Au delà du « Principe de réalité », fut publié en 1936 dans l’Évolution Psychiatrique, fascicule 3, pages 67 à 86.

(67)premier article

 

Autour de ce principe fondamental de la doctrine de freud, la deuxième génération de son école peut définir sa dette et son devoir.

 

Pour le psychiatre ou le psychologue qui s’initie en nos années 30 à la méthode psychanalytique, il ne s’agit plus d’une de ces conversions qui rompent un progrès mental et qui, comme telles, témoignent moins d’un choix mûri dans la recherche que de l’explosion d’une secrète discordance affective. Séduction éthique du dévouement à une cause discutée, jointe à celle économique d’une spéculation contre les valeurs établies, nous ne regrettons pas pour l’analyse ces attraits trop offerts aux détours de la compensation. La psychologie nouvelle ne reconnaît pas seulement à la psychanalyse le droit de cité ; en la recoupant sans cesse dans le progrès de disciplines parties d’ailleurs, elle en démontre la valeur de voie de pionnier. Ainsi c’est, peut-on dire, sous une incidence normale que la psychanalyse est abordée par ce que nous appellerons, passant sur l’arbitraire d’une telle formule, la deuxième génération analytique. C’est cette incidence que nous voulons ici définir pour indiquer la route où elle se réfléchit.

 

I(68)La Psychologie se constitue comme science quand la relativité de son objet par Freud est posée, encore que restreinte aux faits du désir

 

critique de l’associationnisme.

 

La révolution freudienne, comme toute révolution, prend son sens de ses conjonctures, c’est-à-dire de la psychologie régnant alors ; or tout jugement sur celle-ci suppose une exégèse des documents où elle s’est affirmée. Nous fixons le cadre de cet article en demandant qu’on nous fasse crédit, au moins provisoirement, sur ce travail fondamental, pour y développer le moment de la critique qui nous semble l’essentiel. En effet si nous tenons pour légitime de faire prévaloir la méthode historique dans l’étude elle-même des faits de la connaissance, nous n’en prenons pas prétexte pour éluder la critique intrinsèque qui pose la question de leur valeur : une telle critique, fondée sur l’ordre second que confère à ces faits dans l’histoire la part de réflexion qu’ils comportent, reste immanente aux données reconnues par la méthode, soit, dans notre cas, aux formes exprimées de la doctrine et de la technique, si elle requiert simplement chacune des formes en question d’être ce qu’elle se donne pour être. C’est ainsi que nous allons voir qu’à la psychologie qui à la fin du xixe siècle se donnait pour scientifique et qui, tant par son appareil d’objectivité que par sa profession de matérialisme, en imposait même à ses adversaires, il manquait simplement d’être positive, ce qui exclut à la base objectivité et matérialisme.

On peut tenir en effet que cette psychologie se fonde sur une conception dite associationniste du psychisme, non point tellement parce qu’elle la formule en doctrine, mais bien en ce qu’elle en reçoit, et comme données du sens commun, une série de postulats qui déterminent les problèmes dans leur position même. Sans doute apparaît-il dès l’abord que les cadres où elle classe les phénomènes en sensations, perceptions, images, croyances, opérations logiques, jugements, etc., sont empruntés tels quels à la psychologie scolastique qui les tient elle-même de l’élaboration de siècles de philosophie. Il faut alors reconnaître que ces cadres, loin d’avoir été forgés pour une conception objective (69)de la réalité psychique, ne sont que les produits d’une sorte d’érosion conceptuelle où se retracent les vicissitudes d’un effort spécifique qui pousse l’homme à rechercher pour sa propre connaissance une garantie de sa vérité : garantie qui, on le, voit, est transcendante par sa position, et le reste donc dans sa forme, même quand le philosophe vient à nier son existence. Quel même relief de transcendance gardent les concepts, reliquats d’une telle recherche ? Ce serait là définir ce que l’associationnisme introduit de non-positif dans la constitution même de l’objet de la psychologie. Qu’il soit difficile de le démêler à ce niveau, c’est ce qu’on comprendra en se rappelant que la psychologie actuelle conserve maints de ces concepts, et que la purification des principes est en chaque science ce qui s’achève le plus tard.

Mais les pétitions de principes s’épanouissent dans cette économie générale des problèmes qui caractérise à chaque moment le point d’arrêt d’une théorie. Ainsi considéré d’ensemble, ce que facilite le recul du temps, l’associationnisme va nous révéler ses implications métaphysiques sous un jour éclatant : pour l’opposer simplement à une conception qui se définit plus ou moins judicieusement dans les fondements théoriques de diverses écoles contemporaines sous le nom de fonction du réel, disons que la théorie associationniste est dominée par la fonction du vrai.

 

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Cette théorie est fondée sur deux concepts : l’un mécaniste, celui de l’engramme, l’autre tenu fallacieusement pour donné par l’expérience, celui de la liaison associative du phénomène mental. Le premier est une formule de recherche, assez souple au reste, pour désigner l’élément psychophysique, et qui n’introduit qu’une hypothèse, mais fondamentale, celle de la production passive de cet élément. Il est remarquable que l’école ait ajouté le postulat second du caractère atomistique de cet élément. C’est en effet ce postulat qui a limité le regard de ses tenants au point de les faire « passer à côté » des faits expérimentaux où se manifeste l’activité du sujet dans l’organisation de la forme, faits par ailleurs si compatibles avec une interprétation matérialiste que leurs inventeurs ultérieurement ne les ont pas autrement conçus.

