La « Réponse au commentaire de Jean Hyppolite sur la Verneinung de Freud » fût prononcé le 10 février 1954, lors du séminaire, après l’exposé de Jean Hyppolite. Elle est parue d’abord retravaillée et amplifiée dans La psychanalyse, 1956, n° 1, Sur la parole et le langage, pp. 41-58 (c’est cette version qui est ici proposée). Puis dans Écrits, Paris, Seuil, coll. « Le champ freudien », 1966, pp. 381-399.

 

(41)RÉPONSE AU COMMENTAIRE

DE JEAN HYPPOLITE

SUR LA VERNEINUNG DE FREUD

 

J’espère que la reconnaissance que nous éprouvons tous pour la grâce que M. Jean Hyppolite nous a faite de son lumineux exposé pourra justifier à vos yeux, non moins je l’espère qu’aux siens, l’insistance que j’ai mise à l’en prier.

Ne voilà-t-il pas, une fois de plus, démontré qu’à proposer à l’esprit le moins prévenu, s’il n’est pas certes le moins exercé, le texte de Freud que je dirai de l’intérêt le plus local en apparence, nous y trouvons cette richesse jamais épuisée de significations qui l’offre par destination à la discipline du commentaire. Non pas un de ces textes à deux dimensions, infiniment plat, comme disent les mathématiciens, qui n’ont de valeur que fiduciaire dans un discours constitué, mais un texte véhicule d’une parole, en tant qu’elle constitue une émergence nouvelle de la vérité.

S’il convient d’appliquer à cette sorte de texte toutes les ressources de notre exégèse, ce n’est pas seulement, vous en avez ici l’exemple, pour l’interroger sur ses rapports à celui qui en est l’auteur, mode de critique historique ou littéraire dont la valeur de « résistance » doit sauter aux yeux d’un psychanalyste formé, mais bien pour le faire répondre aux questions qu’il nous pose à nous, le traiter comme une parole véritable, nous devrions dire, si nous connaissions nos propres termes, dans sa valeur de transfert.

Bien entendu, ceci suppose qu’on l’interprète. Y a-t-il, en effet, meilleure méthode critique que celle qui applique à la compréhension d’un message les principes mêmes de compréhension dont il se fait le véhicule ? C’est le mode le plus rationnel d’éprouver son authenticité.

(42)La parole pleine, en effet, se définit par son identité à ce dont elle parle. Et ce texte de Freud nous en fournit un lumineux exemple en confirmant notre thèse du caractère transpsychologique du champ psychanalytique, comme M. Jean Hyppolite vient de vous le dire en propres termes.

C’est pourquoi les textes de Freud se trouvent en fin de compte avoir une véritable valeur formatrice pour le psychanalyste, en le rompant, comme il doit l’être, nous l’enseignons expressément, à l’exercice d’un registre hors duquel son expérience n’est plus rien.

Car il ne s’agit de rien de moins que de son adéquation au niveau de l’homme où il s’en saisit, quoi qu’il en pense – auquel il est appelé à lui répondre, quoi qu’il veuille – et dont il assume, quoi qu’il en ait, la responsabilité. C’est dire qu’il n’est pas libre de s’y dérober par un recours hypocrite à sa qualification médicale et une référence indéterminée aux assises de la clinique.

Car le new deal psychanalytique montre plus d’un visage, à vrai dire il en change selon les interlocuteurs, de sorte que, depuis quelque temps, il en a tant qu’il lui arrive d’être pris à ses propres alibis, d’y croire lui-même, voire de s’y rencontrer par erreur.

Pour ce que nous venons d’entendre, je veux seulement vous indiquer aujourd’hui les avenues qu’il ouvre à nos recherches les plus concrètes.

M. Hyppolite, par son analyse, nous a fait franchir la sorte de haut col, marqué par la différence de niveau dans le sujet, de la création symbolique de la négation par rapport à la Bejahung. Cette création du symbole, a-t-il souligné, est à concevoir comme un moment mythique, plutôt que comme un moment génétique. Car on ne peut même la rapporter à la constitution de l’objet, puisqu’elle concerne une relation du sujet à l’être, et non pas du sujet au monde.

Ainsi donc Freud, dans ce court texte, comme dans l’ensemble de son œuvre, se montre très en avance sur son époque et bien loin d’être en reste avec les aspects les plus récents de la réflexion philosophique. Ce n’est pas qu’il anticipe en rien sur le moderne développement de la pensée de l’existence. Mais ladite pensée n’est que la parade qui décèle chez les uns, recouvre pour les autres les contrecoups plus ou moins bien (43)compris d’une méditation de l’être, qui va à contester toute la tradition de notre pensée comme issue d’une confusion primordiale de l’être dans l’étant.

Or on ne peut manquer d’être frappé par ce qui transparaît constamment dans l’œuvre de Freud d’une proximité de ces problèmes, qui laisse à penser que des références répétées aux doctrines présocratiques ne portent pas le simple témoignage d’un usage discret de notes de lecture (qui serait au reste contraire à la réserve presque mystifiante que Freud observe dans la manifestation de son immense culture), mais bien d’une appréhension proprement métaphysique de problèmes pour lui actualisés.

