Intervention sur l’exposé de A. Borel « Le symptôme mental. Valeur et signification » en janvier 1946, Groupe de l’évolution psychiatrique, paru dans l’Évolution Psychiatrique, 1947, fascicule I pages 117 à 122.

 

(117)Dr bonhomme (Président) félicite le conférencier et ouvre la discussion.

 

Dr Lacan. – Je félicite M. Borel de son intéressante conférence. Mais sur certains points je poserai quelques questions et même je me trouverai en opposition avec lui. Cela est dû aux difficultés que soulève le sujet. Je ne ferai pas de remarques pour le moment à propos des conceptions de M. Ey qui ont été rappelées au cours de cette conférence. Parmi les objections que je ferai à M. Borel, je commencerai par le caractère « totalitaire » du symptôme psychiatrique opposé au caractère limité, partiel du syndrome neurologique. Est-ce là quelque chose qui soit spécifique du symptôme psychiatrique ? Il me suffira de me référer aux travaux actuels sur l’aphasie pour répondre négativement. Devons-nous intégrer l’aphasie dans la neurologie ou la psychiatrie ? On remarquera l’importance de l’accent mis sur la Neurologie dans les phénomènes de compensation jusque dans les troubles sensitifs. D’où résulte une grande difficulté à considérer la Neurologie uniquement comme un phénomène de « Trou », de manque. La variabilité ? Il ne me semble pas que ce soit un caractère valable. On n’a pas parlé de la sclérose en plaques qui en fournirait un exemple. On pourrait insister sur la fixité, le figeage qui caractérise le psychiatrique par rapport au psychologique. À un moment Borel a parlé de « phénomène mental de l’ordre uniquement psychologique ». Ces deux termes ne sont absolument pas synonymes. Souvent le phénomène mental n’a rien à voir avec la subjectivité et il peut être décrit en termes behavioristes. Le phénomène du détour chez le chien est un phénomène absolument mental.

C’est donc sur le point majeur de sa conférence que je m’opposerai le plus à Borel, à savoir sur la question de l’ineffable qui peut faire l’objet d’une conférence clinique, mais qui sur le plan des dissociations que nous cherchons à faire, est insuffisant. C’est toute la question du langage qui est posée. Cette question n’est pas spéciale au domaine de la psychiatrie. Le langage est fait pour que les hommes communiquent (118)entre eux. Le fait que le langage puisse être accolé à des objet sur lesquels les hommes ont pu se mettre d’accord, c’est-à-dire sur ce qui est objectif, est insuffisant à définir son rôle, car le langage est à même de dépasser ce phénomène. Le caractère d’ineffable comme définissant le phénomène psychiatrique nous étonne de la part de M. Borel, psychanalyste. Il y a dans la vie d’un homme normal une quantité d’événements qui ont ce caractère : le phénomène du « coup de foudre » par exemple. Inversement, ce n’est pas parce que nous n’avons pas éprouvé certains phénomènes, les douleurs thalamiques par exemple, que nous ne pouvons pas en parler. Le phénomène de conflit, de lutte, sur lequel Borel a voulu conclure expose à un glissement dangereux. Ce n’est pas la même chose de dire que les maladies organiques sont des phénomènes de lutte et de dire que cette lutte soit un essai d’intégration des phénomènes morbides psychiatriques. Est-ce à dire que la psychologie normale et la psychologie pathologique soient délimitées par cette notion ? La vie normale a toujours été faite de conflits. Le terme de « vieil homme » a toujours exprimé ce conflit immanent.

 