(70)Le second des concepts, celui de la liaison associative, est fondé sur l’expérience des réactions du vivant, mais est étendu aux phénomènes mentaux, sans que soient critiquées d’aucune façon les pétitions de principes, qu’il emprunte précisément au donné psychique, particulièrement celle qui suppose donnée la forme mentale de la similitude, pourtant si délicate à analyser en elle-même. Ainsi est introduit dans le concept explicatif le donné même du phénomène qu’on prétend expliquer. Il s’agit là de véritables tours de passe-passe conceptuels, dont l’innocence n’excuse pas la grossièreté, et qui, comme l’a souligné un Janet, véritable vice mental propre à une école, devient vraiment la cheville usitée à tous les tournants de la théorie. Inutile de dire qu’ainsi peut être méconnue totalement la nécessité d’une sorte d’analyse, qui exige sans doute de la subtilité, mais dont l’absence rend caduque toute explication en psychologie, et qui s’appelle l’analyse phénoménologique.

Dès lors il faut se demander ce que signifient ces carences dans le développement d’une discipline qui se pose pour objective ? Est-ce le fait du matérialisme, comme on l’a laissé dire à une certaine critique ? Pis encore, l’objectivité même est-elle impossible à atteindre en psychologie ?

On dénoncera le vice théorique de l’associationnisme, si l’on reconnaît dans sa structure la position du problème de la connaissance sous le point de vue philosophique. C’est bien en effet la position traditionnelle de ce problème qui, pour avoir été héritée sous le premier camouflage des formules dites empiristes de Locke, se retrouve dans les deux concepts fondamentaux de la doctrine. À savoir l’ambiguïté d’une critique qui, sous la thèse « nihil erit in intellectu quod non prius fuerit in sensu », réduit l’action du réel au point de contact de la mythique sensation pure, c’est-à-dire à n’être que le point aveugle de la connaissance, puisque rien n’y est reconnu, – et qui impose d’autant plus fortement, explicitée ou non dans le « nisi intellectus ipse », comme l’antinomie dialectique d’une thèse incomplète, la primauté de l’esprit pur, en tant que par le décret essentiel de l’identification, reconnaissant l’objet en même temps qu’il l’affirme, il constitue le moment vrai de la connaissance.

C’est la source de cette conception atomistique de l’engramme d’où procèdent les aveuglements de la doctrine à l’égard de l’expérience, cependant que la liaison associative, par ses implications non critiquées, (71)y véhicule une théorie foncièrement idéaliste des phénomènes de la connaissance.

Ce dernier point, évidemment paradoxal dans une doctrine dont les prétentions sont celles d’un matérialisme naïf, apparaît clairement dès qu’on tente d’en formuler un exposé un peu systématique, c’est-à-dire soumis à la cohérence propre de ses concepts. Celui de Taine qui est d’un vulgarisateur, mais conséquent, est précieux à cet égard. On y suit une construction sur les phénomènes de la connaissance qui a pour dessein d’y réduire les activités supérieures à des complexes de réactions élémentaires, et qui en est réduite à chercher dans le contrôle des activités supérieures les critères différentiels des réactions élémentaires. Qu’on se réfère, pour saisir pleinement ce paradoxe, à la frappante définition qui y est donnée de la perception comme d’une « hallucination vraie ».

Tel est donc le dynamisme de concepts empruntés à une dialectique transcendantale que la psychologie associationniste échoue, pour s’y fonder, et d’autant plus fatalement qu’elle les reçoit vidés de la réflexion qu’ils comportent, à constituer son objet en termes positifs : dès lors en effet que les phénomènes s’y définissent en fonction de leur vérité, ils sont soumis dans leur conception même à un classement de valeur. Une telle hiérarchie non seulement vicie, nous l’avons vu, l’étude objective des phénomènes quant à leur portée dans la connaissance même, mais encore, en subordonnant à sa perspective tout le donné psychique, elle en fausse l’analyse et en appauvrit le sens.

C’est ainsi qu’en assimilant le phénomène de l’hallucination à l’ordre sensoriel, la psychologie associationniste ne fait que reproduire la portée absolument mythique que la tradition philosophique conférait à ce phénomène dans la question d’école sur l’erreur des sens ; sans doute la fascination propre à ce rôle de scandale théorique explique-t-elle ces véritables méconnaissances dans l’analyse du phénomène, qui permettent la perpétuation, tenace encore chez plus d’un clinicien, d’une position aussi erronée de son problème.

Considérons maintenant les problèmes de l’image. Ce phénomène, sans doute le plus important de la psychologie par la richesse de ses données concrètes, l’est encore par la complexité de sa fonction, complexité qu’on ne peut tenter d’embrasser sous un seul terme, si ce n’est (72)sous celui de fonction d’information. Les acceptions diverses de ce terme qui, de la vulgaire à l’archaïque, visent la notion sur un événement, le sceau d’une impression ou l’organisation par une idée, expriment en effet assez bien les rôles de l’image comme forme intuitive de l’objet, forme plastique de l’engramme et forme génératrice du développement. Ce phénomène extraordinaire dont les problèmes vont de la phénoménologie mentale à la biologie et dont l’action retentit depuis les conditions de l’esprit jusqu’à des déterminismes organiques d’une profondeur peut-être insoupçonnée, nous apparaît dans l’associationnisme, réduit à sa fonction d’illusion. L’image, selon l’esprit du système, étant considérée comme une sensation affaiblie dans la mesure où elle témoigne moins sûrement de la réalité, est tenue pour l’écho et l’ombre de la sensation, de là, identifiée à sa trace, à l’engramme. La conception, essentielle à l’associationnisme, de l’esprit comme d’un « polypier d’images », a été critiquée surtout comme affirmant un mécanisme purement métaphysique ; on a moins remarqué que son absurdité essentielle réside dans l’appauvrissement intellectualiste qu’elle impose à l’image.