Ce que Freud désigne ici par l’affectif, n’a donc, est-il besoin d’y revenir, rien à faire avec l’usage que font de ce terme les tenants de la nouvelle psychanalyse, en s’en servant comme d’une qualitas occulta psychologique pour désigner ce vécu, dont l’or subtil, à les entendre, ne serait donné qu’à la décantation d’une haute alchimie, mais dont la quête, à les voir haleter devant ses formes les plus niaises, n’évoque guère qu’un flairage d’aloi peu relevé.

L’affectif dans ce texte de Freud est conçu comme ce qui d’une symbolisation primordiale conserve ses effets jusque dans la structuration discursive. Cette structuration, dite encore intellectuelle, étant faite pour traduire sous forme de méconnaissance ce que cette première symbolisation doit à la mort.

Nous sommes ainsi portés à une sorte d’intersection du symbolique et du réel qu’on peut dire immédiate, pour autant qu’elle s’opère sans intermédiaire imaginaire, mais qui se médiatise, encore que ce soit précisément sous une forme qui se renie, par ce qui a été exclu au temps premier de la symbolisation.

Ces formules vous sont accessibles, malgré leur aridité, par tout ce qu’elles condensent de l’usage, où vous voulez bien me suivre, des catégories du symbolique, de l’imaginaire et du réel.

Je veux vous donner une idée des lieux fertiles dont ce que j’appelais tout à l’heure le haut col qu’elles définissent est la clef.

Pour ce faire, j’extrairai de deux champs différents deux exemples en prémisses ; le premier, de ce que ces formules peuvent éclairer des structures psychopathologiques et faire comprendre du même coup à la nosographie ; le second, de ce (44)qu’elles font comprendre de la clinique psychothérapique et du même coup éclairent pour la théorie de la technique.

Le premier intéresse la fonction de l’hallucination. Assurément on ne saurait surestimer l’ampleur du déplacement qui s’est produit dans la position de ce problème par l’envisagement dit phénoménologique de ses données.

Mais quelque progrès qui se soit ici accompli, le problème de l’hallucination n’en reste pas moins centré sur les attributs de la conscience qu’auparavant. Pierre d’achoppement pour une théorie de la pensée qui cherchait dans la conscience la garantie de sa certitude, et comme telle à l’origine de l’hypothèse de cette contrefaçon de la conscience qu’on comprend comme on peut sous le nom d’épiphénomène, c’est à nouveau et plus que jamais au titre de phénomène de conscience que l’hallucination va être soumise à la réduction phénoménologique : où l’on croira voir son sens se livrer à la trituration des formes composantes de son intentionnalité.

Nul exemple plus saisissant d’une telle méthode que les pages consacrées par Maurice Merleau-Ponty à l’hallucination dans la Phénoménologie de la perception. Mais les limites à l’autonomie de la conscience qu’il y appréhende si admirablement dans le phénomène lui-même sont trop subtiles à manier pour barrer la route à la grossière simplification de la noèse hallucinatoire où les psychanalystes tombent couramment : utilisant à contresens les notions freudiennes pour motiver d’une éruption du principe du plaisir la conscience hallucinée[1].

Il ne serait pourtant que trop facile d’y objecter que le noème de l’hallucination, ce qu’on appellerait vulgairement son contenu, ne montre en fait que le rapport le plus contingent avec une satisfaction quelconque du sujet. Dès lors la préparation phénoménologique du problème laisse entrevoir qu’elle n’a plus ici de valeur qu’à poser les termes d’une véritable conversion de la question : à savoir, si la noèse du phénomène a quelque rapport de nécessité avec son noème.

C’est ici que l’article de Freud mis à l’ordre du jour, prend sa place de signaler à notre attention combien plus structuraliste (45)est la pensée de Freud qu’il n’est admis dans les idées reçues. Car on fausse le sens du principe du plaisir à méconnaître que dans la théorie il n’est jamais posé tout seul.

Car la mise en forme structurale, dans cet article, telle que M. Hyppolite vient de l’expliciter devant vous, nous porte d’emblée, si nous savons l’entendre, au delà de la conversion que nous évoquons comme nécessaire. Et c’est à cette conversion que je vais tenter de vous accoutumer à analyser un exemple où je veux que vous sentiez la promesse d’une reconstitution véritablement scientifique des données du problème, dont peut-être nous serons ensemble les artisans pour autant que nous y trouverons les prises qui se sont jusqu’ici dérobées à l’alternative cruciale de l’expérience.

Je n’ai pas besoin d’aller plus loin pour trouver cet exemple que de reprendre celui qui s’est offert à nous la dernière fois, à interroger un moment significatif de l’analyse de « l’homme aux loups ».

Je pense qu’est encore présente à votre mémoire l’hallucination dont le sujet retrouve la trace avec le souvenir. Elle est apparue erratiquement dans sa cinquième année, mais aussi avec l’illusion, dont la fausseté sera démontrée, de l’avoir déjà racontée à Freud. L’examen de ce phénomène va nous être allégé de ce que nous connaissons de son contexte. Car ce n’est pas de faits accumulés qu’une lumière peut surgir, mais d’un fait bien rapporté avec toutes ses corrélations, c’est-à-dire avec celles que, faute de comprendre le fait, justement on oublie, – sauf intervention du génie qui, non moins justement, formule déjà l’énigme comme s’il en connaissait la ou les solutions.