Dr Minkowski. – Je félicite M. Borel avec qui je suis d’accord sur la différence entre la Neurologie et la Psychiatrie en ce qui concerne le symptôme. À ce point de vue j’apporterai un complément d’ordre historique. On peut se demander si nous avons en psychiatrie une seule publication qui puisse être considérée comme un équivalent de la découverte du signe de Babinski. En Neurologie on peut faire la découverte d’un symptôme. En psychiatrie, notre symptomatologie a peu varié. La découverte neurologique ne se réduit pas évidemment à celle d’un symptôme, mais l’évolution de la psychiatrie est différente du développement historique de la neurologie. Les choses y ont ampleur beaucoup plus grande. Par exemple l’œuvre de Freud est une grande découverte concernant la vie affective, la vie inconsciente, mais pas celle d’un symptôme. Un autre point est assez important : en neurologie et en médecine la technique d’examen nécessite des instruments (par exemple, le marteau à réflexe…). En psychiatrie on a recours au contact immédiat avec le malade car les « tests » n’ont pas le même caractère que les instruments dont je viens de parler. En général, la notion de symptôme est beaucoup plus floue en psychiatrie qu’en neurologie. Du fait que le symptôme touche de beaucoup plus près la personnalité humaine, nous formons un adjectif qui caractérise (119)le sujet qui le présente : nous disons un persécuté, un halluciné, un anxieux. En neurologie ou en médecine générale on pourra dire un hémiplégique, un cardiaque mais on n’ira pas aussi loin. Il ne faut pas oublier que la psychiatrie procède de la notion d’aliénation mentale vieille comme le monde. Bien que dans l’ensemble je sois d’accord avec M. Borel, je serai plus réservé sur la manière dont il envisage l’opposition entre la psychologie et la psychiatrie et sur sa théorie générale du trouble mental. Cette notion d’introspection et cette unité du moi et de la psychologie est une théorie ancienne sujette à caution et qui doit non pas faire tout simplement place au behaviorisme, mais tenir compte de ce que le fait psychique se situe toujours entre le Moi et le Toi, qu’il a toujours un certain intérêt pour autrui et que dans les faits essentiels de la vie psychique je me sens toujours comme le reflet de quelque chose de plus général que moi. En ce qui concerne la conception générale, nous devons faire des réserves sur cette symptomatologie psychiatrique. Il y a entre les symptômes des différences de valeur. On ne peut situer sur le même plan les hallucinations, l’indifférence affective, la cénestopathie. Si encore on veut mettre l’accent sur la cénestopathie on s’aperçoit que les malades parlent, en effet, d’une sensation peu coutumière, mais qu’il y a toujours un trouble mental particulier et qui est constitué par la richesse d’expression dont dispose le malade et qui dépasse de beaucoup le terme que nous employons. En dehors de l’ineffable, il y a, dans l’expression même, un trouble qui intervient.

 

Dr Lacan. – Je prends la parole sur un point souligné par M. Minkowski et qui me paraît important relativement à cette question de l’ineffable, dont se dégage une notion divergente suivant qu’elle est maniée par M. Borel ou par M. Minkowski. Une chose me semble frappante : c’est la latitude, les moyens que le langage laisse pour s’exprimer au délirant même le plus éloigné de nous et c’est aussi comment le malade arrive à trouver dans le langage ce qui nous donne le sentiment de la direction dans laquelle il s’oriente. Je pense à un cas d’automatisme mental que j’ai approfondi récemment. Il est frappant de voir comment les malades peuvent arriver à livrer des expériences internes, qu’on peut comprendre. Ce n’est pas plus étonnant que ce que nous pouvons éprouver à la lecture des mystiques, par exemple. Il me semble que je dis là quelque chose d’assez banal. Dans l’ordre de ce qui est de ces réalités intérieures le langage semble fait pour les (120)exprimer. Peut-être le langage fait-il partie de ces « objets internes ». L’analogie des métaphores « haut, bas, subtil », est sans doute due à ce qu’on a employé les mots s’appliquant à une même réalité. Je m’inscris contre la thèse de Blondel concernant la « conscience morbide impénétrable ». Il me semble que sa génération a donné une importance excessive à la notion de « cénesthésie », qui n’a que la valeur d’une explication purement verbale et qu’il y a plus d’intérêt à s’attacher à la notion de « structure » et peut-être de « connaissance morbide ». Je parlerai volontiers de « connaissance paranoïaque ».

 

Dr Ceillier. – Je me sens près de la thèse de Borel que j’approuve. Sur sa distinction entre le symptôme neurologique et le symptôme psychiatrique je suis tout à fait d’accord. Par contre je ne le suivrai pas en ce qui concerne son critère du pathologique. L’ineffable existe pour chacun de nous. Il y a un fossé profond en ce que je ressens et ce que j’exprime. Cet ineffable existe en nous. Il est fréquent chez les aliénés en particulier dans les psychoses déréalistes. Je ne crois pas que ces sentiments d’ineffable et de lutte soient des critères du pathologique. Cette lutte est en nous. J’ai l’impression qu’il y a, au contraire, beaucoup plus de malades qui ne luttent pas. L’idée que le symptôme psychiatrique est totalitaire me paraît une chose évidente.

 

Dr Cénac. – Cette question du langage est très importante. Je dirai à M. Borel qu’il nous a montré les premiers moments de la maladie mentale : les symptômes aigus. Je suis de l’avis de M. Lacan en ce qui concerne cette richesse verbale permettant d’exprimer nos expériences internes mais les malades se servent de métaphores.

 

Dr Lacan. – Les métaphores font partie du langage.

 

Dr Cénac. – Je m’intéresse particulièrement aux processus de guérison et je me demande quel est leur retentissement sur le langage. Ce qui frappe c’est son caractère « asséritif » ou « assertif », le malade procédant en effet par « assertions ». Au stade de chronicité, les sensations disparaissent ; le délire persiste sous cette forme assertive, c’est-à-dire purement verbale. Prenons par exemple le cas du syndrome de Cotard. Arrivé à un certain moment il se cristallise dans un délire purement verbal. Il y a une dissociation entre le comportement des malades et leur langage. C’est une attitude, disait Seglas.