En fait un très grand nombre de phénomènes psychiques sont tenus dans les conceptions de cette école pour ne signifiant rien. Ceci les exclurait des cadres d’une psychologie authentique, qui sait qu’une certaine intentionnalité est phénoménologiquement inhérente à son objet. Pour l’associationnisme, ceci équivaut à les tenir pour insignifiants, c’est-à-dire à les rejeter soit au néant de la méconnaissance, soit à la vanité de « l’épiphénomène ».

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Une telle conception distingue donc deux ordres dans les phénomènes psychiques, d’une part ceux qui s’insèrent à quelque niveau des opérations de la connaissance rationnelle, d’autre part tous les autres, sentiments, croyances, délires, assentiments, intuitions, rêves. Les premiers ont nécessité l’analyse associationniste du psychisme ; les seconds doivent s’expliquer par quelque déterminisme, étranger à leur « apparence », et dit « organique » en ce qu’il les réduit soit au support d’un objet physique, soit au rapport d’une fin biologique.

Ainsi aux phénomènes psychiques n’est reconnue aucune réalité propre : ceux qui n’appartiennent pas à la réalité vraie n’ont de réalité (73)qu’illusoire. Cette réalité vraie est constituée par le système des références qui vaut pour la science déjà établie : c’est-à-dire des mécanismes tangibles pour les sciences physiques, à quoi s’ajoutent des motivations utilitaires pour les sciences naturelles. Le rôle de la psychologie n’est que de réduire à ce système les phénomènes psychiques et de le vérifier en déterminant par lui les phénomènes eux-mêmes qui en constituent la connaissance. C’est en tant qu’elle est fonction de cette vérité que cette psychologie n’est pas une science.

 

vérité de la psychologie et

psychologie de la vérité.

 

Qu’on entende bien ici notre pensée. Nous ne jouons pas au paradoxe de dénier que la science n’ait pas à connaître de la vérité. Mais nous n’oublions pas que la vérité est une valeur qui répond à l’incertitude dont l’expérience vécue de l’homme est phénoménologiquement marquée et que la recherche de la vérité anime historiquement sous la rubrique du spirituel, les élans du mystique et les règles du moraliste, les cheminements de l’ascète comme les trouvailles du mystagogue.

Cette recherche, en imposant à toute une culture la prééminence de la vérité dans le témoignage, a créé une attitude morale qui a été et reste pour la science une condition d’existence. Mais la vérité dans sa valeur spécifique reste étrangère à l’ordre de la science : la science peut s’honorer de ses alliances avec la vérité ; elle peut se proposer comme objet son phénomène et sa valeur ; elle ne peut d’aucune façon l’identifier pour sa fin propre.

S’il paraît là quelque artifice, qu’on s’arrête un instant aux critères vécus de la vérité et qu’on se demande ce qui, dans les relativismes vertigineux où sont venues la physique et les mathématiques contemporaines, subsiste des plus concrets de ces critères : où sont la certitude, épreuve de la connaissance mystique, l’évidence, fondement de la spéculation philosophique, la non-contradiction même, plus modeste exigence de la construction empirico-rationaliste. Plus à portée de notre jugement, peut-on dire que le savant se demande si l’arc-en-ciel, par exemple, est vrai. Seulement lui importe que ce phénomène soit communicable en quelque langage (condition de l’ordre mental), enregistrable (74)sous quelque forme (condition de l’ordre expérimental) et qu’il parvienne à l’insérer dans la chaîne des identifications symboliques où sa science unifie le divers de son objet propre (condition de l’ordre rationnel).

Il faut convenir que la théorie physico-mathématique à la fin du xixe siècle recourait encore à des fondements assez intuitifs, éliminés depuis, pour qu’on pût hypostasier en eux sa prodigieuse fécondité et qu’ainsi leur fût reconnue la toute-puissance impliquée dans l’idée de la vérité. D’autre part, les succès pratiques de cette science lui conféraient pour la foule ce prestige aveuglant qui n’est pas sans rapport avec le phénomène de l’évidence. Ainsi la science était-elle en bonne posture pour servir d’ultime objet à la passion de la vérité, réveillant chez le vulgaire cette prosternation devant la nouvelle idole qui s’appela le scientisme et chez le « clerc » ce pédantisme éternel qui, pour ignorer combien sa vérité est relative aux murailles de sa tour, mutile ce que du réel il lui est donné de saisir. En ne s’intéressant qu’à l’acte du savoir, qu’à sa propre activité de savant, c’est cette mutilation que commet le psychologue associationniste, et, pour être spéculative, elle n’en a pas pour le vivant et pour l’humain des conséquences moins cruelles.

