Observation par MM. H. Claude, G. Heuyer et J. Lacan lors de la séance du 11 mai 1933 de la Société Médico-Psychologique, parue dans les Annales Médico-psychologiques 1933 Tome 1 pages 620-624.

(620)Nous apportons à la question controversée de la démence précocissime, la contribution d’un cas dont l’évolution et la présentation actuelles sont absolument typiques de la démence précoce, qui a débuté à huit ans et demi et évolue depuis deux ans.

Présentation actuelle. – G. Jacques, 10 ans 1/2, se présente dans un état démentiel dont les particularités sont caractéristiques.

Entre, indifférent à l’entourage. S’assied à l’ordre, et prend peu à peu une attitude plicaturée, la tête près des genoux, les coudes collés au corps, qu’il gardera pendant toute la présentation, jusqu’au moment où, sollicité, il quittera cette attitude, et prendra la porte avec la même indifférence.

Mutisme complet. Sourire étrange, inexpressif, figé, alternant avec une mimique anxieuse discordante, sur un visage d’une grande joliesse de traits.

Les mouvements spontanés sont hésitants, craintifs, inhibés aussitôt qu’ébauchés. Il tâte les objets comme au hasard, parfois les flaire ; y revenant, ne paraît pas les reconnaître. Dans la marche s’interrompt, rebrousse chemin. Balancement constatable des membres supérieurs.

Mouvements commandés : obéit à quelques personnes pour des ordres simples ; mais, inhibé fréquemment, présente typiquement le signe de la main de Kraepelin.

Les mouvements imprimés rencontrent de l’opposition. Elle cède parfois et l’on peut constater l’absence du signe de la roue dentée, mais une certaine hypertonie avec un très léger ressaut à la fin du mouvement d’extension de l’avant-bras sur le bras.

Depuis un mois, apparition de quelques signes catatoniques et particulièrement d’une nette conservation des attitudes.

L’échomimie existe depuis au moins six mois. Très facile à obtenir maintenant, elle permet de constater l’absence de dysmétrie, d’adiadococinésie, et même de troubles de l’équilibre statique (se tient sur un pied).

Légère hyperréflectivité tendineuse. Pas de signes de Babinski.

Pas de trouble de la convergence oculaire, ni de la motilité, si ce n’est un léger strabisme externe qui se marque par intermittence et qu’on peut nous affirmer être congénital.

Incontinence permanente des urines et des matières.

Pas d’état saburral de la langue. Pas de sialorrhée.

Dans le sang, Bordet-Wassermann, Meinicke et Kahn négatifs.

Liquide céphalo-rachidien : hypertension : 48-27 (assis). Albumine : 0,12. Sucre : 0,65. Leucocytes : 2. Réaction du benjoin : 00000.02200.00000. Bordet-Wassermann négatif.

(621)Bon état physique. Développement corporel moyen, plat, asthénique.

Implantation basse des cheveux.

Oreille irrégulière, asymétrique, décollée à gauche, avec tubercule Darwinien bilatéral et accolement des lobes.

Axyphoïdie. Développement génital normal.

Évidement pétro-mastoïdien à droite. Du même côté, cicatrice opératoire pré-sterno-cléido-mastoïdienne de 10 cm environ.

Histoire de la maladie. – Anamnèse par la mère.

Né à terme, 4 kg. 500, accouchement normal. Première dent : six mois. Marche : 17 mois. Premières paroles vers 18 mois. Petite phrase vers deux ans 1/2, trois ans. Propre à deux ans. Un frère bien portant a 6 ans. Pas de fausse-couche. Mère bizarre.

Broncho-pneumonie à trois ans. Rougeole suivie de mastoïdite à six ans. À la suite de celle-ci, période de fièvre élevée, inexpliquée d’abord (on pense à l’appendicite), qui se résout, dit la mère, par « l’opération de la jugulaire ».

Il apparaît, quand on interroge de près, que l’enfant n’avait jamais été très en avance dans ses classes. Mais, durant les mois qui ont précédé la maladie, « il s’était bien rattrapé », succès éphémère, sur lequel la mère insiste pour marquer son contraste avec la déchéance mentale qui a suivi.

L’invasion catastrophique des troubles est située par elle en février 1932, et précédée d’un épisode infectieux très limité, qualifié de grippe.

En réalité, des réactions étranges étaient apparues dès quelque six mois auparavant. La situation familiale était à vrai dire troublée par la présence d’un tiers qui occasionnait de violentes scènes de jalousie de la part du père. L’enfant, âgé alors de huit ans 1/2, en est affecté avec une intensité qui parait au-dessus de son âge. En même temps, il montre des impulsions violentes d’une absurdité évidente (sans provocation, projette au loin divers objets appartenant à sa mère). Marque dans ses propos une désaffection tout à fait discordante pour ses grands-parents maternels qu’il aimait beaucoup jusqu’alors. Mais se montre brillant à l’école. Ce n’est qu’en février 1932 qu’il doit la quitter quand apparaît le cortège de troubles mentaux où son entourage reconnaît la maladie.

Point remarquable, ce début clinique est de nature délirante. Anxiété extrême. Insomnies. États oniriques : voit un œil derrière les rideaux ; visions d’enfer proches de lui ; entend des choses qui lui font peur, sur l’ogre : « Ce n’était pas sa mère qui lui en parlait, mais lui-même ».

