« Variantes de la cure-type » par Jacques Lacan, Médecin des Hôpitaux psychiatriques, publié dans l’Encyclopédie Médico-Chirurgicale – Psychiatrie – le 3 février 1955, référencé cote 37812 C10 pages 1 à 11. Ce texte fut supprimé de l’E.M.C. en 1960. Nous reproduisons les variations de taille de caractère proposés par ce texte-source.

(1)Une question chauve-souris :

l’examiner au jour.

 

On attendrait ici l’annonce des variantes de la cure. Le titre « Variantes de la cure-type » fait boiteux. Mais cette boiterie a sa raison. L’ambiguïté de la formule peut mener droit à la question, non sans qu’on s’interroge d’abord si elle lui est intrinsèque, ou si elle trahit un gauchissement de la question dans un contexte d’information médicale.

Mais ce pas d’arrêt même est un pas en avant. Car il dégage aussitôt ce qu’on pressent dans le public : à savoir que la psychanalyse n’est pas une thérapeutique comme les autres. Ceci veut dire que, même à se présenter comme une cure, elle ne se satisfait pas de critères naïfs, disons-le même « cliniques », pour définir son opération selon la variété des cas où elle s’applique ; qu’elle ne se distingue pas même par un choix différent des variables où se repèrent son champ et son action, mais que la vigilance jalouse que traduit la notion de variantes touchant sa voie et ses moyens est fonction si interne à son exercice qu’elle ne peut être détachée de son statut.

Tout analyste considère, en effet, que ces variantes sont limitées par le respect de certaines formes techniques, hors desquelles son action sur le patient, même si elle prend appui sur les connaissances psychanalytiques, n’est plus que psychothérapie.

Que l’analyste s’efforce de déduire de ces formes un formalisme dont l’observance s’impose rigoureusement, encore faut-il qu’il éprouve la valeur de chacune d’elles par une critique positive des effets propres à son opération : c’est ce que la littérature psychanalytique désigne comme la théorie des critères thérapeutiques ; ce qui s’y traite est de savoir comment agit ce que l’on fait.

Cette place accordée au besoin de comprendre est un signe de qualité en un domaine aussi mouvant que celui de la guérison. L’insouciance même de l’analyste, quant aux règles les plus élémentaires de la statistique, dans les enquêtes, d’ailleurs rares, où sont produits ses « résultats », si elle ne dépasse pas, en fait, ce qui est d’usage en médecine, est, chez lui, plus justifiée.

S’il fait moins de cas que quiconque en effet d’appréciations aussi sommaires qu’ « amélioré », « très amélioré », voire « guéri », c’est qu’une discipline domine sa pratique, qui lui enseigne le détachement de toute urgence thérapeutique ; c’est aussi que son expérience, dans ses données les plus larges, le prévient contre les dangers de ce que le terme de furor sanandi énonce assez pour lui.

Car, s’il admet la guérison comme bénéfice de surcroît de son traitement, il en sépare si radicalement de son action l’instance qu’au seul fait qu’une initiative y prenne son motif, il réagit en son for intérieur par l’inquiétude, au for du groupe par la question préalable : savoir si l’on est encore là dans la psychanalyse.

À souligner ce trait, on entend qu’il puisse paraître, en la question présente, périphérique. Mais c’est précisément sa portée, qu’il la cerne d’une ligne dont le tracé à peine visible suffit à séparer l’intérieur d’un cercle de son dehors, et qu’à être éludé par une convention tacite dans ce qui de l’intérieur du cercle se présente au dehors, il donne l’exemple de la facilité avec laquelle sont omis les principes les plus décisifs, ceux qui règnent dans le silence des vérités indiscutées.

C’est ainsi que la psychanalyse se réfère, en ses critères thérapeutiques, à des concepts dont l’ordonnance en plusieurs registres, dynamique, topique, économique, laisse matière à maints débats, mais dont l’extrême élaboration ne répond qu’à son expérience. Leur compréhension exige donc cette expérience, et c’est un fait que les psychanalystes en font une objection de principe à toute critique du dehors quand elle prétend aller au fond.

En d’autres termes, toute reconnaissance de la psychanalyse, comme profession et comme science, se propose sur la base d’un principe d’extraterritorialité auquel il est impossible au psychanalyste de renoncer, même s’il le dénie, mettant toute validation de ses problèmes sous le signe de la double appartenance qui les rend aussi insaisissables que la chauve-souris de la fable.

Toute discussion ouverte sur une question comme la présente s’engage donc sur un malentendu, mais elle ne prend son relief qu’au contre-jour dont l’éclaire le paradoxe du dedans. II suffit, pour le faire apparaître, de s’en tenir à la lettre de ce qui s’écrit d’autorité sur les critères thérapeutiques de l’analyse : si, en effet, l’on peut alors s’accommoder du fait que l’intensité des débats croisse à mesure qu’on se rapproche du cœur de sa pratique, il s’avère plus surprenant que les oppositions y deviennent plus irréductibles à mesure même de cette proximité, et que la discussion, à devenir plus aiguisée, ne s’y achève qu’en confusion.

Pour prendre une idée du degré de ce paradoxe, il suffit de se référer aux communications faites au dernier Congrès mondial des psychanalystes freudiens, réunis à Londres ; elles mériteraient d’être portées au dossier dans leur totalité, et chacune intégralement (Voir International Journal of Psycho-Analysis, 1954, n° 2 : tout le numéro). On extraira de l’une d’entre elles une appréciation mesurée (la traduction est de l’auteur du présent article) : « II y a vingt ans », écrit l’un des auteurs (op. cit., p. 95), « je fis circuler un questionnaire aux fins de rendre compte de ce qu’étaient les pratiques techniques réelles et les normes de travail des psychanalystes en ce pays (la Grande-Bretagne). J’obtins des réponses complètes de 24 sur 29 de nos membres praticiens. De l’examen desquelles, il transpira (sic) qu’il n’y avait d’accord complet que sur six des soixante-trois points soulevés. Un seul de ces six points pouvait être regardé comme fondamental, à savoir : la nécessité d’analyser le transfert ; les autres se rapportaient à des matières aussi mineures que l’inopportunité d’accepter des cadeaux, le rejet de l’usage des termes techniques dans l’analyse, l’évitement des (37812 C10 p.2)contacts sociaux, l’abstention de répondre aux questions, l’objection de principe aux conditions préalables, et, de façon assez intéressante, le paiement de toutes les séances où l’on fait défaut au rendez-vous ». Cette référence à une enquête déjà ancienne prend sa valeur de la qualité des praticiens, encore réduits à une élite, auxquels elle s’adressait. Elle n’est évoquée que pour l’urgence, devenue publique, de ce qui n’était que besoin personnel, à savoir (c’est le titre de l’article) : définir les « critères thérapeutiques de l’analyse ». L’obstacle majeur y est désigné dans des divergences théoriques fondamentales : « Nous n’avons pas besoin de regarder loin », continue-t-on, « pour trouver des sociétés psychanalytiques fendues en deux (sic) par de telles différences, avec des groupes extrêmes professant des vues mutuellement incompatibles, les sections étant maintenues dans une union malaisée par des groupes moyens, dont les membres, comme c’est le fait de tous les éclectiques de par le monde, tirent parti de leur absence d’originalité en faisant vertu de leur éclectisme, et en prétendant, de façon implicite ou explicite, que, peu important les divergences de principe, la vérité scientifique ne gît que dans le compromis. En dépit de cet effort des éclectiques pour sauver l’apparence d’un front uni devant le public scientifique et psychologique, il est évident que, sous certains aspects fondamentaux, les techniques mises en pratique par les groupes opposés sont aussi différentes que la craie du fromage » (op. cit., p. 95).

Aussi bien, l’auteur cité ne se fait pas d’illusion sur la chance qu’offre le Congrès plénier, auquel il s’adresse, de réduire les discordances, et ceci faute de toute critique portant sur la « supposition affectée et entretenue avec soin que ceux qui sont en fonction de participer à un tel propos partageraient, fût-ce grossièrement, les mêmes vues, parleraient le même langage technique, suivraient des systèmes identiques de diagnostic, de pronostic et de sélection des cas, pratiqueraient, fût-ce de façon approximative, les mêmes procédés techniques. Aucune de ces prétentions ne saurait supporter un contrôle un peu serré » (les italiques sont de l’auteur, op. cit., p. 96).

Comme il faudrait dix pages de cette Encyclopédie pour la seule bibliographie des articles et ouvrages où les autorités les moins contestées confirment un tel aveu, tout recours à l’assentiment commun des philosophes semble exclu pour y trouver quelque mesure en la question des variantes du traitement analytique. Le maintien des normes tombe de plus en plus dans l’orbe des besoins de cohérence du groupe, comme il s’avère en un certain pays où ce groupe représente une puissance à la mesure de l’étendue de ce pays, sans plus se justifier d’autres motifs que de la préservation d’un standard : l’avènement d’un pur formalisme se préparant partout, pour reprendre les termes de l’auteur déjà cité, d’un « perfectionnisme » technique où l’analyse, dit-il, « perd la mesure de ses limites d’application », en même temps qu’il la conduit à des critères de son opération à la fois « perfectionnistes, immotivés et dès lors hors de portée de tout contrôle » par l’expérience, voire à une « mystique (le mot est en français) qui défie l’examen et se dérobe à toute discussion sensée » (op. cit., p. 96).

Cette mystification – c’est, en effet, le terme technique pour désigner tout processus qui rend occulte pour le sujet l’origine des effets de sa propre action – est d’autant plus frappante à constater, que le prestige croissant de l’analyse et la fonction pilote qu’elle joue dans une zone importante des relations humaines, s’ils sont la sanction méritée d’un cinquantenaire de recherches de la qualité la plus soutenue, donnent désormais à son mouvement le bénéfice à double face des préjugés jouant en faveur de toutes choses reçues.

Les problèmes qui en résultent peuvent tourner à l’urgence si la psychanalyse, comme dans le pays mentionné à l’instant, vient à une importance quantitative qui en fait un facteur sociologique retentissant immédiatement à l’échelle collective.

La solidarité étroite que manifestent théorie et technique dans leurs progrès et qu’on a soulignée souvent dans la psychanalyse, si elle est le garant de l’authenticité de son expérience, ne laisse ici que plus désarmé.

Seule, l’appréhension la plus vaste des divergences, et qui arrive à les saisir dans le synchronisme de leur moment, peut révéler leur cause profonde.

Si l’on s’y essaye, on prend l’idée d’un phénomène massif de passivité, voire d’inertie subjective, dont les effets semblent s’accroître avec l’extension du mouvement.

Du moins est-ce là ce que suggère la dispersion que l’on constate, tant dans la coordination des concepts que dans leur compréhension.

Si des travaux du meilleur aloi continuent d’en manifester la richesse, c’est dans un premier temps fécond d’approfondissement de leur antinomie, mais c’est pour décevoir par les syncrétismes de pure fiction, voire le retour dès lors confusionnel à l’indifférenciation première, où l’impuissance dialectique s’achève en solution de faux semblant.