 

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C’est un point de vue semblable en effet qui impose au médecin cet étonnant mépris de la réalité psychique, dont le scandale, perpétué de nos jours par le maintien de toute une formation d’école, s’exprime aussi bien dans la partialité de l’observation que dans la bâtardise de conceptions comme celle du pithiatisme. Mais parce que c’est chez le médecin, c’est-à-dire chez le praticien par excellence de la vie intime, que ce point de vue apparaît de la façon la plus flagrante comme une négation systématique, c’est aussi d’un médecin que devait venir la négation du point de vue lui-même. Non point la négation purement critique qui vers la même époque fleurit en spéculation sur les « données immédiates de la conscience », mais une négation efficace en ce qu’elle s’affirmait en une positivité nouvelle. Freud fit ce pas fécond : sans doute parce qu’ainsi qu’il en témoigne dans son autobiographie, il y fut déterminé par son souci de guérir, c’est-à-dire par une activité, où, (75)contre ceux qui se plaisent à la reléguer au rang secondaire d’un « art », il faut reconnaître l’intelligence même de la réalité humaine, en tant qu’elle s’applique à la transformer.

 

Révolution de la méthode freudienne.

 

Le premier signe de cette attitude de soumission au réel chez Freud fut de reconnaître qu’étant donné que le plus grand nombre des phénomènes psychiques chez l’homme se rapporte apparemment à une fonction de relation sociale, il n’y a pas lieu d’exclure la voie qui de ce fait y ouvre l’accès le plus commun : à savoir le témoignage du sujet même de ces phénomènes.

On se demande au reste sur quoi le médecin d’alors fonde l’ostracisme de principe dont le témoignage du malade est pour lui frappé, si ce n’est sur l’agacement d’y reconnaître pour vulgaires ses propres préjugés. C’est en effet l’attitude commune à toute une culture qui a guidé l’abstraction plus haut analysée comme celle des doctes : pour le malade comme pour le médecin, la psychologie est le domaine de l’« imaginaire » au sens de l’illusoire ; ce qui donc a une signification réelle, le symptôme par conséquent, ne peut être psychologique que « d’apparence », et se distinguera du registre ordinaire de la vie psychique par quelque trait discordant où se montre bien son caractère « grave ».

Freud comprend que c’est ce choix même qui rend sans valeur le témoignage du malade. Si l’on veut reconnaître une réalité propre aux réactions psychiques, il ne faut pas commencer par choisir entre elles, il faut commencer par ne plus choisir. Pour mesurer leur efficience, il faut respecter leur succession. Certes il n’est pas question d’en restituer par le récit la chaîne, mais le moment même du témoignage peut en constituer un fragment significatif, à condition qu’on exige l’intégralité de son texte et qu’on le libère des chaînes du récit.

Ainsi se constitue ce qu’on peut appeler l’expérience analytique : sa première condition se formule en une loi de non-omission, qui promeut au niveau de l’intérêt, réservé au remarquable, tout ce qui « se comprend de soi », le quotidien et l’ordinaire ; mais elle est incomplète sans la seconde, ou loi denon-systématisation, qui, posant (76)l’incohérence comme condition de l’expérience, accorde une présomption de signification à tout un rebut de la vie mentale, à savoir non seulement aux représentations dont la psychologie de l’école ne voit que le non-sens : scénario du rêve, pressentiments, fantasmes de la rêverie, délires confus ou lucides, mais encore à ces phénomènes qui, pour être tout négatifs, n’y ont pour ainsi dire pas d’état civil : lapsus du langage et ratés de l’action. Remarquons que ces deux lois, ou mieux règles de l’expérience, dont la première a été isolée par Pichon, apparaissent chez Freud en une seule qu’il a formulée, selon le concept alors régnant, comme loi de l’association libre.

description phénoménologique de

l’expérience psychanalytique.

 

C’est cette expérience même qui constitue l’élément de la technique thérapeutique, mais le médecin peut se proposer, s’il a quelque peu le sens théorique, de définir ce qu’elle apporte à l’observation. Il aura alors plus d’une occasion de s’émerveiller, si c’est là la forme d’étonnement qui répond dans la recherche à l’apparition d’un rapport si simple qu’il semble qu’il se dérobe à la pensée.

Le donné de cette expérience est d’abord du langage, un langage, c’est-à-dire un signe. De ce qu’il signifie, combien complexe est le problème, quand le psychologue le rapporte au sujet de la connaissance, c’est-à-dire à la pensée du sujet. Quel rapport entre celle-ci et le langage ? N’est-elle qu’un langage, mais secret, ou n’est-il que l’expression d’une pensée pure, informulée ? Où trouver la mesure commune aux deux termes de ce problème, c’est-à-dire l’unité dont le langage est le signe ? Est-elle contenue dans le mot : le nom, le verbe ou bien l’adverbe ? Dans l’épaisseur de son histoire ? Pourquoi pas dans les mécanismes qui le forment phonétiquement ? Comment choisir dans ce dédale où nous entraînent philosophes et linguistes, psycho-physiciens et physiologistes ? Comment choisir une référence, qui, à mesure qu’on la pose plus élémentaire, nous apparaît plus mythique.