Ce contexte, vous l’avez donc déjà dans les obstacles que ce cas a présentés à l’analyse, et où Freud semble progresser de surprise en surprise. Car bien entendu il n’avait pas l’omniscience qui permet à nos néo-praticiens de mettre la planification du cas au principe de l’analyse. Et même c’est dans cette observation qu’il affame avec la plus grande force le principe contraire, à savoir qu’il préférerait renoncer à l’équilibre entier de sa théorie que de méconnaître les plus petites particularités d’un cas qui la mettrait en question. C’est-à-dire que si la somme de l’expérience analytique permet d’en dégager quelques (46)formes générales, une analyse ne progresse que du particulier au particulier.

Les obstacles du cas présent, comme les surprises de Freud, pour peu que vous vous souveniez non seulement de ce qui en est venu au jour la dernière fois, mais du commentaire que j’en ai fait dans la première année de mon séminaire[2], se situent en plein dans notre affaire d’aujourd’hui. À savoir « l’intellectualisation » du procès analytique d’une part, le maintien du refoulement, malgré la prise de conscience du refoulé, d’autre part.

C’est ainsi que Freud, dans son inflexible inflexion à l’expérience, constate que bien que le sujet ait manifesté dans son comportement un accès, et non sans audace, à la réalité génitale, celle-ci est restée lettre morte pour son inconscient où règne toujours la « théorie sexuelle » de la phase anale.

De ce phénomène, Freud discerne la raison dans le fait que la position féminine assumée par le sujet dans la captation imaginaire du traumatisme primordial (à savoir celui dont l’historicité donne à la communication du cas son motif majeur), lui rend impossible d’accepter la réalité génitale sans la menace pour lui dès lors inévitable de la castration.

Mais ce qu’il dit de la nature du phénomène est beaucoup plus remarquable. Il ne s’agit pas, nous dit-il, d’un refoulement (Verdrängung), car le refoulement ne peut être distingué du retour du refoulé par où ce dont le sujet ne peut parler, il le crie par tous les pores de son être.

Ce sujet, nous dit Freud, de la castration ne voulait rien savoir au sens de refoulement, er von ihr nichts wissen wollte im Sinne der Verdrängung[3]. Et pour désigner ce processus il emploie le terme de Verwerfung, pour lequel nous proposerons à tout prendre le terme de « retranchement ».

Son effet est une abolition symbolique. Car quand Freud a dit Er verwarf sie, il retranche la castration (und blieb auf dem Standpunkt des Verkehrs im After, et reste dans le statu quo du coït anal) (G. W., XII, p. 117), il continue « par là on ne peut dire que fut proprement porté aucun jugement sur son existence, mais il en fut aussi bien que si elle n’avait jamais existé[4] ».

(47)Quelques pages plus haut, c’est-à-dire juste après avoir déterminé la situation historique de ce procès dans la biographie de son sujet, Freud a conclu en le distinguant expressément du refoulement en ces termes : Eine Verdrängung ist etwas anderes als eine Verwerfung[5]. Ce qui, dans la traduction française, nous est présenté en ces termes : « Un refoulement est autre chose qu’un jugement qui rejette et choisit ». Je vous laisse à juger quelle sorte de maléfice il faut admettre dans le sort fait aux textes de Freud en français, si l’on se refuse à croire que les traducteurs se soient donné le mot pour les rendre incompréhensibles, et je ne parle pas de ce qu’ajoute à cet effet l’extinction complète de la vivacité de son style.

Le procès dont il s’agit ici sous le nom de Verwerfung et dont je ne sache pas qu’il ait jamais fait l’objet d’une remarque un peu consistante dans la littérature analytique, se situe très précisément dans l’un des temps que M. Hyppolite vient de dégager à votre adresse dans la dialectique de la Verneinung : c’est exactement ce qui s’oppose à la Bejahung primaire et constitue comme tel ce qui est expulsé. Comme vous allez en voir la preuve à un signe dont l’évidence vous surprendra. Car c’est ici que nous nous retrouvons au point où je vous ai laissé la dernière fois, et qu’il va nous être beaucoup plus facile de franchir après ce que nous venons d’apprendre par le discours de M. Hyppolite.

J’irai donc plus avant, sans que les plus férus de l’idée de développement, s’il en est encore ici, puissent m’objecter la date tardive du phénomène, puisque M. Hyppolite vous a admirablement montré que c’est mythiquement que Freud le décrit comme primordial.

La Verwerfung donc a coupé court à toute manifestation de l’ordre symbolique, c’est-à-dire à la Bejahung que Freud pose comme le procès primaire où le jugement attributif prend sa racine, et qui n’est rien d’autre que la condition primordiale pour que du réel quelque chose vienne à s’offrir à la révélation de l’être, ou, pour employer le langage de Heidegger, soit laissé-être. Car c’est bien à ce point reculé que Freud nous porte, puisque ce n’est que par après, que quoi que ce soit pourra y être retrouvé comme étant.

(48)Telle est l’affirmation inaugurale, qui ne peut plus être renouvelée sinon à travers les formes voilées de la parole inconsciente, car c’est seulement par la négation de la négation que le discours humain permet d’y revenir.