Cet effort est mieux venu parfois à laisser en suspens la dissociation qu’il apporte dans les concepts fondamentaux, dont il faut remarquer que tous sont dus à l’inventeur de l’analyse. La résistance de ces concepts à des réductions théoriques, dont les échecs répétés sembleraient devoir les faire éclater, devient alors l’illustration de leur consistance.

S’il en est un qui manifeste son bien-fondé à cette épreuve, c’est le concept de transfert, dont on peut dire que, comblant les exigences hégéliennes, nul concept ne peut être mieux saisi pour identique à la chose même, que celui-ci ne se démontre l’être à la chose analytique, et ce jusque dans les ambiguïtés qui se proposent en l’un et l’autre et dans leur relation essentielle : la chose est-elle réelle ou déréelle ? le concept est-il d’un besoin de répétition ou de la répétition d’un besoin ? le temps où ils s’identifient est-il de réminiscence ou de réexpérience ? (Lagache, 1952).

On saisit, en même temps, les partialités qui s’ouvrent au choix du praticien, pour si peu qu’il rabaisse, en l’objectivant, le niveau d’une expérience qu’il ne peut soutenir sans la penser. S’il entreprend alors sa théorie, il entre dans des contradictions d’autant plus captivantes à suivre qu’elles semblent forcer sa plume sous une sorte d’ Žngxh sémantique, démontrant ab inferiori la dialectique où son action s’inscrit.

Ainsi une cohérence profonde reste-t-elle sensible dans la gerbe même des chutes qui encadrent en quelque sorte l’axe, fût-il dévié, de l’expérience analytique, comme les éclats d’un projectile se dispersent en conservant pour centre de gravité commun sa trajectoire idéale.

Dès lors, la condition de malentendu, dont nous avons noté que ne se dégageait pas la psychanalyse, à s’engager dans la voie de sa reconnaissance, semble prendre un sens plus profond d’une méconnaissance interne à son mouvement.

Mais on entrevoit par là que l’accès à la question de ses variantes puisse rencontrer, de la condition même d’être exposée au public médical, une faveur imprévue.

Une pratique qui se fonde sur l’intersubjectivité ne peut, en effet, se soustraire à ses lois, là où la porte son besoin de se faire reconnaître. Car l’extraterritorialité dont elle se réclame ne lui permettra d’y accéder qu’en étrangère, voir suggérera de la traiter par l’extériorisation, à la façon dont on l’entend pour une tumeur de l’organisme.

Mais on rend justice à toute prétention où se trahit quelque méconnaissance de soi, en l’acceptant en termes crus.

Dans l’obscurité où s’annonce la question des variantes de la cure-type, on partira donc du critère unique dont dispose le médecin qui veut en faire bénéficier son patient. Ce critère qui doit sans doute à sa simplicité d’être rarement énoncé est le suivant : une psychanalyse est un traitement qu’on attend d’un psychanalyste.


De la voie du psychanalyste

à son maintien :

considéré dans sa déviation.

 

La remarque qui sert d’issue au précédent chapitre n’a d’évidence qu’ironique. C’est qu’à se profiler sur l’impasse apparente de la question dans son abord dogmatique, elle la réitère, à bien y regarder et sans omettre le grain de sel, par un jugement synthétique a priori, à partir d’où une raison pratique pourra sans doute s’y retrouver.

Car, si la voie de la psychanalyse se met en cause en la question de ses variantes, au point de ne plus apparaître en ce jugement que supposée, une existence aussi précaire pose qu’un homme la maintienne et que cet homme soit réel.

Aussi, c’est aux sollicitations exercées sur l’homme réel par l’ambiguïté de cette voie qu’on tentera de mesurer, avec l’effet (37812 C10 p. 3)qu’il en éprouve, la notion qu’il en prend. S’il poursuit sa tâche en effet dans cette ambiguïté, c’est qu’elle ne l’arrête pas plus qu’il n’est commun au plus grand nombre des pratiques humaines ; mais si la question reste permanente en cette pratique particulière, de la limite à assigner à ses variantes, c’est qu’on n’y voit pas le terme où s’arrête l’ambiguïté.

Dès lors, il importe peu que l’homme réel se décharge du soin de définir ce terme sur les autorités qui n’y subviennent qu’à y donner le change, ou qu’il s’accommode de le méconnaître en sa rigueur, à éviter d’en éprouver la limite ; dans les deux cas, il sera, par son action, plutôt joué qu’il ne la joue, mais il ne s’y trouvera que plus à l’aise pour y loger les dons qui l’y adaptent : sans s’apercevoir qu’à s’abandonner ici à la mauvaise foi de la pratique instituée il la fait tomber au niveau des routines dont des habiles dispensent les secrets, dès lors incritiquables, puisque toujours subordonnés aux mêmes dons, n’en fût-il plus au monde, dont ils se réservent la discrétion.

Celui qui se laisse, à ce prix, alléger du souci de sa mission, s’y croira même confirmé par l’avertissement qui résonne encore de la voix même qui formula les règles fondamentales de sa pratique : de ne pas se faire une idée trop élevée de cette mission, ni moins encore le prophète d’aucune vérité établie. Ainsi ce précepte, à se présenter sous le mode négatif, par quoi le maître pensa offrir ces règles à la compréhension, n’ouvre-t-il que son contresens à la fausse humilité.

Dans le chemin de la vraie, on n’aura pas à chercher loin l’ambiguïté insoutenable qui se propose à la psychanalyse ; elle est à la portée de tous. C’est celle qui se révèle dans la question de ce que parler veut dire, et chacun la rencontre à seulement accueillir un discours de son prochain. Car la locution même où la langue recueille son intention la plus naïve : celle d’entendre ce qu’il « veut dire », dit assez qu’il ne le dit pas. Mais ce que veut dire ce « veut dire » est encore à double entente, et il tient à l’auditeur que ce soit l’une ou l’autre : soit ce que le parleur veut lui dire par le discours qu’il lui adresse, ou ce que ce discours lui apprend de la condition du parleur. Ainsi, non seulement le sens de ce discours réside dans celui qui l’écoute, mais c’est de son accueil que dépend qui le dit : c’est à savoir le sujet à qui il donne accord et foi, ou un sujet que son discours lui livre comme constitué.

Or l’analyste s’empare de ce pouvoir discrétionnaire de l’auditeur pour le porter à une puissance seconde. Car, outre qu’il se pose expressément pour lui-même, voire pour le sujet parlant, en interprète de son discours, il impose au sujet, dans son discours, l’ouverture particulière aux conditions de la règle qu’il lui propose comme fondamentale : à savoir que ce discours se poursuive primo sans interruption, secundo dans l’abandon de toute retenue du sujet, non seulement quant au souci de sa cohérence logique ou de sa rationalité pour lui-même, mais encore quant à la vergogne de son appel ad hominem ou de sa recevabilité par l’auditeur. Il distend donc ainsi l’écart qui met à sa merci la surdétermination du sujet dans l’ambiguïté de la parole constituante et du discours constitué, comme s’il espérait que les extrêmes s’en rejoignent par une révélation qui les confond. Mais cette conjonction ne peut s’opérer, en raison de la limite peu remarquée où reste contenue la prétendue libre association, par quoi la parole du sujet est maintenue dans les formes syntaxiques qui l’articulent en discours dans la langue employée comme entendue par l’analyste.

Dès lors, l’analyste garde entière la responsabilité qu’on vient de reconnaître, en un sens approfondi de ce terme, comme étant celle de l’auditeur, dans l’ambiguïté sans ambages qui s’offre à son interprétation, et son silence même ne l’en soulage pas d’une ligne, dès l’instant qu’il écoute.

Aussi bien les auteurs en avouent-ils le poids, si obscurément qu’ils s’en expliquent, quand ils font état, sous le chef actuellement passe-partout du contre-transfert, des répugnances personnelles de l’analyste, soit qu’ils considèrent le peu de succès, voire la désuétude, des théories de l’interprétation, soit qu’ils notent la rareté, voire l’atermoiement de son indication dans la technique. Et l’emploi usuel du terme vague d’analyser, là où celui d’interpréter supposerait l’indication de son sens propre, montre bien quel effet centrifuge détourne l’attention du praticien de son intervention majeure : effet qui répond essentiellement à la notion de contre-transfert, en ce que l’analyste s’y dérobe à considérer l’action qui lui revient dans la production de la vérité.

La question des variantes s’éclairerait à suivre cet effet, cette fois diachroniquement, dans une histoire des variations du mouvement psychanalytique, en ramenant à sa racine universelle, à savoir son insertion dans l’expérience de la parole, l’espèce de catholicité parodique où cette question prend corps.

Au reste, il n’est pas besoin d’être grand clerc pour savoir que les mots-clefs dont l’homme réel, ici évoqué, fait l’usage le plus jaloux pour en illustrer sa technique, ne sont pas toujours ceux qu’il conçoit le plus clairement. Les augures rougiraient de trop se presser entre eux là-dessus, et ne trouvent pas mauvais que la vergogne de leurs cadets, pour s’étendre aux plus novices par un paradoxe qu’expliquent les modes actuellement en faveur de leur formation, leur en épargne l’épreuve.

Analyse du matériel, analyse des résistances, c’est en ces termes que chacun rapportera le principe élémentaire comme le fin mot de sa technique, la première apparaissant comme périmée depuis la promotion de la seconde. Mais, la pertinence de l’interprétation d’une résistance se sanctionnant à l’issue d’un « nouveau matériel », c’est quant au sort à réserver à celui-ci que commenceront les nuances, voire les divergences. Et que s’il faut l’interpréter comme devant, on sera fondé à se demander si, dans ces deux temps, le terme d’interprétation garde le même sens.

Pour y répondre, on peut se reporter aux abords de l’année 1920 où s’instaure le tournant (c’est là le terme consacré dans l’histoire de la technique) tenu dès lors pour décisif dans les voies de l’analyse. Il se motive, à cette date, d’un amortissement dans ses résultats, dont on ne peut jusqu’ici éclaircir la constatation que de l’avis, apocryphe ou non, où l’humour du maître prend après coup valeur de prévision, d’avoir à se presser de faire l’inventaire de l’inconscient avant qu’il ne se referme.

Ce dont pourtant le terme même de « matériel » marque dès lors le discrédit dans la technique, c’est l’ensemble des phénomènes où l’on avait appris jusque-là à trouver le secret du symptôme, domaine immense annexé par le génie de Freud à la connaissance de l’homme et qui mériterait le titre propre de « sémantique psychanalytique » : rêves, actes manqués, lapsus du discours, désordres de la remémoration, caprices de l’association mentale, etc.