Mais le psychanalyste, pour ne pas détacher l’expérience du langage de la situation qu’elle implique, celle de l’interlocuteur, touche au fait simple que le langage avant de signifier quelque chose, signifie (77)pour quelqu’un. Par le seul fait qu’il est présent et qu’il écoute, cet homme qui parle s’adresse à lui et, puisqu’il impose à son discours de ne rien vouloir dire, il y reste ce que cet homme veut lui dire. Ce qu’il dit en effet peut « n’avoir aucun sens », ce qu’il lui dit en recèle un. C’est dans le mouvement de répondre que l’auditeur le ressent ; c’est en suspendant ce mouvement qu’il comprend le sens du discours. Il y reconnaît alors une intention, parmi celles qui représentent une certaine tension du rapport social : intention revendicative, intention punitive, intention propitiatoire, intention démonstrative, intention purement agressive. Cette intention étant ainsi comprise, qu’on observe comment la transmet le langage ? Selon deux modes dont l’analyse est riche d’enseignement : elle est exprimée, mais incomprise du sujet, dans ce que le discours rapporte du vécu, et ceci aussi loin que le sujet assume l’anonymat moral de l’expression : c’est la forme du symbolisme ; elle est conçue, mais niée par le sujet, dans ce que le discours affirme du vécu, et ceci aussi loin que le sujet systématise sa conception : c’est la forme de la dénégation. Ainsi l’intention s’avère-t-elle, dans l’expérience, inconsciente en tant qu’exprimée, consciente en tant que réprimée. Cependant que le langage, d’être abordé par sa fonction d’expression sociale, révèle à la fois son unité significative dans l’intention, et son ambiguïté constitutive comme expression subjective, avouant contre la pensée, menteur avec elle. Remarquons en passant que ces rapports, que l’expérience offre ici à l’approfondissement phénoménologique, sont riches de directive pour toute théorie de la « conscience », spécialement morbide, leur incomplète reconnaissance rendant caduques la plupart de ces théories.

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Mais poursuivons la décomposition de l’expérience. L’auditeur y entre donc en situation d’interlocuteur. Ce rôle, le sujet le sollicite de le tenir, implicitement d’abord, explicitement bientôt. Silencieux pourtant, et dérobant jusqu’aux réactions de son visage, peu repéré au reste en sa personne, le psychanalyste s’y refuse patiemment. N’y a-t-il pas un seuil où cette attitude doit faire stopper le monologue ? Si le sujet le poursuit, c’est en vertu de la loi de l’expérience ; mais s’adresse-t-il toujours à l’auditeur vraiment présent ou maintenant plutôt à quelque (78)autre, imaginaire mais plus réel : au fantôme du souvenir, au témoin de la solitude, à la statue du devoir, au messager du destin ?

Mais dans sa réaction même au refus de l’auditeur, le sujet va trahir l’image qu’il lui substitue. Par son imploration, par ses imprécations, par ses insinuations, par ses provocations et par ses ruses, par les fluctuations de l’intention dont il le vise et que l’analyste enregistre, immobile mais non impassible, il lui communique le dessin de cette image. Cependant, à mesure que ces intentions deviennent plus expresses dans le discours, elles s’entremêlent de témoignages dont le sujet les appuie, les corse, leur fait reprendre haleine : il y formule ce dont il souffre et ce qu’il veut ici surmonter, il y confie le secret de ses échecs et le succès de ses desseins, il y juge son caractère et ses rapports avec autrui. Il informe ainsi de l’ensemble de sa conduite l’analyste qui, témoin lui-même d’un moment de celle-ci, y trouve une base pour sa critique. Or, ce qu’après une telle critique cette conduite montre à l’analyste, c’est qu’y agit en permanence l’image même que dans l’actuel il en voit surgir. Mais l’analyste n’est pas au bout de sa découverte, car à mesure que la requête prend forme de plaidoirie, le témoignage s’élargit de ses appels au témoin ; ce sont des récits purs et qui paraissent « hors du sujet » que le sujet jette maintenant au flot de son discours, les événements sans intention et les fragments des souvenirs qui constituent son histoire, et, parmi les plus disjoints, ceux qui affleurent de son enfance. Mais voici que parmi ceux-là l’analyste retrouve cette image même que par son jeu il a suscitée du sujet, dont il a reconnu la trace imprimée en sa personne, cette image, qu’il savait certes d’essence humaine puisqu’elle provoque la passion, puisqu’elle exerce l’oppression, mais qui, comme il le fait lui-même pour le sujet, dérobait ses traits à son regard. Ces traits, il les découvre dans un portrait de famille : image du père ou de la mère, de l’adulte tout-puissant, tendre ou terrible, bienfaisant ou punisseur, image du frère, enfant rival, reflet de soi ou compagnon.

Mais cette image même que le sujet rend présente par sa conduite et qui sans cesse s’y reproduit, il l’ignore, aux deux sens du mot, à savoir : que ce qu’il répète, qu’il le tienne ou non pour sien, dans sa conduite, il ne sait pas que cette image l’explique, – et qu’il méconnaît cette (79)importance de l’image quand il évoque le souvenir qu’elle représente. Or, cependant que l’analyste achève de reconnaître cette image, le sujet par le débat qu’il poursuit, achève de lui en imposer le rôle. C’est de cette position que l’analyste tire la puissance dont il va disposer pour son action sur le sujet.