Mais, surtout, idées hypocondriaques, avec conscience d’être gravement atteint : se regarde dans la glace, se trouve jaune, dit qu’il est atteint du même mal qu’un sien cousin, post-encéphalitique avéré, qui présente un spasme de torsion. D’autre part, thèmes d’interprétation (622)typique ; on le suit, on fait des réflexions sur lui dans la rue, l’épicier lui en veut, l’enfant a peur de rester seul dans une pièce.

Crises de violence, coups de poing à sa mère et à son frère, crises de larmes où il répète qu’il ne veut pas mourir. En même temps, imitation hystériforme de la contracture de son cousin.

Celui-ci présente des troubles moteurs post-encéphalitiques depuis deux ans, avec intégrité intellectuelle : il est en contact fréquent avec l’enfant qu’il aide à faire ses devoirs, et à qui il apprend le violon.

On note alors chez notre malade un amaigrissement bientôt suivi d’une reprise de poids, quelques céphalées, ni vomissements, ni diplopie, ni somnolence, ni crises convulsives, ni fièvre, ni autre phénomène méningé. L’enfant disait qu’il avait « du sable dans les yeux », c’est tout ce qu’on trouve comme trouble de la vue.

On lui a fait alors une série de sulfarsénol qui entraîne une agitation extrême et qu’on interrompt.

En mai 1932, on consulte l’un de nous sur son cas et l’on comprend qu’il ne soit parlé alors que d’épisode confusionnel, d’accidents hystériformes. On note une agitation anxieuse, des plaintes, des lamentations, l’enfant s’accroche à sa mère, résiste, grimace, s’immobilise tête baissée, présente de fréquents mouvements de succion. Son état mental est pourtant tel qu’il permet l’examen aux tests de Binet et Simon, qui révèle un retard mental de deux ans.

Aucun signe neurologique, tachycardie. Admis quinze jours après à l’annexe de neuro-psychiatrie infantile et mis à l’isolement, il présente alors des tics incessants, particulièrement des mouvements de groin, un état hypomaniaque qui a décidé son admission. Il a fait plusieurs tentatives de fugue, et a été retrouvé une fois sur le quai d’une gare.

Il présentera dans le service des alternatives d’excitation avec anxiété extrême et cris, et de stupeur indifférente. Mis au gardénal, il dort bien. A des crises de gloutonnerie. Impulsions extrêmement brusques à la fuite (saute par une fenêtre du rez-de-chaussée), détériore et brise les objets.

Obéit aux ordres simples, présente un mutisme psychogène qui cède quand on le contrarie, répond le plus souvent par des grognements ou par des tics exécutés en guise de réponse et en regardant l’observateur. Mis en présence de sa mère, il dit : « C’est une dame », pourtant la reconnaît, malgré l’absence apparente de toute émotion. Dans le cabinet d’examen, inspecte inquiètement tous les recoins et les placards.

Inattentif à sa toilette, gâteux. Le surveillant note : « des moments d’enjouement et de gaieté extraordinaire », et « des attitudes de frayeur et de souffrance ».

Une amélioration sensible permet de le rendre deux mois, lors des grandes vacances, à sa famille. Il s’y montre calme, mais inaffectif, décousu, partiellement désorienté, à demi muet, vagues occupations, (623)joue pourtant correctement avec son chemin de fer d’enfant, ne s’intéresse en outre qu’aux évolutions des trains sur la voie proche, évolutions qu’il va guetter sur un pont qui la franchit, sans faire au reste aucune tentative inquiétante.

On le ramène en novembre à l’un de nous, qui devant son état nettement aggravé, porte le diagnostic de démence précocissime. Certaines modifications épisodiques apparaîtront dans son état, les tics disparaîtront, mais l’enfant s’enfoncera dans une attitude de plus en plus monotone de démence hébéphrénique. Après une courte période d’amaigrissement, il se stabilisera dans un engraissement relatif. Les traitements seront inactifs. Une fois, on constatera un tremblement spécial des doigts, « roulant des pilules ». Auscultation et radio du thorax négatives. À peu de choses près, il est fixé depuis six mois dans son état actuel.

 

Devant cet état et cette évolution, nous pensons pouvoir conclure :

1° au diagnostic de démence précocissime, avec le pronostic pessimum que comporte la stabilisation psychique et somatique de la maladie ;

2° quant à l’étiologie, nous ne pouvons trancher du rôle éventuel d’une encéphalite épidémique, pour laquelle les présomptions que nous fournit l’observation sont insuffisantes : contact certain avec un encéphalitique, épisode infectieux au début, mais caractère très réduit et très fugace des rares signes cliniques qui auraient une valeur de probabilité.

En l’absence de renseignements plus précis, nous ne pouvons nous prononcer sur l’existence possible d’une réaction méningée, au moment où l’enfant a fait très probablement une thrombo-phlébite du golfe de sa jugulaire.

3° Notons enfin l’existence antérieure d’un certain état de débilité mentale et la signification très probablement déjà pathologique des facultés brillantes reconnues chez l’enfant, évolution déjà notée dans des observations de démence précocissime, et particulièrement dans une de Jost, de Strasbourg[1].

 

m. courtois. – Je crois que la mastoïdite suppurée, par sa réaction sur les méninges, a pu jouer un rôle plus probable que l’hypothétique contagion de l’encéphalite du cousin.

 

m. xavier abély. – La tuberculose a pu jouer également un rôle.

 

(624)m. lacan – Il ne semble pas y avoir eu de manifestation tuberculeuse certaine dans le passé du sujet. Notre enquête ne nous permet pas de trancher s’il y eut une réaction méningée au cours des complications de la mastoïdite.

 



[1]. Dr W. JOST. Dementia praecocissima. Travaux de la clinique de Strasbourg, 1927, p. 191.