Mais de ce qui n’est pas laissé être dans cette Bejahung qu’advient-il donc ? Freud nous l’a dit d’abord, ce que le sujet a ainsi retranché (verworfen), disions-nous, de l’ouverture à l’être, ne se retrouvera pas dans son histoire, si l’on désigne par ce nom le lieu où le refoulé vient à réapparaître. Car, je vous prie de remarquer combien la formule est frappante d’être sans la moindre ambiguïté, le sujet n’en voudra « rien savoir au sens du refoulement ». Car pour qu’il eût en effet à en connaître en ce sens, il faudrait que cela fût venu de quelque façon au jour de la symbolisation primordiale. Mais encore une fois qu’en advient-il ? Ce qu’il en advient, vous pouvez le voir : ce qui n’est pas venu au jour du symbolique, apparaît dans le réel. Car c’est ainsi qu’il faut comprendre l’Einbeziehung ins Ich, l’introduction dans le sujet, et l’Ausstossung aus dem Ich, l’expulsion hors du sujet. C’est cette dernière qui constitue le réel en tant qu’il est le domaine de ce qui subsiste hors de la symbolisation. Et c’est pourquoi la castration ici retranchée par le sujet des limites même du possible, mais aussi bien par là soustraite aux possibilités de la parole, va apparaître dans le réel, erratiquement, c’est-à-dire dans des relations de résistance sans transfert, – nous dirions, pour reprendre la métaphore dont nous usions tout à l’heure, comme une ponctuation sans texte.

Car le réel n’attend pas, et nommément pas le sujet, puisqu’il n’attend rien de la parole. Mais il est là, identique à son existence, bruit où l’on peut tout entendre, et prêt à submerger de ses éclats ce que le « principe de réalité » y construit sous le nom de monde extérieur. Car si le jugement d’existence fonctionne bien comme nous l’avons entendu dans le mythe freudien, c’est bien d’un monde sur lequel la ruse de la raison a deux fois prélevé sa part qu’il s’agit, c’est-à-dire qu’il ne répond aux besoins humains qu’à la satisfaction générale.

C’est bien ainsi en effet que se distinguent ce premier et ce second partage du dehors et du dedans qu’indiquait la phrase de Freud : Es ist, wie man sieht, wieder eine Frage des Aussen und Innen. « Il s’agit, comme on le voit, à nouveau d’une question du dehors et du dedans ». À quel moment, en effet, (49)cette phrase vient-elle ? – Il y a eu d’abord l’expulsion primaire, c’est-à-dire le réel comme extérieur au sujet. Puis à l’intérieur de la représentation (Vorstellung), constituée par la reproduction (imaginaire) de la perception première, la discrimination de la réalité comme de ce qui de l’objet de cette perception première n’est pas seulement posé comme existant par le sujet, mais peut être retrouvé (wiedergefunden) à la place où il peut s’en saisir. C’est en cela seulement que l’opération, toute déclenchée qu’elle soit par le principe du plaisir, échappe à sa maîtrise. Mais dans cette réalité que le sujet doit composer selon la gamme bien tempérée de ses objets, le réel, en tant que retranché de la symbolisation primordiale, y est déjà. Nous pourrions même dire qu’il cause tout seul. Et le sujet peut l’en voir émerger sous la forme d’une chose qui est loin d’être un objet qui le satisfasse, et qui n’intéresse que de la façon la plus incongrue son intentionnalité présente : c’est ici l’hallucination en tant qu’elle se différencie radicalement du phénomène interprétatif. Comme en voici de la plume de Freud le témoignage transcrit sous la dictée du sujet.

Le sujet lui raconte en effet que « quand il avait 5 ans, il jouait dans le jardin à côté de sa bonne, et faisait des entailles dans l’écorce d’un de ces noyers (dont on sait le rôle dans son rêve). Soudain, il remarqua, avec une terreur impossible à exprimer, qu’il s’était sectionné le petit doigt de la main (droite ou gauche ? Il ne le sait pas) et que ce doigt ne tenait plus que par la peau. Il n’éprouvait aucune douleur, mais une grande anxiété. Il n’avait pas le cœur de dire quoi que ce soit à sa bonne qui n’était qu’à quelques pas de lui ; il se laissa tomber sur un banc et demeura ainsi, incapable de jeter un regard de plus sur son doigt. À la fin, il se calma, regarda bien son doigt, et – voyez-vous ça ! – il était tout à fait indemne ».

Laissons à Freud le soin de nous confirmer avec son scrupule habituel par toutes les résonances thématiques et les corrélations biographiques qu’il extrait du sujet par la voie de l’association, toute la richesse symbolique du scénario halluciné. Mais ne nous laissons pas nous-mêmes fasciner par elle.

Les corrélations du phénomène nous en apprendront plus pour ce qui nous retient que le récit qui le soumet aux conditions de transmissibilité du discours. Que son contenu s’y plie si aisément, qu’il aille jusqu’à se confondre avec les thèmes dit (50)mythe ou de la poésie, pose certes une question, qui se formule tout de suite, mais qui peut-être exige d’être reposée clans un temps second, ne serait-ce que pour ce qu’au départ nous savons que la solution simple n’est pas ici suffisante.

Un fait en effet se dégage du récit de l’épisode, qui n’est nullement nécessaire à sa compréhension, bien au contraire, c’est l’impossibilité où le sujet a été d’en parler sur le moment. Il y a là, remarquons-le, une interversion de la difficulté par rapport au cas d’oubli du nom que nous avons analysé tout à l’heure. Là, le sujet a perdu la disposition du signifiant, ici il s’arrête devant l’étrangeté du signifié. Et ceci au point de ne pouvoir communiquer le sentiment qu’il en éprouve, fût-ce sous la forme d’un appel, alors qu’il a à sa portée la personne la plus appropriée à l’entendre : sa bien-aimée Nania.