Avant le « tournant », c’est par le déchiffrage de ce matériel que le sujet recouvre, avec la disposition du conflit qui détermine ses symptômes, la remémoration de son histoire. C’est aussi bien à la restauration de l’ordre et des lacunes de celle-ci qu’on mesure alors la valeur technique à accorder à la réduction des symptômes. Cette réduction constatée démontre une dynamique où l’inconscient se définit comme un sujet bel et bien constituant, puisqu’il soutenait les symptômes dans leur sens avant qu’il ne fût révélé, et on l’éprouve directement à le reconnaître dans la ruse du désordre où le refoulé compose avec la censure, ce en quoi, notons-le au passage, la névrose s’apparente à la condition la plus commune de la vérité dans la parole et dans l’écrit.

Si dès lors l’analyste donnant au sujet le mot de son symptôme, celui-ci n’en persiste pas moins, c’est que le sujet résiste à en reconnaître le sens : et l’on conclut que c’est cette résistance qu’il faut, avant tout, analyser. Entendons que cette règle fait encore foi à l’interprétation, mais c’est du versant du sujet où l’on va chercher cette résistance que va dépendre la déviation qui s’annonce ; et il est clair que la notion penche à tenir le sujet pour constitué dans son discours. Qu’elle aille chercher sa résistance hors de ce discours même, et la déviation sera sans remède. On ne reviendra plus à questionner sur son échec la fonction constituante de l’interprétation.

Ce mouvement de démission dans l’usage de la parole justifie à dire que la psychanalyse n’est pas sortie, depuis, de sa maladie infantile, ce terme dépassant ici la métaphore courante en son emploi massif, de toute la propriété qu’y retrouve son second (37812 C10 p. 4)terme à situer l’effet durable du trauma aussi bien que sa cause dans le lien de la technique à l’instrument du langage.

La notion de la résistance n’était pourtant pas nouvelle. Freud en avait reconnu l’effet dès 1895 pour se manifester dans la verbalisation des chaînes de discours où le sujet constitue son histoire, processus dont il n’hésite pas à imager la conception en représentant ces chaînes comme englobant de leur faisceau le noyau pathogène autour duquel elles s’infléchissent, pour préciser que l’effet de résistance s’exerce dans le sens transversal au parallélisme de ces chaînes. Il va même jusqu’à poser mathématiquement la formule de proportionnalité inverse de cet effet à la distance du noyau à la chaîne en cours de mémorisation, y trouvant, par là même, la mesure de l’approche réalisée.

Il est clair ici que, si l’interprétation de la résistance en action dans telle chaîne de discours se distingue de l’interprétation de sens par où le sujet passe d’une chaîne à une autre plus « profonde », c’est sur le texte même du discours que la première s’exerce pourtant, y étant compris ses élusions, ses distorsions, ses élisions, voire ses trous et ses syncopes.

L’interprétation de la résistance ouvre donc la même ambiguïté qu’on a analysée plus haut dans la position de l’auditeur et qui se formule ici la question : Qui résiste ? – Le Moi, répondait la première doctrine, en tant qu’elle l’opposait, en termes dynamiques, à l’inconscient.

C’est en ce point que la nouvelle orientation de la technique se précipite dans l’erreur : elle répond par le même terme à la question, négligeant le fait que Freud en a changé le sens dans le groupe des notions topiques, nouvelles aussi, qu’il apporte à ce moment dans sa métapsychologie, pour le maintien de la voie analytique, et notamment en y insistant sur la conception que la résistance n’est pas le privilège du Moi.

Pourtant, rien dans ce dernier effort de sa pensée ne sera vraiment compris, comme il se voit au fait que les auteurs en sont encore à pointer les contradictions apparentes dans les notions du Moi, du Ça et du Surmoi, voire de l’automatisme de répétition ou de l’instinct de mort, sans avoir avancé d’un pas dans leur solution, et ces notions, dont on ne peut dès lors que regretter que leur usage ait éclipsé la terminologie antérieure, ne seront utilisées que dans la voie d’un contresens irrésistible.

Par un renversement de l’alternative qui s’offre à la position du sujet dans l’accueil de la parole, le sens constituant du symptôme, traité dès lors en matériel, s’inscrit à l’actif du sujet constitué, cependant que le Moi, tenu pour constitué dans la résistance, devient le sujet auquel va désormais s’adresser l’analyste.

Ce Moi, en effet, compris comme la partie organisée de la personnalité, c’est-à-dire sous un aspect isolé du concept nouvellement élaboré, et le plus propre à se confondre avec une illusion déjà périmée pour la psychologie la moins concrète, concentre dès lors sur lui tous les feux de la théorie.

Il n’est que de lire les phrases qui ouvrent le livre : « Le Moi et les mécanismes de défense », de Mlle Anna Freud (traduites ici, par l’auteur de cet article) : « En certaines périodes du développement de la science psychanalytique, l’intérêt théorique porté au Moi de l’individu était ouvertement désapprouvé… Toute remontée de l’intérêt des couches les plus profondes vers les plus superficielles de la vie psychique, et aussi bien tout virage de la recherche du Ça vers le Moi étaient tenus, en général, pour un commencement de prise en aversion de l’analyse », pour entendre, au son anxieux dont elles préludent à l’avènement d’une ère nouvelle, la musique sinistre où Euripide inscrit, en ses « Phéniciennes », le lien mythique du personnage d’Antigone au temps de retour de la mort sur l’action du héros.

Depuis lors, c’est un lieu commun de rappeler que nous ne savons rien du sujet que ce que son Moi veut bien nous en faire connaître, Otto Fenichel allant jusqu’à proférer tout uniment, comme une vérité qui n’a pas besoin d’être discutée, que « c’est au Moi qu’incombe la tâche de comprendre le sens des mots » (« Problèmes de technique psychanalytique », p. 63).

Le pas suivant mène à la confusion de la résistance et de la défense du Moi.

La notion de défense, promue par Freud, dès 1894, dans une première référence de la névrose à une conception généralement reçue de la fonction de la maladie, est reprise par lui, dans son travail majeur sur l’inhibition, le symptôme et l’angoisse, pour comprendre les moments de la formation du Moi dans une conception d’où résulte qu’il est constitué comme un symptôme.

Mais le seul emploi sémantique que, dans son livre à l’instant cité, Mlle Anna Freud fait du terme de Moi comme sujet du verbe montre assez la transgression qu’elle y consacre, et que, dans la déviation désormais acquise, le Moi est bien le sujet objectivé, dont les mécanismes de défense constituent la résistance.

Le traitement sera conçu dès lors comme une attaque, qui pose en principe, l’existence d’une succession de systèmes de défense chez le sujet, ce que confirme assez la « tarte à la crème », raillée au passage par l’auteur cité au précédent chapitre, et par où l’on se donne à bon marché de l’importance à poser à tout bout de champ la question de savoir si l’on a « assez bien analysé l’agressivité » (Internat. J. Psycho-Anal., 1954, n° 2, p. 97) ; moyennant quoi le benêt affirme n’avoir jamais rencontré du transfert d’autres effets qu’agressifs.

C’est ainsi que Fenichel, déjà cité pour les aplanissements qu’il apporte à la théorie, montre, à l’inverse, dans la technique, une complication qui n’est pas sans embrouiller les choses. car, si l’on ne suit pas sans intérêt le développement, tout à fait défendable, de l’ordre à suivre dans l’attaque des défenses du sujet, le sujet protégeant de défenses sa défense, en ce qu’elle touche de trop près à ce qu’elle défend pour ne pas le révéler, et la pulsion elle-même à se montrer sans masque devant être tenue pour le leurre destiné à détourner l’attaque de la défense à préserver (« Problèmes de technique psychanalytique », par 0. Fenichel : chap. 4 : Les aspects structuraux de l’interprétation, pp. 63-82), l’impression de malaise qu’en retient le lecteur ne réveille que mieux en lui, avec l’évocation du terme toujours en suspicion de vérité, la notion qu’à méconnaître ses fondements dialectiques, l’analyse perd toute direction.

Car on ne voit plus ni terme ni même raison à la recherche des prétendues profondeurs, si ce qu’elle découvre n’est pas plus vrai que ce qui le recouvre, et, à l’oublier, l’analyse se dégrade en un immense trifouillage psychologique, dont les échos qu’on peut avoir de sa pratique chez certains ne donne que trop le sentiment.

Si feindre de feindre, en effet, est un moment possible de la dialectique, il n’en reste pas moins que la vérité que le sujet avoue pour qu’on la prenne pour un mensonge se distingue pourtant de ce qui serait son erreur. Mais le maintien de cette distinction n’est possible que dans une dialectique de l’intersubjectivité, où la parole constituante est supposée dans le discours constitué.

À fuir en effet l’en deçà de la raison de ce discours, on doit le chercher au-delà. Si le discours du sujet pouvait, à la rigueur et à l’occasion, être mis entre parenthèses dans la perspective initiale de l’analyse pour la fonction de leurre, voire d’obstruction, qu’il peut remplir dans la révélation de la vérité, c’est au titre de sa fonction de signe et de façon permanente qu’il est maintenant dévalué. Car ce n’est plus seulement qu’on le dépouille de son contenu pour s’arrêter à son débit, à son ton, à ses interruptions, voire à sa mélodie. Toute autre manifestation de la présence du sujet semble bientôt lui devoir être préférée : sa présentation dans son abord et sa démarche, l’affectation de ses manières, et le salut de son congé ; une réaction d’attitude dans la séance retiendra plus qu’une faute de syntaxe et sera plus appréciée par son indice de tonus que pour sa portée gestuelle. Une bouffée émotionnelle, un borborygme viscéral seront témoignages quêtés de la mobilisation de la résistance, et la niaiserie où va le fanatisme du vécu ira à en trouver dans l’intersubodoration le fin du fin.

Mais, à mesure qu’on détache plus du discours où elle s’inscrit l’authenticité de la relation analytique, ce qu’on continue d’appeler son « interprétation » relève toujours plus exclusivement du savoir de l’analyste. Sans doute, ce savoir s’est-il beaucoup accru en cette voie, mais qu’on ne prétende pas s’être ainsi éloigné d’une analyse intellectualiste, à moins qu’on ne reconnaisse que la communication de ce savoir au sujet n’agit que comme une suggestion (37812 C10 p. 5)à laquelle le critère de la vérité reste étranger. Aussi bien un Wilhelm Reich, qui a parfaitement défini les conditions de l’intervention dans son mode d’analyse du caractère, tenu à juste titre pour une étape essentielle de la nouvelle technique, reconnaît-il n’attendre son effet que de son insistance (Reich, 1928, pp. 180-196).

Que le fait même de cette suggestion soit analysé comme tel, n’en fera pas pour autant une interprétation véritable. Une telle analyse dessinerait seulement la relation d’un Moi avec un Moi. C’est ce qu’on voit dans la formule usitée, que l’analyste doit se faire un allié de la partie saine du Moi du sujet, si on la complète de la théorie du dédoublement du Moi dans la psychanalyse (Richard Sterba, 1934). Si l’on procède ainsi à une série de bipartitions du Moi du sujet en la poussant ad infinitum, il est clair qu’il se réduit, à la limite, au Moi de l’analyste.

