds tenait à une douleur des talons et la démarche en canard aux douleurs du dos (où il y avait des cicatrices de blessure). Mais il est clair que les autres attitudes de la démarche n’avaient rien d’antalgique.

Quant à l’œdème du membre supérieur droit, il était limité à la partie inférieure du bras et à l’avant-bras, la main restant intacte. Il était blanc et mou. Elle l’attribuait au fait d’avoir été projetée avec violence « comme un paillasson » contre le mur. Le caractère segmentaire singulier de cet œdème nous fit penser à la simulation, mais nous ne trouvâmes pas des traces de striction ou de compression sur le membre.

À cette époque, la malade ne présentait pas d’idées de revendication. Le diagnostic porté fut : Sinistrose.

m. g. roussy – Comme M. Souques, je reconnais cette malade que j’ai longuement examinée, en 1923, dans mon service de l’hospice Paul-Brousse, avec mon ami Lhermitte. Nous l’avions considérée, à ce moment, comme un type classique de psychonévrose de guerre, avec ses manifestations grotesques et burlesques, développée sur un fond de débilité mentale. D’ailleurs, la malade se promenait avec un carnet de pensionnée de guerre et ne cachait pas son intention de faire augmenter le pourcentage de sa pension. Nous avions alors proposé à la malade de l’hospitaliser en vue d’un examen prolongé d’un traitement psychothérapique ; mais 48 heures après son entrée dans le service, et avant même que le traitement fut commencé, la malade quittait l’hôpital, sans faire signer sa pancarte.

C’est là un petit fait qui vient confirmer la manière de voir de MM. Trénel et Lacan, et qui souligne bien l’état mental particulier de cette malade semblable à ceux dont nous avons vu tant d’exemples durant la guerre.