Bien loin de là, si vous me permettez la familiarité du terme argotique pour sa valeur expressive, il ne moufte pas ; ce qu’il décrit de son attitude suggère l’idée que ce n’est pas seulement dans une assiette d’immobilité qu’il s’enfonce, mais dans une sorte d’entonnoir temporel d’où il revient sans avoir pu compter les tours de sa descente et de sa remontée, et sans que son retour à la surface du temps commun ait répondu en rien à son effort.

Le trait de mutisme atterré se retrouve remarquablement dans un autre cas, presque calqué sur celui-ci, et rapporté par Freud d’un correspondant occasionnel[6].

Le trait de l’abîme temporel ne va pas laisser de montrer des corrélations significatives.

Nous allons les trouver en effet dans les formes actuelles où la remémoration se produit. Vous savez que le sujet, au moment d’entreprendre son récit, a d’abord cru qu’il l’avait déjà raconté, et que cet aspect du phénomène a paru à Freud mériter d’être considéré à part pour faire l’objet d’un des écrits qui constituent cette année notre programme[7].

La façon même dont Freud vient à expliquer cette illusion du souvenir, à savoir par le fait que le sujet avait raconté à plusieurs reprises l’épisode de l’achat fait par un oncle à sa (51)requête d’un couteau de poche, cependant que sa sœur obtenait un livre ; ne nous retiendra que pour ce qu’elle implique de la fonction du souvenir-écran.

Un autre aspect du mouvement de la remémoration nous paraît converger vers l’idée que nous allons émettre. C’est la correction que le sujet y apporte secondairement, à savoir que le noyer dont il s’agit dans le récit et qui ne nous est pas moins familier qu’à lui quand il évoque sa présence dans le rêve d’angoisse, qui est en quelque sorte la pièce maîtresse du matériel de ce cas, y est sans doute apporté d’ailleurs, à savoir d’un autre souvenir d’hallucination où c’est de l’arbre lui-même qu’il fait sourdre du sang.

Cet ensemble ne nous indique-t-il pas dans un caractère en quelque sorte extra-temporel de la remémoration, quelque chose comme le cachet d’origine de ce qui est remémoré.

Et ne trouvons-nous pas dans ce caractère quelque chose non d’identique, mais que nous pourrions dire complémentaire de ce qui se produit dans le fameux sentiment du déjà vu qui, depuis qu’il constitue la croix des psychologues, n’est pas pour autant éclairé malgré le nombre des explications qu’il a reçues, et dont ce n’est ni par hasard ni par goût d’érudition que Freud les rappelle dans l’article dont nous parlons pour l’instant.

On pourrait dire que le sentiment du déjà vu vient à la rencontre de l’hallucination erratique, que c’est l’écho imaginaire qui surgit en réponse à un point de la réalité qui appartient à la limite où il a été retranché du symbolique.

Ceci veut dire que le sentiment d’irréalité est exactement le même phénomène que le sentiment de réalité, si l’on désigne sous ce terme le « déclic » qui signale la résurgence, rare à obtenir, d’un souvenir oublié. Ce qui fait que le second est ressenti comme tel, c’est qu’il se produit à l’intérieur du texte symbolique qui constitue le registre de la remémoration, alors que le premier répond aux formes immémoriales qui apparaissent sur le palimpseste de l’imaginaire, quand le texte s’interrompant laisse à nu le support de la réminiscence.

Il n’est besoin pour le comprendre dans la théorie freudienne que d’entendre celle-ci jusqu’au bout, car si toute représentation n’y vaut que pour ce qu’elle reproduit de la perception première, cette récurrence ne peut s’arrêter à celle-ci sinon à titre mythique. La remarque renvoyait déjà Platon à l’idée (52)éternelle ; elle préside de nos jours à la renaissance de l’archétype. Pour nous, nous nous contenterons de remarquer que ce n’est que par les articulations symboliques qui l’enchevêtrent à tout un monde que la perception prend son caractère de réalité.

Mais le sujet n’éprouvera pas un sentiment moins convaincant à se heurter au symbole qu’il a à l’origine retranché de sa Bejahung. Car ce symbole ne rentre pas pour autant dans l’imaginaire. Il constitue, nous dit Freud, ce qui proprement n’existe pas ; et c’est comme tel qu’il ek-siste, car rien n’existe que sur un fond supposé d’absence. Rien n’existe qu’en tant qu’il n’existe pas.

Aussi bien est-ce ce qui apparaît dans notre exemple. Le contenu de l’hallucination si massivement symbolique, y doit son apparition dans le réel à ce qu’il n’existe pas pour le sujet. Tout indique en effet que celui-ci reste fixé dans son inconscient à une position féminine imaginaire qui ôte tout sens à sa mutilation hallucinatoire.

Dans l’ordre symbolique, les vides sont aussi signifiants que les pleins ; il semble bien, à entendre Freud aujourd’hui, que ce soit la béance d’un vide qui constitue le premier pas de tout son mouvement dialectique.

C’est bien ce qui explique, semble-t-il, l’insistance que met le schizophrène à réitérer ce pas. En vain, puisque pour lui tout le symbolique est réel.