Dans cette voie, peu importe que l’on procède selon une formule où se reflète bien le retour au dédain traditionnel du savant pour la « pensée morbide », en parlant au patient « son langage » on ne lui rendra pas pour autant sa parole.

Le fond de la chose n’est pas changé, mais confirmé à se formuler dans une toute autre perspective, celle de la relation d’objet dont on verra le rôle récent dans la technique, par exemple. Seulement, à se référer à une introjection par le sujet, et sous forme de bon objet, du Moi de l’analyste, laisse-t-elle à rêver sur ce qu’un Huron observateur déduirait de ce repas mystique quant à la mentalité de civilisé moderne, pour peu qu’il cède à la même étrange erreur que nous commettons à prendre au pied de la lettre les identifications symboliques de la pensée que nous appelons « primitive ».

Il reste qu’un théoricien opinant en la délicate question de la terminaison de l’analyse pose crûment qu’elle implique l’identification du sujet avec le Moi de l’analyste en tant qu’analysant (W. Hoffer, 1950).

Cette formule, démystifiée, ne signifie rien d’autre sinon qu’à exclure son rapport au sujet de toute fondation dans la parole l’analyste ne peut rien lui communiquer qu’il ne tienne d’un savoir préconçu ou d’une intuition immédiate, c’est-à-dire qui ne soit soumis à l’organisation de son propre Moi.

On acceptera pour le moment cette aporie où l’analyse est réduite pour maintenir dans sa déviation son principe, et l’on posera la question : pour assumer d’être la mesure de la vérité de tous et de chacun des sujets qui se confient à son assistance, que doit donc être le Moi de l’analyste ?


Du Moi dans l’analyse

et de sa fin chez l’analyste.

 

Si c’est au terme d’« aporie », avancé au débucher de ce second chapitre, qu’on résume le gain acquis sur l’impasse du premier, c’est qu’on entend bien que le sens commun du psychanalyste y trouvera matière à objection, voire à scandale.

Comme le propos de cet exposé est précisément de nouer les contradictions où l’on se maintient à répéter en une phase dernière venue de l’analyse les formules reçues de la phase antérieure, on ne s’arrêtera à la fameuse communication des inconscients, tenue non sans raison pour être au principe de l’interprétation véritable, que pour demander à l’analyste si précisément elle ne se distingue pas de l’intuition psychologique où l’analyse de caractère trouve son instrument : prêt à lui faire remarquer que, même à négliger l’opinion de ceux qui tiennent que c’est le signe d’une analyse achevée que cette intuition (« Einfühlung ») et l’appréciation qui s’ensuit (« Abschätzung ») se jouent dans le préconscient (Ferenczi, 1928. p. 209), ce n’est pas pour rien qu’on tend présentement à considérer ce jeu comme l’utilisation du contre-transfert.

Mais l’ergotage ne s’en tiendra pas là dans l’irrelation où reste le terme de Moi avec les autres chez la plupart de ceux qui tiennent le premier pour le plus assuré de tous.

Force est, dès lors, de repartir du sentiment de l’analyste et de constater que la confiance à faire au Moi n’est pas son fort, au moins quand il s’agit du sien et de la part qu’il a à tenir dan son travail.

Aussi bien est-ce là le fondement même du principe que tout psychanalyste doit avoir été psychanalysé, principe si assuré qu’on peut le tenir, avec S. Ferenczi, pour la seconde règle fondamentale de l’analyse. L’analyste n’en fléchit pas moins sous le jugement, qu’on peut bien dire dernier, de Freud puisqu’il a été porté par lui deux ans avant sa mort, à savoir qu’« il n’atteint pas généralement, dans sa propre personnalité, le degré de normalité auquel il voudrait faire parvenir ses patients » (Freud : « l’analyse finie et l’analyse sans fin », Ges. Werke, t. 16, p. 93). Ce verdict étonnant, et sur lequel il n’y a pas lieu de revenir, soustrait le psychanalyste au bénéfice de l’excuse qu’on peut faire valoir justement en faveur de toute élite, c’est qu’elle se recrute dans le commun des hommes. Dès lors, il ne laisse d’autre issue à la pensée, sinon d’y voir le contrecoup en sa personne d’un désarroi dont ce qui précède montre assez qu’il peut résider au principe même de sa fonction.

Mais on a éludé ici ce qui peut en retentir au niveau de sa tâche elle-même. À se référer sur ce point à l’auteur que l’on retrouve à la source de tout ce qui s’est dit de pertinent sur la fonction de la personne de l’analyste dans le traitement, S. Ferenczi, déjà cité en ce chapitre, on ira droit au cœur de la question présente.

Dans son lumineux article sur l’élasticité de la technique psychanalytique (Internat. Zschr. ärztl. Psychoanal., 1928, n° 2, p. 207), il s’exprime en ces termes : « Un problème, jusqu’ici non effleuré, sur lequel j’attire l’attention est celui d’une métapsychologie qui reste à faire des processus psychiques de l’analyste durant l’analyse. Sa balance libidinale montre un mouvement pendulaire qui la fait aller et venir entre une identification (amour de l’objet dans l’analyse) et un contrôle exercé sur soi, en tant qu’il est une action intellectuelle. Durant le travail prolongé de chaque jour, il ne peut du tout s’abandonner au plaisir d’épuiser librement son narcissisme et son égoïsme dans la réalité en général, mais seulement en imagination et pour de courts moments. Je ne doute pas qu’une charge aussi excessive, qui trouverait difficilement sa pareille dans la vie, n’exige tôt ou tard la mise au point d’une hygiène spéciale à l’analyste ».

On saisit là comme en un chemin de traverse, qui ne se dérobe que pour trop abrupt à notre question, les aperçus majeurs qu’une voie plus tempérée fera découvrir. Celle-ci s’indique de partout, et, à se tenir à l’article cité, dans son dessein de définir la ligne élastique où doit se régler l’intervention de l’analyste, on en trouvera la direction répétée à chacun de ses carrefours comme par une flèche monotone.

Si c’est au tact, en effet, que l’auteur se réfère pour fixer les points d’arrêt de cette ligne, l’effort qu’il fait pour faire admettre qu’il ne s’en remet pas là à un critère subjectif, au sens courant du terme, laisse clairement voir qu’il s’agit de la subjectivité constituée du Moi, et, faute de savoir définir la subjectivité constituante de l’interprétation, il s’arrête à mi-chemin de cent approches saisissantes, telles que celles d’une connaissance des homme (« Menschenkenntnis ») désormais soumise à une méthode, d’une science humaine (« Menschenforschung ») à la portée de tous, d’une réduction de l’« équation personnelle », de la fonction seulement adjuvante du savoir, d’une capacité d’intuition qui ne s’emploie qu’à ne pas montrer d’insistance, d’une bonté sans faiblesse, de la défiance à opposer aux fantaisies du sentiment de la reconnaissance, d’une analyse de la résistance qui ne s’attaque qu’à la mauvaise foi (« Unglauben ») et au cant (« Ablehnung »), de l’encouragement à donner aux propos offensants, de la modestie authentique où doit se marquer la conscience des limites de notre savoir, en se fiant, pour autant de formes d’effacement du Moi, à la seule garantie que l’analyse personnelle de l’analyste doit être poussée jusqu’à sa fin.

Quelle est donc la fin de l’analyse en ce qui concerne le Moi ? Et comment le savoir, à méconnaître la fonction du Moi dans l’opération de l’analyse ? Lier les deux questions relève de la logique, qui veut qu’on applique à la critique d’une œuvre les principes même qu’elle expose pour être les siens.

Soumettons donc l’analyse du caractère à cette critique. Elle s’expose comme fondée sur la découverte que la personnalité du sujet est structurée comme le symptôme qu’elle ressent comme (37812 C10 p 6)étranger, c’est-à-dire qu’à son instar elle recèle un sens, celui d’un conflit refoulé. Et la sortie du matériel qui révèle ce conflit est obtenue en temps second d’une phase préliminaire du traitement, dont W. Reich, en sa conception restée classique dans l’analyse (« L’analyse caractérielle », Internat. Zschr. ärztl. Psychoanal., 1928, n° 2, in The Psychoanalytic Reader, Hogarth Press, édit., Londres), marque expressément que sa fin est de faire considérer au sujet cette personnalité comme un symptôme.

Il est certain que ce point de vue a montré ses fruits dans une objectivation de structures telles que les caractères dits « phallique-narcissique », « masochique », jusque-là méconnus parce qu’apparemment asymptomatiques, sans parler des caractères, déjà signalés par leurs symptômes, de l’hystérique et du compulsionnel, dont le groupement de traits, quelle que valeur qu’il faille accorder à leur théorie, constitue un apport précieux à la connaissance psychologique.

Il n’en est que plus important de s’arrêter aux résultats de l’analyse dont Reich fut le grand artisan dans le bilan qu’il en trace. Il se solde en ceci que la marge du changement qui sanctionne cette analyse chez le sujet ne va jamais jusqu’à faire seulement se chevaucher les distances par où se distinguent les structures originelles (W. Reich, Internat. Zschr. ärztl. Psychoanal., 1928, n° 2, p. 196). Dès lors, le bienfait ressenti par le sujet, de l’analyse de ces structures, après qu’elles aient été « symptomatifiées » dans l’objectivation de leurs traits, oblige à préciser de plus près leur rapport aux tensions que l’analyse a résolues. Toute la théorie que Reich en donne est fondée sur l’idée que ces structures sont une défense de l’individu contre l’effusion orgasmique, dont la primauté dans le vécu peut seule assurer son harmonie. On sait à quels extrêmes cette idée l’a mené, jusqu’à le faire rejeter par la communauté analytique. Mais, ce faisant non sans raison, personne n’a jamais su bien formuler en quoi Reich avait tort.

C’est qu’il faut voir d’abord que ces structures, puisqu’elles subsistent à la résolution des tensions qui paraissaient les motiver, n’y jouent qu’un rôle de support ou de matériel, qui s’ordonne sans doute comme le matériel symbolique de la névrose, ainsi que le prouve l’analyse, mais qui prend ici son efficace de la fonction imaginaire, telle qu’elle se démontre dans les modes de déclenchement des comportements instinctuels, manifestés par l’étude de leur éthologie chez l’animal, non sans que cette étude n’ait été fortement induite par les concepts de déplacement, voire d’identification, venus de l’analyse.

Ainsi Reich n’a fait qu’une erreur dans son analyse du caractère : ce qu’il a dénommé « armure » (« character armor ») et traitée comme telle n’est qu’armoirie. Le sujet, après le traitement, garde le poids des armes qu’il tient de la nature, il y a seulement effacé la marque d’un blason.

Si cette confusion s’est avérée possible pourtant, c’est que la fonction imaginaire, guide de vie chez l’animal dans la fixation sexuelle au congénère et dans la parade où se déclenche l’acte reproducteur, voire dans la signalisation du territoire, semble, chez l’homme, être entièrement détournée vers la relation narcissique où le Moi se fonde, et crée une agressivité dont la coordonnée dénote la signification qu’on va tenter de démontrer pour être l’alpha et l’oméga de cette relation : mais l’erreur de Reich s’explique par son refus déclaré de cette signification, qui n’est autre que ce que Freud veut dire dans la notion de l’instinct de mort, apportée au terme de sa pensée, notion dont on sait qu’elle est la pierre de scandale de la médiocrité des analystes, soit que celle-ci s’en désolidarise ouvertement, soit qu’elle l’admette sans la comprendre.