 

Dr Lacan. – Mais la formulation verbale ne suffit pas à construire un délire de Cotard. Le délire exprime une structure mentale particulière irréductible à une simple formule ou attitude verbale.

 

(121)Dr Senges. – Je me suis souvent demandé naturellement quel était le plan de clivage entre la Neurologie et la Psychiatrie. Là où le trouble s’inscrit dans le système nerveux est la Neurologie, là où existe un trouble du comportement est la Psychiatrie. On pénètre dans le domaine psychiatrique avec le langage. Le « psychologique » se caractérise par l’intervention du « je » social, c’est-à-dire en fin de compte par le langage. Le malade mental est malade dans sa sociabilité qui traduit son trouble par le langage. Il traduit des troubles plus profonds que le langage comme on vient de le souligner et c’est au psychiatre de pénétrer par delà le langage le trouble.

 

Dr Ajuriaguerra. – On m’excusera d’intervenir non point tant pour commenter la conférence de M. Borel que pour revenir à celle de M. Ey. Je m’oppose au néo-jacksonisme qui entend séparer la Neurologie de la Psychiatrie et je m’y oppose au nom du jacksonisme. La conception de Jackson ne comporte pas du tout nécessairement une telle conception des rapports de la Neurologie et de la Psychiatrie. Il n’y a dans la théorie jacksonienne place que pour une série de fonctions et de troubles et tous sont globaux. Il n’y a rien d’élémentaire dans l’organisme. Le réflexe est lui-même une synthèse. Et que dirons-nous du langage et de l’aphasie que Jackson a précisément tant étudié du point de vue de sa structure dynamique. La marche n’est pas un phénomène isolé non plus. Le tremblement a été longtemps considéré comme une névrose à cause de sa sensibilité aux variations psychologiques. Enfin, on a toujours l’impression quand on entend M. Ey qu’il passe à un moment donné sur un autre plan, le psychique mais où commence-t-il ?

 

Dr Henri. Ey. – Je serai très bref m’étant suffisamment expliqué sur tous les points à discussion soit à Bonneval soit dans ma conférence du mois dernier. Voyez à quelles discussions et à quelle obscurité on aboutit dès que l’on veut saisir l’essence d’une différence que tout le monde sent dès que l’on renonce à accepter la différence structurale que j’ai établie et proposée entre le trouble neurologique relativement partiel et instrumental et le trouble symptomatique global et apical. Ni le critère du langage, ni celui de la localisation anatomique ni celui du social ne parviennent à rendre compte de cette distinction. Faut-il alors dire avec J. de Ajuriaguerra qu’il n’y a pas à faire de distinction ? Au nom d’un principe à coup sûr métaphysique, le monisme, devons-nous rejeter ce qui apparaît dans les faits ? Au nom de Jackson (122)devons-nous renoncer à pénétrer dans la conception théorique du Jacksonisme et à l’exploiter ? Peut-être serais-je prêt à tous ces renoncements si je voyais clairement ce que j’y gagnerais en largeur d’hypothèse et de compréhension mais ce que m’offre J. de Ajuriaguerra me paraît à cet égard conduire directement à la confusion.

Quant à l’apparition du psychisme comme un « deus ex machina » je renvoie mon contradicteur à la lecture réfléchie de ma conférence du mois dernier.

 

Dr Lacan. – Je suis de l’avis de M. J. de Ajuriaguerra. Cependant le reproche qu’il fait à M. Ey à propos de la synthèse à tous les niveaux ne me paraît pas justifié. On a évidemment grand mal à assigner des limites à ce « progrès ». Si j’avais à prendre parti dans cette question du symptôme psychiatrique et neurologique je dirais qu’il y a trois critères du symptômes psychiatrique : 1°) son dramatisme, son insertion dans le drame humain : une entorse au poignet chez un pianiste la veille d’un concert est psychiatrique ; 2°) sa signification, une grossesse nerveuse est psychiatrique ; 3°) sa valorisation ; une revendication injustifiée est psychiatrique.

 

Dr Henri Ey. – Ce n’est pas avec de tels critères que l’on résoudra la question. Quant à l’accord entre M. Lacan et M. J. de Ajuriaguerra j’attendrai pour m’en féliciter d’en être assuré, sachant tout ce qui les sépare.

 

Dr Male. – Il est bien difficile de ne pas voir que le phénomène neurologique apparaît comme une réaction de la totalité.

 

Dr Minkowski. – La notion, si élémentaire, d’atome est évidemment insoutenable en psychologie et en biologie.

 

Dr Henri Ey. – Voilà pourquoi pour moi le phénomène neurologique n’est pas un atome, mécanique et inerte, mais un fragment désintégré de l’activité fonctionnelle impliquée et intégrée dans nos opérations supérieures. À ce titre la Neurologie se prête davantage que la Psychiatrie à être « mécanisée ».

 

Dr J. de Ajuriaguerra. – Ce n’est pas mon avis…