Bien différent en cela du paranoïaque dont nous avons montré dans notre thèse les structures imaginaires prévalentes, c’est-à-dire la rétro-action dans un temps cyclique qui rend si difficile l’anamnèse de ses troubles, de phénomènes élémentaires qui sont seulement pré-signifiants et qui n’atteignent qu’après une organisation discursive longue et pénible à établir, à constituer, cet univers toujours partiel qu’on appelle un délire[8].

Je m’arrête dans ces indications, que nous aurons à reprendre dans un travail clinique, pour donner un second exemple où mettre à l’épreuve notre propos d’aujourd’hui.

Cet exemple concerne un autre mode d’interférence entre le symbolique et le réel, non pas cette fois que le sujet subisse, (53)mais qu’il agisse. C’est en effet ce mode de réaction que l’on désigne dans la technique sous le nom d’acting out sans toujours bien délimiter son sens ; et nous allons voir que nos considérations d’aujourd’hui sont de nature à en renouveler la notion.

L’acting out que nous allons examiner, pour être d’aussi peu de conséquence apparemment pour le sujet que l’hallucination qui vient de nous retenir, peut n’en être pas moins démonstratif. S’il ne doit pas nous permettre d’aller aussi loin, c’est que l’auteur à qui nous l’empruntons n’y montre pas la puissance d’investigation et la pénétration divinatoire de Freud, et que pour en tirer plus d’instruction la matière nous manquera bien vite.

Il est en effet rapporté par Ernst Kris, auteur qui prend pourtant toute son importance de faire partie du triumvirat qui a pris en charge de donner au new deal de la psychologie de l’ego son statut en quelque sorte officiel, et même de passer pour en être la tête pensante.

Ce n’est pas pour autant qu’il nous en donne une formule plus assurée, et les préceptes techniques que cet exemple passe pour illustrer dans l’article Ego psychology and interpretation in psychoanalytic therapy[9], aboutissent, dans leur balancement où se distinguent les nostalgies de l’analyste de vieille souche, à des notions nègre-blanc dont nous remettons l’examen à plus tard, espérant toujours au reste la venue du benêt qui, calibrant enfin dans sa naïveté cette infatuation de l’analyse normalisante, lui assénerait, sans que quiconque ait à s’en mêler, le coup définitif.

Considérons en attendant le cas qu’il nous présente pour la mise en lumière de l’élégance, avec laquelle il l’a, peut-on dire, dégagé, et ce en raison des principes dont son intervention décisive montre l’application magistrale : entendons par là, l’appel au moi du sujet, l’abord par la surface, la référence à la réalité, et tutti quanti.

Voici donc un sujet qu’il a pris en position de second analyste. Ce sujet est gravement entravé dans sa profession, profession intellectuelle dont il semble qu’elle n’est pas très loin de la nôtre. C’est ce qu’on traduit en nous disant que bien qu’occupant une position académique respectée, il ne saurait (54)avancer à un plus haut rang, faute de pouvoir publier ses recherches. L’entrave est la compulsion par laquelle il se sent poussé à prendre les idées des autres. Obsession donc du plagiat, voire du plagiarisme. Au point où il en est, après avoir recueilli une amélioration pragmatique de sa première analyse, sa vie gravite autour d’un brillant scholar dans le tourment sans cesse alimenté d’éviter de lui prendre ses idées. Quoi qu’il en soit, un travail est prêt à paraître.

Et un beau jour, le voici qui arrive à la séance avec un air de triomphe. La preuve est faite : il vient de mettre la main sur un livre à la bibliothèque, qui contient toutes les idées du sien. On peut dire qu’il ne connaissait pas le livre, puisqu’il y a jeté un œil il n’y a pas longtemps. Néanmoins le voilà plagiaire malgré lui. L’analyste (femme) qui lui a fait sa première tranche (comme on dit dans notre slang), avait bien raison quand elle lui disait à peu près « qui a volé, volera », puisqu’aussi bien à sa puberté il chapardait volontiers livres et sucreries.

C’est ici qu’Ernst Kris, de sa science et de son audace, intervient, non sans conscience de nous les faire mesurer, sentiment où nous le laisserons peut-être à mi-chemin. Il demande à voir ce livre. Il le lit. Il découvre que rien n’y justifie ce que le sujet croit y lire. C’est lui seul qui prête à l’auteur d’avoir dit tout ce qu’il veut dire.

Dès lors, nous dit Kris, la question change de face. Bientôt transpire que l’éminent collègue s’est emparé de façon réitérée des idées du sujet, les a arrangées à son goût et tout simplement démarquées sans en faire mention. Et c’est cela que le sujet tremblait de lui prendre, sans y reconnaître son bien.

Une ère de compréhension nouvelle s’annonce. Si je disais que le grand cœur de Kris en a ouvert les portes, sans doute ne recueillerais-je pas son assentiment. Il me dirait, avec le sérieux proverbialement attribué au pape, qu’il a suivi le grand principe d’aborder les problèmes par la surface. Et pourquoi ne dirait-on pas aussi qu’il les prend par le dehors, et même qu’une pointe de don quichottisme pourrait bien se lire à son insu dans la façon dont il vient à trancher en matière aussi délicate que le fait de plagiat ?