Ainsi l’analyse du caractère ne peut-elle fonder une conception proprement mystifiante du sujet que par ce qui se dénonce en elle comme une défense, à lui appliquer ses propres principes.

Pour restaurer sa valeur dans une perspective véridique, il convient de rappeler que la psychanalyse n’est allée si loin dans la révélation des désirs de l’homme qu’à suivre, aux veines de la névrose et de la subjectivité marginale de la vie de l’individu, la structure propre à un désir qui s’avère ainsi le modeler à une profondeur inattendue, à savoir le désir de faire reconnaître son désir. Ce désir, où se vérifie littéralement que le désir de l’homme s’aliène dans le désir de l’autre, structure en effet les pulsions découvertes dans l’analyse selon toutes les vicissitudes des substitutions logiques dans leur source, leur direction et leur objet (Freud : « Les pulsions et leur destin » Ges. Werke, t. 10, 210-232) ; mais loin que ces pulsions, si haut qu’on remonte en leur histoire, se montrent dériver du besoin d’une satisfaction naturelle, elles ne font que se moduler en des phases qui reproduisent toutes les formes de la perversion sexuelle, c’est au moins la plus évidente comme la plus connue des données de l’expérience analytique.

Mais l’on néglige plus aisément la dominance qui s’y marque de la relation narcissique, c’est-à-dire d’une seconde aliénation par où s’inscrit dans le sujet, avec l’ambivalence parfaite de la position où il s’identifie dans le couple pervers, le dédoublement interne de son existence et de sa facticité. C’est pourtant par le sens proprement subjectif ainsi mis en valeur dans la perversion, bien plus que par son accession à une objectivation reconnue, que réside – comme l’évolution de la seule littérature scientifique le démontre – le pas que la psychanalyse a fait franchir dans son annexion à la connaissance de l’homme.

Or la théorie du Moi dans l’analyse reste marquée d’une méconnaissance foncière, à négliger la période de son élaboration qui, dans l’œuvre de Freud, va de 1910 à 1920, et où elle apparaît comme s’inscrivant entièrement dans la structure de la relation narcissique.

Car, bien que l’étude du Moi ait jamais constitué, dans la première époque de la psychanalyse, le point d’aversion que Mlle Anna Freud veut bien dire dans le passage plus haut cité, c’est bien plutôt depuis qu’on s’est imaginé de l’y promouvoir, qu’elle en favorise en vérité la subversion.

La conception du phénomène de l’amour-passion comme déterminé par l’image du Moi idéal autant que la question posée de l’imminence en lui de la haine, seront les points à méditer de la période susdite de la pensée freudienne, si l’on veut comprendre comme il convient la relation du moi à l’image de l’autre, telle qu’elle apparaît suffisamment évidente dans le seul titre, conjoignant « psychologie collective et analyse du Moi » (1921), d’un des articles par où Freud inaugure la dernière période de sa pensée, celle où il achèvera de définir le Moi dans la topique.

Mais cet achèvement ne peut être compris qu’à saisir les coordonnées de son progrès dans la notion du masochisme primordial et celle de l’instinct de mort, inscrites dans l’« Au-delà du principe du plaisir » (1920), ainsi que dans la conception de la racine dégénératrice de l’objectivation, telle qu’elle s’expose dans le petit article de 1925 sur la « Verneinung » (la dénégation).

Seule, cette étude donnera son sens à la montée progressive de l’intérêt porté à l’agressivité dans le transfert et dans la résistance, non moins que dans le « malaise de la civilisation » (Freud, 1929), en montrant qu’il ne s’agit pas là de l’agression qu’on imagine à la racine de la lutte vitale. La notion de l’agressivité répond au contraire au déchirement du sujet contre lui-même, déchirement dont il a connu le moment primordial à voir l’image de l’autre, appréhendée en la totalité de sa « Gestalt », anticiper sur le sentiment de sa discordance motrice, qu’elle structure rétroactivement en images de morcellement. Cette expérience motive aussi bien la réaction dépressive, reconstruite par Mme Mélanie Klein aux origines du Moi, que l’assomption jubilatoire de l’image apparue au miroir, dont le phénomène, caractéristique de la période de six ou huit mois, est tenu par l’auteur de ces lignes comme manifestant de façon exemplaire, avec la constitution de l’« Urbild » idéale du Moi, la nature proprement imaginaire de la fonction du Moi dans le sujet (J. Lacan : « L’agressivité en psychanalyse », 1948, et « Le stade du miroir », 1949, articles renouvelant la communication faite au Congrès de Marienbad, en 1936).

C’est donc au sein des expériences de prestance et d’intimidation des premières années de sa vie que l’individu est introduit à ce mirage de la maîtrise de ses fonctions, où sa subjectivité restera scindée, et dont la formation imaginaire, naïvement objectivée par les psychologues comme fonction synthétique du moi, montre bien plutôt la condition qui l’ouvre à la dialectique aliénante du Maître et de l’Esclave.

Mais si ces expériences, qui se lisent aussi chez l’animal en maints moments des cycles instinctuels, et spécialement dans la (37812 C10 p. 7)parade préliminaire du cycle de la reproduction, avec tous les leurres et les aberrations qu’elles comportent, s’ouvrent, en effet, à cette signification pour structurer durablement le sujet humain, c’est qu’elles la reçoivent de la tension éprouvée de l’impuissance propre à cette prématuration de la naissance dont les naturalistes reconnaissent la spécificité dans le développement anatomique de l’homme, – fait où l’on appréhende cette déhiscence de l’harmonie naturelle, exigée par Hegel pour être la maladie féconde, la faute heureuse de la vie, où l’homme, à se distinguer de son essence, découvre son existence.

Il n’y a pas, en effet, d’autre réalité que cette touche de la mort dont il reçoit la marque à sa naissance, derrière le prestige nouveau que prend chez l’homme la fonction imaginaire. Car c’est bien le même « instinct de mort » qui chez l’animal se manifeste dans cette fonction, si l’on s’arrête à considérer qu’à servir à la fixation spécifique au congénère dans le cycle sexuel, la subjectivité ne s’y distingue pas de l’image qui la captive, et que l’individu n’y apparaît que comme représentant passager de cette image, que comme passage de cette image représentée dans la vie. À l’homme seulement, cette image révèle sa signification mortelle, et en même temps qu’il existe. Mais cette image ne lui est donnée que dans l’autre, c’est-à-dire lui est ravie.

Ainsi le Moi n’est toujours que la moitié du sujet ; encore est-ce celle qu’il perd en la trouvant. On comprend donc qu’il y tienne et qu’il cherche à la retenir en tout ce qui paraît la doubler en lui-même ou dans l’autre, et lui en offre, avec l’effigie, la ressemblance.

Démystifiant le sens de ce que la théorie appelle « identifications primaires », disons que le sujet impose toujours à l’autre, dans la diversité radicale de modes de relation, qui vont de l’invocation de la parole à la sympathie la plus immédiate, une forme imaginaire, qui y porte le sceau, voire les sceaux surimposés, des expériences d’impuissance où cette forme s’est modelée dans le sujet : et cette forme n’est autre que le Moi.

Ainsi, pour en revenir à l’action de l’analyse, c’est toujours au point focal de l’imaginaire où cette forme se produit que le sujet tend naïvement à concentrer son discours, dès lors qu’il est libéré, par la condition de la règle, de toute menace d’une fin de non-recevoir à son adresse. C’est même dans la prégnance visuelle que cette forme imaginaire garde de ses origines, qu’est la raison d’une condition qui, pour si cruciale qu’on la sente dans les variantes de la technique, est rarement tirée au clair : celle qui veut que l’analyste occupe, dans la séance, une place qui le rende invisible au sujet : l’image narcissique, en effet, ne s’en produira que plus pure et le champ en sera plus libre au protéisme régressif de ses séductions.

Or sans doute l’analyste sait-il, à l’encontre, qu’il ne faut pas qu’il réponde aux appels, si insinuants soient-ils, que le sujet lui fait entendre à cette place, sous peine de voir y prendre corps l’amour de transfert que rien, sauf sa production artificielle, ne distingue de l’amour-passion, les conditions qui l’ont produit venant dès lors à échouer par leur effet, et le discours analytique à se réduire au silence de la présence évoquée. Et l’analyste sait encore qu’à la mesure de la carence de sa réponse, il provoquera chez le sujet l’agressivité, voire la haine, du transfert négatif.

Mais il sait moins bien que ce qu’il répond est moins important en la matière que la place d’où il répond. Car il ne peut se contenter de la précaution d’éviter d’entrer dans le jeu du sujet, dès lors que le principe de l’analyse de la résistance lui commande de l’objectiver.

À seulement accommoder, en effet, sa visée sur l’objet dont le Moi du sujet est l’image, disons sur les traits de son caractère, il se placera, non moins naïvement que ne le fait le sujet lui-même, sous le coup des prestiges de son propre Moi. Et l’effet ici n’en est pas tant à mesurer dans les mirages qu’ils produisent que dans la distance, qu’ils déterminent, de sa relation à l’objet. Car il suffit qu’elle soit fixe pour que le sujet sache l’y trouver.

Dès lors, il entrera dans le jeu d’une connivence plus radicale où le modelage du sujet par le Moi de l’analyste ne sera que l’alibi de son narcissisme.

Si la vérité de cette aberration ne s’avouait pas ouvertement dans la théorie qu’on en donne et dont nous avons plus haut relevé les formes, la preuve en serait faite dans les phénomènes qu’un des analystes les mieux formés à l’école d’authenticité de Ferenczi analyse de façon si sensible pour caractéristiques des cas qu’il considère comme terminés : qu’il nous décrive cette ardeur narcissique dont le sujet est consumé et qu’on le presse d’aller éteindre au bain froid de la réalité, ou cette irradiation, dans son adieu, d’une émotion indescriptible, non sans aller jusqu’à noter que l’analyste y participe (Michael Balint : « Sur la terminaison de l’analyse », 1950, p. 197). Et n’en trouve-t-on pas la contre-épreuve dans la résignation déçue du même auteur à admettre que certains êtres ne puissent espérer mieux que de se séparer de l’analyste dans la haine ? (Michael Balint : « Amour et haine » in « Primary love and psychoanalytic technique », p. 155).

Ces résultats sanctionnent un usage du transfert correspondant à une théorie de l’amour dit « primaire » qui se sert comme modèle de la voracité réciproque du couple mère-enfant (Michael Balint : « Amour pour la mère et amour maternel », 1949 ; traduction anglaise de l’article en allemand de 1939) : dans toutes les formes envisagées, se trahit la conception purement duelle qui est venue gouverner la relation analytique (Cf. Michael Balint : Changements des buts et des techniques thérapeutiques de la psychanalyse, 1950 ; les remarques sur la « two Body’s psychology », pp. 123-124).