 

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Dès lors, en effet, l’analyste agit en sorte que le sujet prenne conscience de l’unité de l’image qui se réfracte en lui en des effets disparates, selon qu’il la joue, l’incarne ou la connaît. Nous ne décrirons pas ici comment procède l’analyste dans son intervention. Il opère sur les deux registres de l’élucidation intellectuelle par l’interprétation, de la manœuvre affective par le transfert ; mais en fixer les temps est affaire de la technique qui les définit en fonction des réactions du sujet ; en régler la vitesse est affaire du tact, par quoi l’analyste est averti du rythme de ces réactions.

Disons seulement qu’à mesure que le sujet poursuit l’expérience et le procès vécu où se reconstitue l’image, la conduite cesse d’en mimer la suggestion, les souvenirs reprennent leur densité réelle, et l’analyste voit la fin de sa puissance, rendue désormais inutile par la fin des symptômes et l’achèvement de la personnalité.

discussion de la valeur

objective de l’expérience.

 

Telle est la description phénoménologique qu’on peut donner de ce qui se passe dans la série d’expériences qui forment une psychanalyse. Travail d’illusionniste, nous dirait-on, s’il n’avait justement pour fruit de résoudre une illusion. Son action thérapeutique, au contraire, doit être définie essentiellement comme un double mouvement par où l’image, d’abord diffuse et brisée, est régressivement assimilée au réel, pour être progressivement désassimilée du réel, c’est-à-dire restaurée dans sa réalité propre. Cette action témoigne ainsi de l’efficience de cette réalité.

Mais, sinon travail illusoire, simple technique, nous dira-t-on, et, comme expérience, la moins favorable à l’observation scientifique, car fondée sur les conditions les plus contraires à l’objectivité. Car cette expérience, ne venons-nous pas de la décrire comme une constante (80)interaction entre l’observateur et l’objet : c’est en effet dans le mouvement même que le sujet lui communique par son intention que l’observateur est informé de celle-ci, nous avons même insisté sur la primordialité de cette voie ; inversement, par l’assimilation qu’il favorise entre lui-même et l’image, il subvertit dès l’origine la fonction de celle-ci dans le sujet ; or, il n’identifie l’image que dans le progrès même de cette subversion, nous n’avons pas non plus voilé le caractère constitutif de ce procès.

Cette absence de référence fixe dans le système observé, cet usage, pour l’observation, du mouvement subjectif même, qui partout ailleurs est éliminé comme la source de l’erreur, autant de défis, semble-t-il, à la saine méthode.

Bien plus, qu’on nous laisse dire le défi qu’on peut voir là au bon usage. Dans l’observation même qu’il nous rapporte, l’observateur peut-il cacher ce qu’il engage de sa personne : les intuitions de ses trouvailles ont ailleurs le nom de délire et nous souffrons d’entrevoir de quelles expériences procède l’insistance de sa perspicacité. Sans doute les voies par où la vérité se découvre sont insondables, et il s’est trouvé des mathématiciens même pour avouer l’avoir vue en rêve ou s’être heurtés à elle en quelque collision triviale. Mais il est décent d’exposer sa découverte comme ayant procédé d’une démarche plus conforme à la pureté de l’idée. La science, comme la femme de César, ne doit pas être soupçonnée.

Au reste, il y a longtemps que le bon renom du savant ne court plus de risque ; la nature ne saurait plus se dévoiler sous aucune figure humaine et chaque progrès de la science a effacé d’elle un trait anthropomorphique.

 

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Si nous croyons pouvoir traiter avec quelque ironie ce que ces objections trahissent de résistance affective, nous ne nous croyons pas dispensé de répondre à leur portée idéologique. Sans nous égarer sur le terrain épistémologique, nous poserons d’abord que la science physique, si purifiée qu’elle apparaisse dans ses modernes progrès de toute catégorie intuitive, n’est pas sans trahir, et de façon d’autant plus frappante, la structure de l’intelligence qui l’a construite. Si un Meyerson a pu la (81)démontrer soumise en tous ses procès à la forme de l’identification mentale, forme si constitutive de la connaissance humaine qu’il la retrouve par réflexion dans les cheminements communs de la pensée, – si le phénomène de la lumière, pour y fournir l’étalon de référence et l’atome d’action, y révèle un rapport plus obscur au sensorium humain, – ces points, idéaux certes, par où la physique se rattache à l’homme, mais qui sont les pôles autour desquels elle tourne, ne montrent-ils pas la plus inquiétante homologie avec les pivots qu’assigne à la connaissance humaine, nous l’avons plus haut évoqué, une tradition réflexive sans recours à l’expérience.

Quoi qu’il en soit, l’anthropomorphisme qu’a réduit la physique, dans la notion de force par exemple, est un anthropomorphisme non pas noétique, mais psychologique, à savoir essentiellement la projection de l’intention humaine. Transporter la même exigence dans une anthropologie en train de naître, l’imposer même dans ses buts les plus lointains, c’est méconnaître son objet et manifester authentiquement un anthropocentrisme d’un autre ordre, celui de la connaissance.

L’homme en effet entretient avec la nature des rapports que spécifient d’une part les propriétés d’une pensée identificatrice, d’autre part l’usage d’instruments ou outils artificiels. Ses rapports avec son semblable procèdent par des voies bien plus directes : nous ne désignons pas ici le langage, ni les institutions sociales élémentaires qui, quelle qu’en soit la genèse, sont dans leur structure marquées d’artificialisme ; nous pensons à cette communication affective, essentielle au groupement social et qui se manifeste assez immédiatement en ces faits que c’est son semblable que l’homme exploite, que c’est en lui qu’il se reconnaît, que c’est à lui qu’il est attaché par le lien psychique indélébile qui perpétue la misère vitale, vraiment spécifique, de ses premières années.