Le renversement d’intention dont nous avons été aujourd’hui réapprendre la leçon chez Freud, mène sans doute à (55)quelque chose, mais il n’est pas dit que ce soit à l’objectivité. À la vérité, si l’on peut être certain que ce ne sera point sans profit qu’on ramènera la belle âme de sa révolte contre le désordre du monde, à la mettre en garde quant à la part qu’elle y prend, l’inverse n’est point vrai, et il ne doit point nous suffire que quelqu’un s’accuse de quelque mauvaise intention pour que nous l’assurions qu’il n’en est point coupable.

L’occasion était belle pourtant qu’on pût s’apercevoir que, s’il y a un préjugé au moins dont le psychanalyste devrait être détaché par la psychanalyse, c’est celui de la propriété intellectuelle. Sans doute cela eût-il rendu plus aisé à celui que nous suivons ici, de se retrouver dans la façon dont son patient l’entendait lui-même.

Et puisqu’on saute la barrière d’une interdiction, d’ailleurs plus imaginaire que réelle, pour permettre à l’analyste un jugement sur pièces, pourquoi ne pas s’apercevoir que c’est rester dans l’abstrait que de ne pas regarder le contenu propre des idées ici en litige, car il ne saurait être indifférent.

L’incidence vocationnelle, pour tout dire, de l’inhibition n’est peut-être pas à négliger tout à fait, si toutefois ses effets professionnels paraissent évidemment plus importants dans la perspective culturellement spécifiée du success.

Car, si j’ai pu remarquer quelque retenue dans l’exposé des principes d’interprétation que comporte une psychanalyse revenue désormais à l’ego psychology, on ne nous fait par contre, dans le commentaire du cas, grâce de rien.

Se réconfortant au passage d’une rencontre qui lui paraît des plus heureuses avec les formules de l’honorable M. Bibring, M. Kris nous expose sa méthode : « Il s’agit de déterminer dans une période préparatoire (sic) les patterns de comportement, présents et passés, du sujet (cf. p. 24 de l’article). On notera d’abord ici ses attitudes de critique et d’admiration à l’endroit des idées des autres ; puis le rapport de celles-ci aux idées propres du patient ». Qu’on m’excuse de suivre pas à pas le texte. Car il faut ici qu’il ne nous laisse aucun doute sur la pensée de son auteur. « Une fois à ce point, la comparaison entre la productivité du patient lui-même et celle des autres doit être poursuivie dans le plus grand détail. À la fin, la déformation d’imputer aux autres ses propres idées va pouvoir enfin être analysée et le mécanisme « doit et avoir » être rendu conscient ».

(56)Un des maîtres regrettés de notre jeunesse, dont pourtant nous ne pouvons dire que nous l’ayons suivi dans les derniers tournants de sa pensée, avait déjà désigné ce que l’on nous décrit ici du nom de « bilanisme ». Bien entendu, il n’est pas à dédaigner de rendre conscient un symptôme obsessionnel, mais c’est autre chose encore que de le fabriquer de toutes pièces.

Abstraitement posée, cette analyse, descriptive, nous précise-t-on, ne me paraît pas pourtant différenciée beaucoup de ce qu’on rapporte du mode d’abord qu’aurait suivi la première analyste. Car on ne nous fait pas mystère qu’il s’agit de Mme Melitta Schmideberg, en citant une phrase extraite d’un commentaire qu’elle aurait fait paraître de ce cas : « Un patient qui durant sa puberté a volé de temps en temps… a gardé plus tard un certain penchant au plagiat… Dès lors, puisque pour lui l’activité était liée au vol, l’effort scientifique au plagiarisme, etc. ».

Nous n’avons pu vérifier si cette phrase épuise la part prise à l’analyse par l’auteur mis en cause, une partie de la littérature analytique étant devenue malheureusement très difficile d’accès[10].

Mais nous comprenons mieux l’emphase de l’auteur dont nous tenons le texte, quand il embouche sa conclusion : « Il est maintenant possible de comparer les deux types d’approche analytique. »

Car, à mesure qu’il a précisé concrètement en quoi consiste le sien, nous voyons bien ce que veut dire cette analyse des pattern de la conduite du sujet, c’est proprement d’inscrire cette conduite dans les patterns de l’analyste.

Ce n’est pas qu’on n’y remue rien d’autre. Et nous voyons se dessiner avec le père et le grand-père une situation à trois fort attrayante d’aspect, et ceci d’autant plus que le premier semble avoir failli, comme il arrive, à se tenir au niveau du second, savant distingué dans sa partie. Ici quelques astuces sur le grand-père et le père qui n’était pas grand, auxquelles nous aurions peut-être préféré quelques indications sur le rôle de la mort dans tout ce jeu. Que les grands et les petits poissons des parties de pêche avec le père ne symbolisent la classique (57)« comparaison » qui dans notre monde mental a pris la place tenue en d’autres siècles par d’autres plus galantes, nous n’en doutons pas ! Mais tout cela, si j’ose dire, ne me paraît pas pris par le bon bout.

Je n’en donnerai pas d’autre preuve que le corps du délit promis dans mon exemple, c’est-à-dire justement ce que M. Kris nous produit comme le trophée de sa victoire. Il se croit arrivé au but ; il en fait part à son patient. « Il n’y a que les idées des autres qui sont intéressantes, ce sont les seules qui soient bonnes à prendre ; s’en emparer est une question de savoir s’y prendre » – je traduis ainsi : engineering, parce que je pense qu’il fait écho au célèbre how to américain, mettons, si ce n’est pas ça : question de planification.