Si la relation intersubjective dans l’analyse est en effet conçue comme celle d’une dualité d’individus, elle ne peut se fonder que dans l’unité d’une dépendance vitale perpétuée dont l’idée est venue altérer la conception freudienne de la névrose (névrose d’abandon), comme elle ne peut s’effectuer que dans la polarité passivation-activation du sujet, dont les termes sont reconnus expressément par Michael Balint pour formuler l’impasse qui rend sa théorie nécessaire (V. l’appendice de l’article : « Amour pour la mère, etc. »). De telles erreurs se qualifient humainement à la mesure même de la subtilité qu’on trouve à leur connotation sous sa plume.

Elles ne sauraient être rectifiées sans que l’on recoure à la médiation que constitue, entre les sujets, la parole ; mais cette médiation n’est concevable qu’à supposer, dans la relation imaginaire même, la présence d’un troisième terme : la réalité mortelle, l’instinct de mort, que l’on a démontré comme conditionnant les prestiges du narcissisme, et dont les effets se retrouvent sous une forme éclatante dans les résultats reconnus par notre auteur pour être ceux de l’analyse menée jusqu’à son terme dans la relation d’un Moi à un Moi.

Pour que la relation de transfert pût dès lors échapper à ces effets, il faudrait que l’analyste eût dépouillé l’image narcissique de son Moi de toutes les formes du désir où elle s’est constituée, pour la réduire à la seule figure qui, sous leurs masques, la soutient : celle du maître absolu, la mort.

C’est donc bien là que l’analyse du Moi trouve son terme idéal, celui où le sujet, ayant retrouvé les origines de son Moi en une régression imaginaire, touche, par la progression remémorante, à sa fin dans l’analyse : soit la subjectivation de sa mort.

Et ce serait la fin exigible pour le Moi de l’analyste, dont on peut dire qu’il ne doit connaître que le prestige d’un seul maître : la mort, pour que la vie, qu’il doit guider à travers tant de destins, lui soit amie. Fin qui ne semble pas hors de l’atteinte humaine, – car elle n’implique pas, pour autant, que pour lui plus que pour quiconque, la mort ne soit plus qu’un prestige – et qui ne vient que satisfaire aux exigences de sa tâche, telle que plus haut un Ferenczi la définit.

Cette condition imaginaire ne peut pourtant être réalisée que dans une ascèse s’affirmant dans l’être par une voie où tout savoir objectif sera de plus en plus mis en état de suspension. Car, pour (37812 C10 p. 8)le sujet, la réalité de sa propre mort n’est aucun objet imaginable, et l’analyste, pas plus qu’un autre, n’en peut rien savoir, sinon qu’il est un être promis à la mort. Dès lors, à supposer qu’il ait réduit tous les prestiges de son Moi pour accéder à l’« être-pour-la-mort », aucun autre savoir, qu’il soit immédiat ou construit, ne peut avoir sa préférence pour qu’il en fasse un pouvoir, s’il n’est pas pourtant aboli.

Il peut donc maintenant répondre au sujet de la place où il veut, mais il ne veut plus rien qui détermine cette place.

C’est là que se trouve, à y réfléchir, le motif profond du mouvement d’oscillation qui ramène l’analyse à une pratique « expectante » après chaque tentative, toujours leurrée, de la rendre plus « active ».

L’attitude de l’analyste ne saurait pourtant être laissée à l’indétermination d’une liberté d’indifférence. Mais la consigne en usage d’une neutralité bienveillante n’y apporte pas une indication suffisante. Car, si elle subordonne le bon vouloir de l’analyste au bien du sujet, elle ne lui rend pas pour autant la disposition de son savoir.

On vient donc à la question qui suit : que doit savoir, dans l’analyse, l’analyste ?

 

Ce que le psychanalyste doit savoir :

ignorer ce qu’il sait.

 

La condition imaginaire où le chapitre précédent fait halte n’est à comprendre que comme condition idéale. Mais, s’il est entendu que d’appartenir à l’imaginaire ne veut pas dire qu’elle soit illusoire, disons que d’être prise pour idéale ne la rend pas plus déréelle pour autant. Car un point idéal, voire une solution, dite, en mathématique, « imaginaire », à donner le pivot de transformation, le nœud de convergence de figures ou de fonctions tout à fait déterminé dans le réel, en sont bel et bien partie constituante. Il en est ainsi de la condition concernant le Moi de l’analyste dans le dégagement de la question ici traitée dans sa forme présente.

Faisant problème du savoir de l’analyste, elle prend sa force de ne pas comporter la réponse que l’analyste sait ce qu’il fait, puisque c’est le fait patent qu’il le méconnaît, dans la théorie et dans la technique, qui nous a mené à la transformer ainsi.

Car, étant tenu pour acquis que l’analyse ne change rien au réel, et qu’elle « change tout » pour le sujet, aussi longtemps que l’analyste ne peut dire en quoi consiste son opération, le terme de « pensée magique » pour désigner la foi naïve que le sujet accorde à son pouvoir n’apparaîtra que l’alibi de sa propre méconnaissance.

S’il est en effet mainte occasion de démontrer la sottise constituée par l’emploi de ce terme dans l’analyse et au dehors, on trouvera sans doute ici la plus favorable pour demander à l’analyste ce qui l’autorise à tenir son savoir pour privilégié.

Car le recours imbécile au terme de « vécue » pour qualifier la connaissance qu’il tient de sa propre analyse, comme si toute connaissance issue d’une expérience ne l’était pas, ne suffit pas à distinguer sa pensée de celle qui lui attribue d’être un homme « pas comme les autres ». On ne peut non plus imputer la vanité de ce dire à l’on qui le rapporte. Car si l’on n’est pas fondé, en effet, à dire qu’il n’est pas un homme comme les autres, puisque l’on reconnaît dans son semblable un homme à ce que l’on peut lui parler, l’on n’a pas tort de vouloir dire par là qu’il n’est pas un homme comme tout le monde en ce que l’on reconnaît dans un homme son égal à la portée de ses paroles.

Or l’analyste se distingue en ce qu’il fait d’une fonction qui est commune à tous les hommes, un usage qui n’est pas à la portée de tout le monde, quand il porte la parole.

Car c’est bien là ce qu’il fait pour la parole du sujet, même à seulement l’accueillir, comme on l’a montré plus haut, dans le silence de l’auditeur. Car ce silence comporte la parole, comme on le voit à l’expression de garder le silence, qui, pour parler du silence de l’analyste, ne veut pas dire seulement qu’il ne fait pas de bruit, mais qu’il se tait au lieu de répondre.

On n’ira pas plus loin par là, avant d’interroger : qu’est-ce que la parole ? Et l’on essaiera qu’ici tous les mots portent.

Nul concept pourtant ne donne le sens de la parole, pas même le concept du concept, car elle n’est pas le sens du sens. Mais elle donne au sens son support dans le symbole qu’elle incarne par son acte.

C’est donc un acte, et comme tel, supposant un sujet. Mais ce n’est pas assez dire que, dans cet acte, le sujet suppose un autre sujet, car bien plutôt il l’y fonde comme étant l’autre, mais dans cette unité paradoxale de l’un et de l’autre, dont on a montré plus haut que, par son moyen, l’un s’en remet à l’autre pour devenir identique à lui-même.

On peut donc dire que la parole se manifeste comme une communication où non seulement le sujet, pour attendre de l’autre qu’il rende vrai son message, va le proférer sous une forme inversée, mais où ce message le transforme en annonçant qu’il est le même. Comme il apparaît en toute foi donnée, où les déclarations de « tu es ma femme », ou « tu es mon maître » signifient « je suis ton époux », « je suis ton disciple ».

La parole apparaît donc d’autant plus vraiment une parole que sa vérité est moins fondée dans ce qu’on appelle l’adéquation à la chose : la vraie parole s’oppose ainsi paradoxalement au discours vrai, leur vérité se distinguant par ceci que la première constitue la reconnaissance par les sujets de leurs êtres en ce qu’ils y sont inter-essés, tandis que la seconde est constituée par la connaissance du réel, en tant qu’il est visé par le sujet dans les objets. Mais chacune des vérités ici distinguées s’altère à croiser l’autre dans sa voie.

C’est ainsi que le discours vrai, à dégager dans la parole donnée les données de la promesse, la fait paraître menteuse, puisqu’elle engage l’avenir, qui, comme on dit, n’est à personne, et encore ambiguë, en ce qu’elle outrepasse sans cesse l’être qu’elle concerne, en l’aliénation où se constitue son devenir.

Mais la vraie parole, à interroger le discours vrai sur ce qu’il signifie, y trouvera que la signification renvoie toujours à la signification, aucune chose ne pouvant être montrée autrement que par un signe, et dès lors le fera apparaître comme voué à l’erreur.

Comment, entre le Charybde et le Scylla de cette inter-accusation de la parole, le discours intermédiaire, celui où le sujet, dans son dessein de se faire reconnaître, adresse la parole à l’autre en tenant compte de ce qu’il sait de son être comme donné, ne, serait-il pas contraint aux cheminements de la ruse ?

C’est ainsi en effet que procède le discours pour con-vaincre, mot qui implique la stratégie dans le procès de l’accord. Et, si peu qu’on ait participé à l’entreprise, voire seulement au soutien d’une institution humaine, on sait que la lutte se poursuit sur les termes, même les choses étant accordées ; en quoi se manifeste encore la prévalence du moyen terme qu’est la parole.

Ce procès s’accomplit dans la mauvaise foi du sujet, gouvernant son discours entre la tromperie, l’ambiguïté et l’erreur. Mais cette lutte pour assurer une paix si précaire ne s’offrirait pas comme le champ le plus commun de l’intersubjectivité, si l’homme n’était déjà tout entier per-suadé par la parole, ce qui veut dire qu’il s’y complaît de part en part.

C’est qu’aussi bien l’homme, dans la subordination de son être à la loi de la reconnaissance, est traversé de part en part par les avenues de la parole et c’est par là qu’il est ouvert à toute suggestion. Mais il s’attarde et il se perd au discours de la conviction, en raison des mirages narcissiques qui dominent la relation à l’autre de son Moi.

Ainsi la mauvaise foi du sujet, pour être si constituante de ce discours intermédiaire qu’elle ne fait même pas défaut à l’aveu de l’amitié, se redouble-t-elle de la méconnaissance où ces mirages l’installent. C’est là ce que Freud a désigné comme la fonction (37812 C10 p. 9)inconsciente du Moi de sa topique, avant d’en démontrer la forme essentielle dans le discours de la dénégation (« Verneinung », 1925).

Si donc la condition idéale s’impose, pour l’analyste, que les mirages du narcissisme lui soient devenus transparents, c’est pour qu’il soit perméable à la parole authentique de l’autre, dont il s’agit maintenant de comprendre comment il peut la reconnaître à travers son discours.