Ces rapports peuvent être opposés à ceux qui constituent, au sens étroit, la connaissance, comme des rapports de connaturalité : nous voulons évoquer par ce terme leur homologie avec ces formes plus immédiates, plus globales et plus adaptées qui caractérisent dans leur ensemble les relations psychiques de l’animal avec son milieu naturel et par où elles se distinguent des mêmes relations chez l’homme. Nous reviendrons sur la valeur de cet enseignement de la psychologie animale.

Quoi qu’il en soit, l’idée chez l’homme d’un monde uni à lui par un (82)rapport harmonieux laisse deviner sa base dans l’anthropomorphisme du mythe de la nature ; à mesure que s’accomplit l’effort qu’anime cette idée, la réalité de cette base se révèle dans cette toujours plus vaste subversion de la nature qu’est l’hominisation de la planète : la « nature » de l’homme est sa relation à l’homme.

l’objet de la psychologie se définit

en termes essentiellement relativistes.

 

C’est dans cette réalité spécifique des relations inter-humaines qu’une psychologie peut définir son objet propre et sa méthode d’investigation. Les concepts qu’impliquent cet objet et cette méthode ne sont pas subjectifs, mais relativistes. Pour être anthropomorphiques dans leur fondement, ces concepts, si leur extension, indiquée plus haut, à la psychologie animale, se démontre comme valable, peuvent se développer en formes générales de la psychologie.

Au reste, la valeur objective d’une recherche se démontre comme la réalité du mouvement : par l’efficacité de son progrès. Ce qui confirme le mieux l’excellence de la voie que Freud définit pour l’abord du phénomène, avec une pureté qui le distingue de tous les autres psychologues, c’est l’avance prodigieuse qui l’a porté « en pointe » de tous les autres dans la réalité psychologique.

Nous démontrerons ce point dans une deuxième partie de cet article. Nous manifesterons du même coup l’usage génial qu’il a su faire de la notion de l’image. Que si, sous le nom d’imago, il ne l’a pas pleinement dégagée de l’état confus de l’intuition commune, c’est pour user magistralement de sa portée concrète, conservant tout de sa fonction informatrice dans l’intuition, dans la mémoire et dans le développement.

Cette fonction, il l’a démontrée en découvrant dans l’expérience le procès de l’identification : bien différent de celui de l’imitation que distingue sa forme d’approximation partielle et tâtonnante, l’identification s’y oppose non seulement comme l’assimilation globale d’une structure, mais comme l’assimilation virtuelle du développement qu’implique cette structure à l’état encore indifférencié.

Ainsi sait-on que l’enfant perçoit certaines situations affectives, l’union particulière par exemple de deux individus dans un groupe, avec (83)une perspicacité bien plus immédiate que celle de l’adulte ; celui-ci, en effet, malgré sa plus grande différenciation psychique, est inhibé tant dans la connaissance humaine que dans la conduite de ses relations, par les catégories conventionnelles qui les censurent. Mais l’absence de ces catégories sert moins l’enfant en lui permettant de mieux percevoir les signes, que ne le fait la structure primaire de son psychisme en le pénétrant d’emblée du sens essentiel de la situation. Mais ce n’est pas là tout son avantage : il emporte en outre avec l’impression significative, le germe qu’il développera dans toute sa richesse, de l’interaction sociale qui s’y est exprimée.

C’est pourquoi le caractère d’un homme peut développer une identification parentale qui a cessé de s’exercer depuis l’âge limite de son souvenir. Ce qui se transmet par cette voie psychique, ce sont ces traits qui dans l’individu donnent la forme particulière de ses relations humaines, autrement dit sa personnalité. Mais ce que la conduite de l’homme reflète alors, ce ne sont pas seulement ces traits, qui pourtant sont souvent parmi les plus cachés, c’est la situation actuelle où se trouvait le parent, objet de l’identification, quand elle s’est produite, situation de conflit ou d’infériorité dans le groupe conjugal par exemple.

Il résulte de ce processus que le comportement individuel de l’homme porte la marque d’un certain nombre de relations psychiques typiques où s’exprime une certaine structure sociale, à tout le moins la constellation qui dans cette structure domine plus spécialement les premières années de l’enfance.

Ces relations psychiques fondamentales se sont révélées à l’expérience et ont été définies par la doctrine sous le terme de complexes : il faut y voir le concept le plus concret et le plus fécond qui ait été apporté dans l’étude du comportement humain, en opposition avec le concept de l’instinct, qui s’était révélé jusqu’alors en ce domaine aussi inadéquat que stérile. Si la doctrine en effet a référé le complexe à l’instinct, il semble que la théorie s’éclaire plus du premier, qu’elle ne s’appuie sur le second.

