Observation par P. Schiff, mme Schiff-Wertheimer et J. Lacan lors de la séance du 20.11.1930 à la Société de Psychiatrie de Paris, paru dans l’Encéphale, 1931, pp. 151 à 154.

(151)Chez deux frères, séparés par une différence d’âge de deux ans et qui ont pu être observés durant une longue période, nous avons constaté le même ensemble de troubles – instabilité, perversions instinctives, arriération physique et psychique – qui signalent le déséquilibre mental constitutionnel. Plusieurs points sont à relever dans l’histoire de ces jeunes gens. La similitude des destinées d’une part : l’homologie des causes pathogènes a entraîné celle des réactions psychiques et ces deux frères, nullement jumeaux, fortement hostiles l’un à l’autre et ne désirant rien moins que se ressembler et s’imiter, ont subi les mêmes entraînements, se sont montrés anti-sociaux de la même façon, ont eu une odyssée à peu près identique, ont commis les mêmes actes médico-légaux. D’autre part les difficultés du diagnostic étiologique sont à noter : l’origine précise des troubles chez le premier sujet n’a pu être prouvée que par l’examen du second. Les deux frères, enfin, ont présenté des « crises » dont la valeur clinique est d’appréciation délicate.

 

L’aîné, Eugène T… 20 ans a été suivi par l’un de nous à intervalles plus ou moins réguliers pendant quatre ans. Il a les antécédents suivants : convulsions dans la première enfance ; cependant développement physique normal, première scolarité normale, puis vers la 11e année se manifeste un fléchissement de l’attention et une tendance à l’indiscipline. C’est à ce moment semble-t-il – les renseignements fournis par la famille sont abondants mais parfois contradictoires – qu’il aurait fait un épisode infectieux, avec fièvre pendant 8 jours, insomnie totale, diplopie, phases consécutives de somnolence diurne pendant plusieurs semaines. Après cette maladie l’enfant, jusque-là bien noté, ne veut plus se préparer au certificat d’études et est placé d’emblée dans une école de pré-apprentissage. Après un an d’étude il se montre incapable d’un apprentissage suivi, il a essayé en deux ans une dizaine de places, toutes dans des professions différentes, et partout a été considéré comme capable (152)de réussir « s’il voulait » mais il ne persévère nulle part, soit qu’on le renvoie, soit que lui-même fasse une fugue. À partir de la 14e année il quitte en effet de temps à autre le domicile familial pour des escapades d’une ou plusieurs journées. Deux de ces fugues ont même duré des semaines, il prétend gagner sa vie tout seul, a un besoin de grand air, vagabonde le long des routes et semble avoir commis des actes médico-légaux au sujet desquels il fait des déclarations que des contrôles ont prouvé mensongères. Étant donné sa hâblerie mythomaniaque, la vanité qu’il tire de ses perversions, la difficulté d’enquêtes lointaines de vérification, il est difficile de se rendre un compte exact des méfaits qu’il a réellement accomplis. En tout cas il avait déjà été accusé de vol à l’école et a reconnu des vols d’argent au domicile paternel. Placé dans diverses œuvres de relèvement, dans des patronages, à la campagne, il s’y est montré insupportable, intervenant sans cesse dans la marche des services, inamendable et, malgré ses protestations et promesses de réforme, inintimidable, opposant aux diverses méthodes d’éducation, indiscipline et instabilité, une mendicité tantôt utilitaire, tantôt gratuite, une nocivité maligne qui vont s’aggravant et paraissent être plus accusées encore dans le milieu familial. Il y est constamment agressif vis-à-vis de sa mère, et aussi de son frère cadet (v. obs. n° 2) qu’il paraît, au moins pendant de longues périodes, détester. Il est sujet à des accès de colère paroxystique où il profère des menaces de mort et se livre à des voies de fait sur l’entourage.

Au point de vue intellectuel, pas d’arriération nette, les réponses aux tests de Terman sont celles de la moyenne des sujets de son âge.

Il s’estime malade, accuse des étourdissements, des céphalées, des lipothymies, mais on ne constate aucun signe caractéristique d’épilepsie jusqu’en ces dernières semaines où, après des excès alcooliques (affirmés par lui) il aurait eu à diverses reprises, dans une même journée, six crises en 6 heures, crises comportant, dit-il, un vertige initial, une chute avec perte de conscience, des morsures sanglantes de la langue, de l’écume aux lèvres. Nous n’avons pu observer une de ces crises, et comme le sujet a été hospitalisé à plusieurs reprises dans des services où se trouvaient des comitiaux, qu’il aurait été, selon ses dires, infirmier dans plusieurs asiles et maisons de santé, une forte sursimulation ne nous paraît pas devoir être d’emblée exclue.

Au point de vue physique c’est un adolescent d’aspect gracile, avec un retard du développement pileux, un faciès adénoïde à voûte palatine ogivale et prognathisme du maxillaire supérieur. Les examens biologiques, à part une albuminorachie discrète, donnent des résultats normaux. Sang : Urée à 0,17 0/00 réactions de Bordet-Wassermann, de Sachs-Georgi, de Besredka négatives. Liquide céphalo-rachidien : tension normale, albumine 0,40 0/00. Sucre : 0,63 0/00, globulines : 0. Bordet-Wassermann négatif. Benjoin : 00000.02222, 10.000.