Certes ce discours intermédiaire, même en tant que discours de la tromperie et de l’erreur, n’est pas sans témoigner de l’existence de la parole où se fonde la vérité, en ceci qu’il ne se soutient qu’à se proposer pour tel, et que, même à se donner ouvertement pour le discours du mensonge, il n’en affirme qu’avec plus de force l’existence de cette parole. Et si l’on retrouve, par cet abord phénoménologique de la vérité, la clef dont la perte mène le logicisme positiviste à rechercher le « sens du sens », ne fait-il pas aussi reconnaître en elle le concept du concept, en tant qu’il se révèle dans la parole en acte.

Cette parole, qui constitue le sujet en sa vérité, lui est pourtant à jamais interdite, hors des rares moments de son existence où il s’essaie, combien confusément, à la saisir en la foi jurée, et interdite en ceci que le discours intermédiaire le voue à la méconnaître. Elle parle cependant partout où l’on sait la lire en son être, soit à tous les niveaux où elle l’a formé. Cette antinomie est celle même du sens que Freud a donné à la notion d’inconscient.

Mais si cette parole est accessible pourtant, c’est qu’aucune vraie parole n’est seulement parole du sujet, puisque c’est toujours à le fonder dans la médiation à un autre sujet qu’elle opère, et que par là elle est ouverte à la chaîne sans fin – mais non sans doute indéfinie, car elle se referme – des paroles où se réalise concrètement dans la communauté humaine, la dialectique de la reconnaissance.

C’est dans la mesure où l’analyste fait se taire en lui le discours intermédiaire pour s’ouvrir à la chaîne des vraies paroles, qu’il peut y placer son interprétation révélante.

Comme il se voit chaque fois que l’on considère dans sa forme concrète une authentique interprétation : pour prendre un exemple, dans l’analyse classiquement connue sous le nom de « l’homme aux rats », le tournant majeur s’en trouve dans le moment où Freud comprend le ressentiment provoqué chez le sujet par le calcul que sa mère lui suggère au principe du choix d’une épouse. Que l’interdiction qu’un tel conseil comporte pour le sujet, de s’engager en des fiançailles avec la femme qu’il pense aimer, soit reportée par Freud à la parole de son père à l’encontre des faits patents, et notamment de celui-ci qui les prime tous, que son père est mort, laisse plutôt surpris, mais se justifie au niveau d’une vérité plus profonde, qu’il semble avoir deviné à son insu et qui se révèle par la suite des associations que le sujet apporte alors. Elle ne se situe en rien d’autre qu’en ce qu’on appelle ici la « chaîne des paroles », qui, pour se faire entendre dans la névrose comme dans le destin du sujet, s’étend beaucoup plus loin que son individu : c’est à savoir qu’un manque de foi pareil a présidé au mariage de son père, et que cette ambiguïté recouvre elle-même un abus de confiance en matière d’argent qui, en faisant exclure son père de l’armée, l’a déterminé au mariage.

Or cette chaîne, qui n’est pas constituée de purs événements, au reste tous révolus avant la naissance du sujet, mais d’un manquement, peut-être le plus grave parce que le plus subtil, à la vérité de la parole, non moins que d’un forfait plus grossier à son honneur – la dette engendrée par le premier semblant avoir porté son ombre sur toute une vie de mariage et celle du second n’avoir jamais été soldée –, donne le sens où se comprend le simulacre de rachat que le sujet fomente jusqu’au délire dans le procès de la grande transe obsessionnelle qui l’a amené à appeler Freud à son aide.

Entendons, certes, que cette chaîne n’est pas toute la structure de la névrose obsessionnelle, mais qu’elle s’y croise, dans le texte du mythe individuel du névrosé, avec la trame des fantasmes où se conjoignent, en un couple d’images narcissiques, l’ombre de son père mort et l’idéal de la dame de ses pensées.

Mais si l’interprétation de Freud, à défaire dans toute sa portée latente cette chaîne, va aboutir à faire tomber la trame imaginaire de la névrose, c’est que pour la dette symbolique qui se promulgue au tribunal du sujet, cette chaîne l’y fait comparaître moins encore comme son légataire que comme son témoignage vivant.

Car il convient de méditer que ce n’est pas seulement par une assomption symbolique que la parole constitue l’être du sujet, mais que, par la loi de l’alliance où l’ordre humain se distingue de la nature, la parole détermine, dès avant sa naissance, non seulement le statut du sujet, mais la venue au monde de son être biologique.

Or il semble que l’accès de Freud au point crucial du sens où le sujet peut à la lettre déchiffrer son destin lui fut ouvert par le fait d’avoir été lui-même l’objet d’une suggestion semblable de la prudence familiale – ce que nous savons par un fragment de son analyse démasqué en son œuvre par Bernfeld –, et peut-être eût-il suffi qu’il n’y eût pas en son temps répondu à l’opposé pour qu’il eût manqué dans le traitement l’occasion de la reconnaître.

Sans doute la fulgurante compréhension dont Freud fait la preuve en pareil cas, n’est-elle pas sans se voiler maintes fois des effets de son narcissisme. Encore, pour ne rien devoir à une analyse poursuivie dans les formes, laisse-t-elle voir, dans la hauteur de ses dernières constructions doctrinales, que les chemins de l’être étaient pour lui déblayés.

Cet exemple, s’il fait sentir l’importance d’un commentaire de l’œuvre de Freud pour la compréhension de l’analyse, ne prend place ici que de tremplin pour précipiter le saut dernier en la question présente, à savoir : le contraste entre les objets proposés à l’analyste par son expérience et la discipline nécessaire à sa formation.

Faute d’avoir jamais été conçu jusqu’en son fonds, ni même approximativement formulé, ce contraste s’exprime pourtant, comme on peut s’y attendre de toute vérité méconnue, dans la rébellion des fait.

Au niveau de l’expérience d’abord, où nul mieux qu’un Théodore Reik ne lui donne voix, et l’on peut se contenter du cri d’alarme de son livre : Listening with the third ear, soit en français « entendre avec cette troisième oreille » par quoi il ne désigne rien d’autre sans doute que les deux dont tout homme dispose, à condition qu’elles soient rendues à la fonction que leur conteste la parole de l’Évangile.

On y verra les raisons de son opposition à l’exigence d’une succession régulière des plans de la régression imaginaire, dont l’analyse des résistances a posé le principe, non moins qu’aux formes plus systématiques de planning où celle-ci s’est avancée, – cependant qu’il rappelle, par cent exemples vivants, la voie propre à l’interprétation véritable. On ne pourra, à le lire, manquer d’y reconnaître un recours malheureusement mal défini à la divination, si l’emploi de ce terme retrouve sa vertu à évoquer l’ordalie juridique qu’il désigne à l’origine (Aulu-Gelle : Nuits attiques, t. 2, chap. 4) en rappelant que le destin humain dépend du choix de celui qui va y porter l’accusation de la parole.

On ne s’intéressera pas moins au malaise qui règne sur tout ce qui concerne la formation de l’analyste, et pour n’en prendre que le dernier écho, on s’arrêtera aux déclarations faites en décembre 1952 par le docteur Knight dans son adresse présidentielle à l’Association psychanalytique américaine. Parmi les facteurs qui tendent à « altérer le rôle de la formation analytique », il signale, à côté de l’accroissement en nombre des candidats en formation, la « forme plus structurée de l’enseignement dans les instituts » qui le dispensent, en l’opposant au type précédent de la formation par un maître (« the earlier preceptorship type of training »).

Sur le recrutement des candidats, il s’exprime ainsi : « Autrefois ils étaient, au premier chef, des individualités introspectives, marquées par leur penchant à l’étude et à la méditation, et qui tendaient à réaliser une haute individualité, voire à limiter leur vie sociale aux discussions cliniques et théoriques avec leurs collègues. Ils lisaient prodigieusement et possédaient parfaitement la littérature analytique »… « Tout au contraire, on peut dire que la majorité des étudiants de la dernière décade… ne sont pas introspectifs, qu’ils penchent à ne rien lire que la littérature qu’on leur indique dans le programme des instituts, et ne désirent qu’à en finir le plus rapidement possible avec ce qu’on exige pour leur formation. Leur intérêt va d’abord à la clinique plutôt qu’à la recherche et à la théorie. Leur motif pour être analysé est plutôt d’en passer par où leur formation l’exige… La capitulation partielle de certains instituts… dans leur hâte ambitieuse et leur tendance à se satisfaire de l’appréhension la plus superficielle de la (37812 C10 p. 10)théorie, est à l’origine des problèmes auxquels nous avons à faire face maintenant dans la formation des analystes » (Robert P. Knight, 1953).

On voit assez, dans ce discours fort public, combien le mal apparaît grave et aussi combien il n’est que peu, voire pas du tout, saisi. Ce qui est à souhaiter n’est pas que les analysés soient plus « introspectifs », mais qu’ils comprennent ce qu’ils font ; et le remède n’est pas que les instituts soient moins structurés, mais qu’on n’y enseigne pas un savoir prédigéré, même s’il résume les données de l’expérience analytique.

Mais ce qu’il faut avant tout comprendre, c’est que, quelle que soit la dose de savoir ainsi transmise, elle n’a pour l’analyste aucune valeur formatrice.

Car le savoir accumulé dans son expérience concerne l’imaginaire, où elle vient buter sans cesse, au point d’en être venue à régler son allure sur son exploration systématique chez le sujet. Elle a réussi ainsi à constituer l’histoire naturelle de formes de capture du désir, voire d’identifications du sujet qui n’avaient jamais été cataloguées dans leur richesse, voire approchées dans leur biais d’action, ni dans la science, ni même dans la sagesse, à ce degré de rigueur, si la luxuriance et la séduction s’en étaient dès longtemps déployées dans la fantaisie des artistes.

Mais, outre que les effets de capture de l’imaginaire sont extrêmement difficiles à objectiver dans un discours vrai, auxquels ils opposent dans le quotidien son obstacle majeur, ce qui menace constamment l’analyse de constituer une mauvaise science dans l’incertitude où elle reste de leurs limites dans le réel, cette science, même à la supposer correcte, n’est que d’un secours trompeur dans l’action de l’analyste, car elle n’en regarde que le dépôt, mais non pas le ressort.

L’expérience en ceci ne donne de privilège ni à la tendance dite « biologique » de la théorie, qui n’a bien entendu de biologique que la terminologie, ni à la tendance sociologique qu’on appelle parfois « culturaliste ». L’idéal d’harmonie « pulsionnelle », se réclamant d’une éthique individualiste, de la première tendance, ne saurait, on le conçoit, montrer des effets plus humanisants que l’idéal de conformité au groupe, par où la seconde s’ouvre aux convoitises des « ingénieurs de l’âme », et la différence qu’on peut lire en leurs résultats ne tient qu’à la distance qui sépare la greffe autoplastique d’un membre de l’appareil orthopédique qui le remplace, ce qui reste d’éclopé, dans le premier cas, au regard du fonctionnement instinctuel (ce que Freud appelle la « cicatrice » de la névrose), ne laissant qu’un bénéfice incertain sur l’artifice compensatoire que visent les sublimations dans le second.