« À ce point, nous dit Kris, de mon interprétation, j’attendais la réaction de mon patient. Le patient se taisait, et la longueur même de ce silence, affirme-t-il, car il mesure ses effets, a une signification spéciale. Alors comme saisi d’une illumination subite, il profère ces mots : « Tous les midis, quand je me lève de la séance, avant le déjeuner, et avant que je ne retourne à mon bureau, je vais faire un tour dans telle rue (une rue, nous explique l’auteur, bien connue pour ses restaurants petits, mais où l’on est bien soigné) et je reluque les menus derrière les vitres de leur entrée. C’est dans un de ces restaurants que je trouve d’habitude mon plat préféré : des cervelles fraîches. »

C’est le mot de la fin de son observation. Mais l’intérêt très vif que je porte aux cas de génération suggérée des souris par les montagnes, vous retiendra, j’espère, encore un moment, si je vous prie d’examiner avec moi celle-ci.

Il s’agit en tous points d’un individu de l’espèce dite acting out, sans doute de petite taille, mais fort bien constitué.

Le plaisir seul qu’il semble apporter à son accoucheur m’étonne. Pense-t-il qu’il s’agisse d’une issue valable de cet id, que le suprême de son art eût réussi à provoquer.

Qu’assurément l’aveu qu’en fait le sujet n’ait toute sa valeur transférentielle, ce n’est pas douteux, encore que l’auteur ait pris le parti, délibéré, il le souligne, de nous épargner tout détail concernant l’articulation, et ici je souligne moi-même, entre les défenses (dont il vient de nous décrire le démontage) et la résistance du patient dans l’analyse.

Mais l’acte lui-même, qu’en comprendre ? Sinon y voir proprement une émergence d’une relation orale primordialement « retranchée », ce qui explique sans doute le relatif échec de la première analyse.

Mais qu’elle apparaisse ici sous la forme d’un acte totalement incompris du sujet ne nous paraît pour celui-ci d’aucun bénéfice, si elle nous montre d’autre part où aboutit une analyse des résistances qui consiste à s’attaquer au monde (aux patterns) du sujet pour le remodeler sur celui de l’analyste, au nom de l’analyse des défenses. Je ne doute pas que le patient ne se trouve, somme toute, fort bien de se mettre là aussi à un régime de cervelle fraîche. Il remplira ainsi un pattern de plus, celui qu’un grand nombre de théoriciens assignent en propres termes au procès de l’analyse : à savoir l’introjection du moi de l’analyste. Il faut espérer, en effet, que là aussi c’est de la partie saine qu’ils entendent parler. Et là-dessus les idées de M. Kris sur la productivité intellectuelle nous paraissent garanties conformes pour l’Amérique.

Il semble accessoire de demander comment il va s’arranger avec les cervelles fraîches, les cervelles réelles, celles qu’on fait revenir au beurre noir, y étant recommandé un épluchage préalable de la pie-mère qui demande beaucoup de soin. Ce n’est pas là pourtant une question vaine, car supposez que ce soit pour les jeunes garçons qu’il se fût découvert le même goût, exigeant de non moindres raffinements, n’y aurait-il pas au fond le même malentendu ? Et cet acting out, comme on dirait, ne serait-il pas tout aussi étranger au sujet ?

Ceci veut dire qu’à aborder la résistance du moi dans les défenses du sujet, qu’à poser à son monde les questions auxquelles il devrait répondre lui-même, on peut s’attirer des réponses fort incongrues, et dont la valeur de réalité, au titre des pulsions du sujet, n’est pas celle qui se fait reconnaître dans les symptômes. C’est ce qui nous permet de mieux comprendre l’examen fait par M. Hyppolite des thèses apportées par Freud dans la Verneinung.

Nous ne manquerons pas d’en poursuivre les conséquences au prochain séminaire que nous tiendrons sous le chef d’« analyse du discours et analyse du moi », en essayant d’y éclairer les démarches qui opposent, dans l’analyse des enfants, Mlle Anna Freud et Mme Melanie Klein.

 



[1]. Comme exemple de ce simplisme, on peut donner le rapport de R. de Saussure, au Congrès de psychiatrie de 1950 et l’usage qu’il y fait à toutes fins de cette notion franchement nouvelle : l’émotion hallucinée !

[2]. Soit en 1951-1952. (N. d. R)

[3]. G.W., XII p. 117, Cinq psychanalyses, p. 389.

[4]. Ibid.

[5]. G.W., XII p. 111, Cinq psychanalyses, p. 385.

[6] Cf. Uber fausse reconnaissance (« déjà raconté ») während der psychoanalytischen Arbeit, G. W., X, pp. 116-123, passage cité, p. 122. Trad. anglaise, Coll. Papers, II, 334, 341, p. 340.

[7]. C’est l’article cité à l’instant.

[8]. Cf. Jacques Lacan, De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, Paris, Le François, 1932.

[9]. Paru dans The psychoanalytic quarterly, vol. XX, n° 1, January,

[10]. Cf. s’il se peut Melitta Schmideberg, Intellektuelle Hemmung und Es Störung, Zischr. f. psa. Päd, VIII, 1934.