On a pratiqué à ce moment dans le sang des parents les réactions de Bordet-Wassermann, de Sachs-Georgi et de Besredka : elles sont négatives. De plus le père nous dit qu’une ponction lombaire, qu’il avait antérieurement réclamée à son médecin « pour découvrir l’origine du déséquilibre de son fils », est négative. Nous avons suspecté chez Eugène T. une syphilis blastotoxique ou transplacentaire. Cependant l’ignorance où les résultats négatifs obtenus sur ses parents nous laisse sur l’origine des troubles mentaux de cet adolescent, la notion d’un épisode infectieux apparu chez lui vers la 11e année portent à attribuer une particulière importance aux résultats de l’examen oculaire. Le réflexe photomoteur est, aux deux pupilles, vif mais incomplet et parfois il « tient mal ». Ce signe pourrait être considéré comme la phase tout initiale d’un signe d’Argyll, mais il se trouve aussi dans les cas d’encéphalite épidémique. En outre Mme Schiff-Wertheimer a constaté que les mouvements de convergence sont insuffisants et qu’après les efforts de convergence des secousses nystagmiformes de grande amplitude apparaissent dans le regard latéral.

C’est là un trouble fonctionnel qui parait avoir été signalé jusqu’ici dans l’encéphalite épidémique seulement, et nous avons d’abord conclu qu’Eugène (153)T. a été atteint d’une encéphalite épidémique fruste qui n’a pas réagi sur l’intelligence mais a entraîné une détérioration tardive du caractère, détérioration devenue manifeste, comme il est fréquent, après un temps de latence et au moment de la crise pubérale.

Ces conclusions provisoires sont révisées quand nous avons à traiter son frère.

 

observation 2.– Deux ans après Eugène, en effet, son frère Raoul entre à l’hôpital Henri Rousselle pour des désordres identiques de la conduite et du caractère. D’emblée on constate à l’examen physique une certaine ressemblance d’aspect mais ce qui frappe chez le cadet ce sont, à la mâchoire supérieure, deux incisives d’Hutchinson typiques, avec incisure semi-lunaire en coup d’ongle. L’imprégnation hérédo-syphilitique est chez lui évidente. Les dystrophies crâniennes sont plus accusées que chez Eugène, son liquide céphalo-rachidien, par ailleurs normal contient 5 lymphocytes au mm3. Dans le sang on trouve une réaction de Bordet-Wassermann négative mais une réaction de Meinicke partiellement positive. Enfin l’examen oculaire montre un signe d’Argyll-Robertson complet : pupilles déformés réflexe photomoteur presque nul avec réaction pupillaire conservée à l’accommodation convergence. En outre il existe un petit strabisme convergent.

L’histoire clinique de Raoul est la suivante. Né à terme. Retard de la parole et de la marche. Péritonite tuberculeuse à 6 ans. Pott lombaire ( ?) vers 8 ans. Scolarité jusqu’à 14 ans, apprend mal, est incapable de passer le certificat d’études. Très bon caractère jusqu’à 15 ans, mais à partir de ce moment, à la crise pubérale de nouveau, changement de caractère, inadaptation sociale complète : instabilité mentale et motrice, indocilité continue, grossièretés, fugues, mensonges, vols répétés et commis avec artifice, sabotage de machines dans les ateliers où il est employé, est renvoyé de partout : 16 places et 10 métiers différents en 2 ans. Relations suspectes pour finir, après avoir quitté la maison paternelle, il devient, contre la nourriture et le couchage, plongeur dans un bar mal famé. Récemment, crises multiples, semblables à celles de son frère : lors de la première il a avoué à son père qu’il avait simulé.

Outre son instabilité, Raoul présente une arriération psychique plus nette que son aîné et qui est d’ordre intellectuel autant que volontaire. Ses réponses au test de Terman sont nettement inférieures à la normale. La diminution de l’intelligence s’accuse d’ailleurs progressivement dans la lignée T : après Eugène et Raoul se place un troisième fils, Tony, âgé de 11 ans, à la face dissymétrique, porteur d’un tubercule de Carabelli à droite, doux, apathique, qui a dû redoubler une classe et dont l’âge mental, au point de vue clinique comme aux tests de Terman, ne dépasse pas 8 ans. Les réactions biologiques sont négatives chez lui, comme chez la dernière née, une sœur de 6 ans qui témoigne aussi d’un retard intellectuel, retard survenu chez elle plus précocement que chez ses trois frères.

Un traitement spécifique a été entrepris chez tous les enfants, il n’a chez les aînés amené jusqu’ici aucune amélioration.

La tare syphilitique nous paraît peser sur toute la descendance T. et conditionner en particulier le déséquilibre mental « constitutionnel » des deux aînés, déséquilibre qui s’est manifesté surtout à la puberté et les a entraînés dans des odyssées médico-légales identiques.

Nous insistons sur les signes oculaires fonctionnels qui avaient légitimement conduit à penser, chez l’aîné, à une infection encéphalitique. Il semble possible que la syphilis ait pu provoquer chez lui ce symptôme de l’encéphalite épidémique parce qu’elle a lésé son cerveau à des points que touche plus électivement le virus de l’encéphalite épidémique. Les accès de colère présentés par les deux frères, les sautes d’humeur, les convulsions, d’aspect tantôt pithiatique, tantôt épileptique sont également à rapprocher des mêmes signes (154)observés chez les encéphalitiques[1]. Ces troubles psychiques, comme les phénomènes oculaires, nous paraissent dus à une encéphalite chronique hérédo-syphilitique qui a donné des troubles du caractère, un tableau comme on le voit après l’encéphalite épidémique, peut être parce qu’elle a eu les localisations produites habituellement dans cette dernière affection.

 



[1] Dans un travail précédent (v. L’Encéphale, 1928, p. 330), l’un de nous a envisagé les ressemblances des caractères épileptiques et encéphalitiques.