À vrai dire, si l’analyse confine d’assez près aux domaines ainsi évoqués de la science pour que certains de ses concepts y aient été utilisés, ceux-ci n’ont pas à chercher leur fondement dans l’expérience de ces domaines, et les essais qu’elle produit pour y autoriser théoriquement la sienne gardent un caractère problématique qui la fait toujours considérer dans la science comme constituant elle-même un problème.

C’est qu’aussi bien la psychanalyse est une pratique subordonnée par destination au plus particulier du sujet, et quand Freud y met l’accent jusqu’à dire que la science analytique doit être remise en question dans l’analyse de chaque cas (V. « L’homme aux loups », passim, toute la discussion du cas se déroulant sur ce principe), il montre assez à l’analysé la voie de sa formation.

L’analyste, en effet, ne saurait y entrer qu’à reconnaître en son savoir le symptôme de son ignorance, et ceci au sens proprement analytique que le symptôme est le retour du refoulé dans le compromis, et que le refoulement ici comme ailleurs est censure de la vérité. L’ignorance en effet ne doit pas être entendue ici comme une absence de savoir, mais, à l’égal de l’amour et de la haine, comme une passion de l’être ; car elle peut être, à leur instar, une voie où l’être se forme.

C’est bien là qu’est la passion qui doit donner son sens à toute la formation analytique, comme il est évident à seulement s’ouvrir au fait qu’elle structure sa situation.

On a tenté d’apercevoir l’obstacle interne à l’analyse didactique dans l’attitude psychologique de postulance où le candidat se met par rapport à l’analyste, mais on ne l’a pas dénoncé dans son fondement essentiel, qui est le désir de savoir ou de pouvoir qui anime le candidat au principe de sa décision. Non plus qu’on n’a reconnu que ce désir doit être traité à l’instar du désir d’aimer chez le névrosé, dont la sagesse de tout temps sait qu’il est l’antinomie de l’amour, – si ce n’est là ce que visent les meilleurs auteurs en déclarant que toute analyse didactique se doit d’analyser les motifs qui ont fait choisir au candidat la carrière d’analyste ? (Voir Maxwell Gitelson, in « Problèmes thérapeutiques dans l’analyse du candidat normal », par exemple : Internat. J. Psycho-Anal., 1954, n° 2, 181).

Le fruit positif de la révélation de l’ignorance est le non-savoir, qui n’est pas une négation du savoir, mais sa forme la plus élaborée. La formation du candidat ne saurait s’achever sans l’action du maître ou des maîtres qui le forment à ce non-savoir ; faute de quoi il ne sera jamais qu’un robot d’analyste.

Et c’est bien là que l’on comprend cette fermeture de l’inconscient dont nous avons indiqué l’énigme au moment du tournant majeur de la technique analytique et dont Freud a prévu, ailleurs qu’en un propos rapide, qu’elle pût un jour résulter de la diffusion même, à l’échelle sociale, des effets de l’analyse (Freud, 1911 : Les chances d’avenir du traitement psychanalytique). L’inconscient se ferme en effet pour autant que l’analyste ne « porte plus la parole », parce qu’il sait déjà ou croit savoir ce qu’elle a à dire. Ainsi, s’il parle au sujet, qui au reste en sait tout autant, celui-ci ne peut reconnaître en ce qu’il dit la vérité naissante de sa parole particulière. Et c’est ce qui explique aussi les effets souvent étonnants pour nous des interprétations que donnait Freud lui-même. C’est que la réponse qu’il donnait au sujet était la vraie parole où il se fondait lui-même, et que, pour unir deux sujets en sa vérité, la parole exige d’être une vraie parole pour l’un comme pour l’autre.

C’est pourquoi l’analyste doit aspirer à telle maîtrise de sa parole qu’elle soit identique à son être. Car il n’aura pas besoin d’en prononcer beaucoup dans le traitement, voire si peu que c’est à croire qu’il n’en est besoin d’aucune, pour entendre, chaque fois qu’avec l’aide de Dieu, c’est-à-dire du sujet lui-même, il aura mené un traitement à son terme, le sujet lui sortir les paroles même dans lesquelles il reconnaît la loi de son être.

Et comment s’en étonnerait-il, lui dont l’action, dans la solitude où il a à répondre de son patient, ne relève pas seulement, comme on le dit d’un chirurgien, de sa conscience, puisque sa technique lui apprend que la parole même qu’elle révèle est affaire d’un sujet inconscient. Aussi l’analyste, mieux qu’un autre, doit-il savoir qu’il ne peut être que lui-même en ses paroles.

N’est-ce pas là la réponse à la question qui fut le tourment de Ferenczi, à savoir : si, pour que l’aveu du patient vienne à son terme, celui de l’analyste ne doit pas être aussi prononcé ? L’être de l’analyste en effet est en action même dans son silence, et c’est à l’étiage de la vérité qui le soutient, que le sujet proférera sa parole. Mais si, conformément à la loi de la parole, c’est en lui en tant qu’autre que le sujet trouve son identité, c’est pour y maintenir son être propre.

Résultat bien éloigné de l’identification narcissique, si finement décrite par M. Balint (V. plus haut), car celle-ci laisse le sujet, dans une béatitude sans mesure, plus offert que jamais à cette figure obscène et féroce que l’analyse appelle le Surmoi, et qu’il faut comprendre comme la béance ouverte dans l’imaginaire par tout rejet (« Verwerfung » : Voir Freud : le cas de l’homme aux loups. Ges. Werke, 12, 111) des commandements de la parole.

Et nul doute qu’une analyse didactique n’ait cet effet, si le sujet n’y trouve rien de plus propre à témoigner de l’authenticité de son expérience, par exemple de s’être énamouré de la personne qui lui ouvrait la porte chez son analyste en la prenant pour l’épouse de celui-ci. Fantaisie piquante sans doute par sa spécieuse conformité, mais dont il n’a guère à se targuer d’y avoir pris la connaissance vécue de l’Œdipe, bien plutôt destinée qu’elle est à la lui dérober, car, à s’en tenir là, il n’aura vécu rien de plus que le mythe d’Amphitryon, et à la façon de Sosie, c’est-à-dire sans y rien comprendre. Comment s’attendre dès lors à ce que, si subtil qu’il ait pu apparaître en ses promesses, un tel sujet, quand il aura à opiner en la question des variantes, se montre autrement que comme un suiveur habité de racontars ?

Pour éviter ces résultats, il faudrait que l’analyse didactique, dont tous les auteurs notent que les conditions ne sont jamais discutées que sous une forme censurée, n’enfonçât pas ses fins comme sa pratique dans des ténèbres toujours plus profondes, à mesure (37812 C10 p. 11)que croît le formalisme des garanties qu’on prétend y apporter : comme Michael Balint (« Formation analytique et analyse didactique », 1954) le déclare et le démontre avec la plus grande clarté.

Pour l’analyse, en effet, la seule quantité des chercheurs ne saurait emporter les effets de qualité sur la recherche, qu’elle peut avoir pour une science constituée dans l’objectivité. Cent psychanalystes médiocres ne feront pas faire un pas à sa connaissance, tandis qu’un médecin, d’être l’auteur d’une œuvre géniale dans la grammaire (et qu’on n’aille pas imaginer ici quelque sympathique production de l’humanisme médical), a maintenu, sa vie durant, le style de la communication à l’intérieur d’un groupe d’analystes contre les vents de sa discordance et la marée de ses servitudes.

C’est que l’analyse, de progresser essentiellement dans le non-savoir, se rattache, dans l’histoire de la science, à son état d’avant sa définition aristotélicienne et qui s’appelle la dialectique. Aussi bien l’œuvre de Freud, par ses références platoniciennes, voire présocratiques, en porte-t-elle le témoignage.

Mais du même coup, loin d’être isolée, ni même isolable, elle trouve sa place au centre du vaste mouvement conceptuel qui à notre époque restructurant tant de sciences improprement dites « sociales », changeant ou retrouvant le sens de certaines sections de la science exacte par excellence, la mathématique, pour en restaurer les assises d’une science de l’action humaine en tant qu’elle se fonde sur la conjecture, reclasse, sous le nom de sciences humaines, le corps des sciences de l’intersubjectivité.

L’analyste trouvera beaucoup à prendre de la recherche linguistique dans ses développements modernes les plus concrets, pour éclaircir les difficiles problèmes qui lui sont posés par la verbalisation dans ses abords technique et doctrinal. Cependant qu’on peut reconnaître, de la façon la plus inattendue, dans l’élaboration des phénomènes les plus originaux de l’inconscient, rêves et symptômes, les figures mêmes de la désuète rhétorique, qui se montrent à l’usage en donner les spécifications les plus fines.

La notion moderne de l’histoire ne sera pas moins nécessaire à l’analyste pour comprendre sa fonction dans la vie individuelle du sujet. Mais c’est proprement la théorie du symbole, reprise de l’aspect de curiosité où elle s’offrit à la période qu’on peut dire paléontologique de l’analyse et sous le registre d’une prétendue « psychologie des profondeurs », que l’analyse doit faire rentrer dans sa fonction universelle. Nulle étude n’y sera plus propre que celle des nombres entiers, dont l’origine non empirique ne saurait être par lui trop méditée. Et, sans aller aux exercices féconds de la moderne théorie des jeux, voire aux formalisations si suggestives de la théorie des ensembles, il trouvera matière suffisante à fonder sa pratique à seulement apprendre, comme s’emploie à l’enseigner le signataire de ces lignes, à compter correctement jusqu’à quatre (soit à intégrer la fonction de la mort dans la relation ternaire de l’œdipe).

Il ne s’agit pas là de définir les matières d’un programme, mais d’indiquer que pour situer l’analyse à la place éminente que les responsables de l’éducation publique se doivent de lui reconnaître, il faut l’ouvrir à la critique de ses fondements, faute de quoi elle se dégrade en effets de subornement collectif.

C’est à sa discipline intérieure qu’il appartient pourtant d’éviter ces effets dans la formation de l’analyste et par là d’apporter la clarté en la question de ses variantes.

Alors pourra être entendue l’extrême réserve avec laquelle Freud introduit les formes mêmes, depuis lors plus communément reçues, de la « cure-type » en ces termes :

« Mais je dois dire expressément que cette technique n’a été obtenue que comme étant la seule appropriée pour ma personnalité ; je ne me hasarderais pas à contester qu’une personnalité médicale constituée tout autrement pût être amenée à préférer des dispositions autres à l’endroit des malades et du problème à résoudre » (in « Conseils au médecin pour le traitement psychanalytique » : passage traduit par l’auteur de cet article).

Car cette réserve alors cessera d’être reléguée au rang de signe de sa profonde modestie, mais sera reconnue pour affirmer cette vérité que l’analyse ne peut trouver sa mesure que dans les voies d’une docte ignorance.


 

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