C’est par la voie du complexe que s’instaurent dans le psychisme les images qui informent les unités les plus vastes du comportement : images auxquelles le sujet s’identifie tour à tour pour jouer, unique acteur, le drame de leurs conflits. Cette comédie, située, par le génie de (84)l’espèce sous le signe du rire et des larmes, est une commedia del arte en ce que chaque individu l’improvise et la rend médiocre ou hautement expressive, selon ses dons certes, mais aussi selon une loi paradoxale qui semble montrer la fécondité psychique de toute insuffisance vitale. Elle est encore cette comédie, en ce qu’elle se joue selon un canevas typique et des rôles traditionnels. On peut y reconnaître les personnages mêmes qu’ont typifiés le folklore, les contes, le théâtre pour l’enfant ou pour l’adulte : l’ogresse, le fouettard, l’harpagon, le père noble, que les complexes expriment sous des noms plus savants. On reconnaîtra dans une image où nous mènera l’autre versant de ce travail, la figure de l’arlequin.

 

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Après avoir en effet mis en valeur l’acquis phénoménologique du freudisme, nous en venons maintenant à la critique de sa métapsychologie. Elle commence très précisément à l’introduction de la notion de libido. La psychologie freudienne poussant en effet son induction avec une audace proche de la témérité, prétend remonter de la relation interhumaine, telle qu’elle l’isole déterminée dans notre culture, à la fonction biologique qui en serait le substrat : et elle désigne cette fonction dans le désir sexuel.

Il faut distinguer pourtant deux usages du concept de libido, sans cesse au reste confondus dans la doctrine : comme concept énergétique, réglant l’équivalence des phénomènes, comme hypothèse substantialiste, les référant à la matière.

Nous désignons son hypothèse comme substantialiste, et non pas comme matérialiste, car le recours à l’idée de la matière n’est qu’une forme naïve et dépassée d’un matérialisme authentique. Quoi qu’il en soit, c’est dans le métabolisme de la fonction sexuelle chez l’homme que Freud désigne la base des « sublimations » infiniment variées que manifeste son comportement.

Nous ne discuterons pas ici cette hypothèse, parce qu’elle nous paraît extérieure au domaine propre de la psychologie. Nous soulignerons néanmoins qu’elle est fondée sur une découverte clinique d’une valeur essentielle : celle d’une corrélation qui se manifeste constamment (85)entre l’exercice, le type et les anomalies de la fonction sexuelle et un grand nombre de formes et de « symptômes » psychiques. Ajoutons-y que les mécanismes où se développe l’hypothèse, bien différents de ceux de l’associationnisme, mènent à des faits qui s’offrent au contrôle de l’observation.

Si la théorie de la libido en effet pose, par exemple, que la sexualité infantile passe par un stade d’organisation anale et donne une valeur érotique à la fonction excrétoire comme à l’objet excrémentiel, cet intérêt peut s’observer chez l’enfant à la place même qu’on nous désigne pour telle.

Comme concept énergétique au contraire, la libido n’est que la notation symbolique de l’équivalence entre les dynamismes que les images investissent dans le comportement. C’est la condition même de l’identification symbolique et l’entité essentielle de l’ordre rationnel, sans lesquelles aucune science ne saurait se constituer. Par cette notation, l’efficience des images, sans pouvoir encore être rapportée à une unité de mesure, mais déjà pourvue d’un signe positif ou négatif, peut s’exprimer par l’équilibre qu’elles se font, et en quelque sorte par une méthode de double pesée.

La notion de libido dans cet usage n’est plus métapsychologique : elle est l’instrument d’un progrès de la psychologie vers un savoir positif. La combinaison, par exemple, de cette notion d’investissement libidinal avec une structure aussi concrètement définie que celle du surmoi, représente, tant sur la définition idéale de la conscience morale que sur l’abstraction fonctionnelle des réactions dites d’opposition ou d’imitation, un progrès qui ne se peut comparer qu’à celui qu’a apporté dans la science physique l’usage du rapport : poids sur volume, quand on l’a substitué aux catégories qualitatives du lourd et du léger.

Les éléments d’une détermination positive ont été ainsi introduits entre les réalités psychiques qu’une définition relativiste a permis d’objectiver. Cette détermination est dynamique ou relative aux faits du désir.

C’est ainsi qu’une échelle a pu être établie de la constitution chez l’homme des objets de son intérêt, et spécialement de ceux, d’une prodigieuse diversité, qui restent une énigme, si la psychologie pose en principe (86)la réalité telle que la constitue la connaissance : anomalies de l’émotion et de la pulsion, idiosyncrasies de l’attrait et de la répulsion, phobies et paniques, nostalgies et volontés irrationnelles, curiosités personnelles, collectionnismes électifs, inventions de la connaissance ou vocations de l’activité.

D’autre part, une répartition a été définie de ce qu’on peut appeler les postes imaginaires qui constituent la personnalité ; postes que se distribuent et où se composent selon leurs types les images plus haut évoquées comme informatrices du développement : ce sont le soi, le moi, les instances archaïque et secondaire du surmoi.

Ici deux questions se posent : à travers les images, objets de l’intérêt, comment se constitue cette réalité, s’accorde universellement la connaissance de l’homme ? à travers les identifications typiques du sujet, comment se constitue le je, où il se reconnaît ?

à ces deux questions, Freud répond en passant à nouveau sur le terrain métapsychologique. Il pose un « principe de réalité » dont la critique dans sa doctrine constitue la fin de notre travail. Mais nous devons auparavant examiner ce qu’apportent, sur la réalité de l’image et sur les formes de la connaissance, les recherches qui, avec la discipline freudienne, concourent à la nouvelle science psychologique. Ce seront là les deux parties de notre deuxième article.

 

Marienbad. Noirmoutier

Août-Octobre 1936

J.-M. LACAN