Intervention sur l’exposé de Claude Lévi-Strauss : « Sur les rapports entre la mythologie et le rituel » à la Société Française de Philosophie le 26 mai 1956. Paru dans le Bulletin de la Société française de philosophie, 1956, tome XLVIII, pages 113 à 119.

Société Française de Philosophie : séance du 26 mai 1956

[…]

(113)M. Lévi-Strauss – […] Pourquoi est-ce par le moyen d’une pipe qu’il parvient à ensorceler le jeune homme et à le féconder ? Vous me direz : c’est une pipe parce qu’il fume la pipe, et ce pourrait être autre chose. Je vous répondrai « non ». Dans notre mythe, c’est par une pipe que le vieillard féconde un jeune homme, mais dans le rite d’une tribu voisine, c’est par un fragment de navet sauvage que la femme féconde, si je puis dire, son mari. Je suis bien obligé de me demander : qu’est-ce que la pipe et qu’est-ce que le navet sauvage dans la pensée de l’indigène ? La pipe est un tube creux qui sert à faire passer la fumée, et toute la pensée religieuse de l’Amérique du Nord la présente comme le médiateur entre terre et ciel. Le navet sauvage, comme par hasard, c’est ce qui sert à empêcher le passage entre le monde céleste et le monde terrestre ; c’est le bouchon qui obture la voûte des cieux et qui prévient la femme mariée au Soleil, de contempler la terre en-dessous ; et quand nous nous plaçons à un point de vue strictement économique, la collecte du navet sauvage apparaît comme l’activité médiatrice entre le genre de vie estival (agriculture) et le genre de vie hivernal (chasse).

Je suis donc bien obligé d’aller au delà de cette interprétation sage et raisonnable que vous donnez. Le mythe transporte avec lui un symbolisme dont les indigènes n’ont pas pleinement conscience, puisqu’il n’est pas intelligible dans les termes de leur propre rituel qui ne contient rien de semblable, mais qui devient clair en termes du rituel de la société d’à côté. Celle-ci joue exactement, dans ses actes, ce que les autres conçoivent en pensée, mais à l’envers.

 

M. Tubiana. – Il ne me paraît pas impossible d’arriver à authentifier l’interprétation des indigènes. On doit pouvoir fournir des explications aux traits que vous relevez. Par exemple, la fréquence des visites du vieillard chez le jeune homme : c’est un peu l’acharnement de l’Ordre des médecins contre les guérisseurs. J’avoue ne pas voir la raison possible de la présence de la femme. Je dois dire que j’ignore tout de la société en cause. Seule une connaissance approfondie du contexte social dans lequel il s’insère permettrait de discuter l’interprétation de ce mythe, que j’ignorais jusqu’à ce soir.

 

Dr Lacan – Je ressens trop l’obligeance que m’a montrée M. Jean Wahl à se déranger pour me demander si je voulais parler, pour que je me récuse de le faire.

(114)Je veux pourtant qu’on sache que quand je viens entendre Claude Lévi-Strauss, c’est toujours pour m’instruire. Si donc je me mêle de poser quelque question, elle ne manquera pas d’être marquée de la partialité des intérêts qui sont les miens.

Si j’ose le faire, c’est que depuis longtemps ces intérêts se sont nourris et élargis de bien des choses que j’ai apprises de Claude Lévi-Strauss. De sorte que je venais aujourd’hui dans une certaine attente : celle de ce que j’appellerais le pas suivant, après ce qu’il nous a déjà apporté sur les mythes, et que je vais m’interroger sur ce qu’il me laisse à désirer dans ce qu’il nous apporte aujourd’hui.

Si je voulais caractériser le sens dans lequel j’ai été soutenu et porté par le discours de Claude Lévi-Strauss, je dirais que c’est dans l’accent qu’il a mis, – j’espère qu’il ne déclinera pas l’ampleur de cette formule à laquelle je ne prétends pas réduire sa recherche sociologique ou ethnographique, – sur ce que j’appellerai la fonction du signifiant, au sens qu’a ce terme en linguistique, en tant que ce signifiant, je ne dirai pas seulement se distingue par ses lois, mais prévaut sur le signifié à quoi il les impose.

Claude Lévi-Strauss nous montre partout où la structure symbolique domine les relations sensibles. Disons pour exprimer les choses approximativement pour nous faire entendre vite et de tout le monde, qu’il nous a montré que les structures de la parenté s’ordonnent selon une série que les possibilités de la combinatoire expliquent en dernier ressort ; au point que presque toutes ces possibilités se trouvent être réalisées quelque part dans l’ensemble concret des structures que nous recueillons dans le monde. C’est-à-dire que, d’une part, on peut rendre compte de celles que nous ne trouvons pas par quelque impasse où mènerait leur usage, et que d’autre part, pour faire un rapprochement, je dirai qui ne veut rien avoir de désobligeant, Claude Lévi-Strauss admettrait, comme le faisait Fourier dans son système trop hardi seulement d’anticiper sur la nature, que s’il y a des classes possibles qui restent vides, s’attendre à trouver quelque jour ce qui la remplit.

En fin de compte ce qui fait qu’une structure est possible, ce sont des raisons internes au signifiant, ce qui fait qu’une certaine forme d’échange est concevable ou ne l’est pas, ce sont des raisons proprement arithmétiques ; je crois qu’il ne reculera pas devant ce terme.

Le second pas que grâce à lui j’avais déjà franchi avant d’arriver ici aujourd’hui, c’est celui que nous devons à ses développements (115)sur le mythème, que je prends comme une extension à la notion du mythe de cet accent mis sur le signifiant. L’analyse des mythèmes telle qu’il nous propose de la dégager, de la pousser, consisterait en somme à chercher ces éléments signifiants, ces unités signifiantes au niveau du mythe où elles s’appellent mythèmes, comme au niveau du matériel élémentaire nous avons les phonèmes, pour y retrouver une sorte de linguistique généralisée.

J’ai été très frappé, dans cette première analyse du mythème, du caractère excessivement avancé des formules qu’il a pu y donner : proposant d’abord la méthode de sériation qui nous permet d’identifier les unités homologues à travers des mythes parallèles quand ils ne nous sont parvenus que comme dans ce qui nous reste de la mythologie grecque ; mais déjà en mesure de dégager dans la diachronie interne aux lignées héroïques certaines combinaisons telles que celles qu’il nous a montrées aujourd’hui, telles qu’un groupement de termes qui se produit à la première génération se reproduit mais en une combinaison transformée à la seconde, disons que ce qui se passe à la génération d’Œdipe, peut être homologué à la génération d’Étéocle et de Polynice selon un mode de transformation prévisible en sa rigueur ; donc que le manque d’arbitraire, si l’on peut dire, du mythe apparaît en ceci qu’aux deux niveaux nous trouvons une cohérence égale, se correspondant d’un niveau à l’autre point par point.

Voilà donc où j’en étais aujourd’hui. La chose est par moi hautement appréciée en son relief, puisque, comme Claude Lévi-Strauss ne l’ignore pas, j’ai essayé presque tout de suite, et avec j’ose le dire, un plein succès, d’en appliquer la grille aux symptômes de la névrose obsessionnelle ; et spécialement, à l’admirable analyse que Freud a donné du cas de l’« homme aux rats », ceci dans une conférence que j’ai intitulée précisément le « mythe individuel du névrosé ». J’ai été jusqu’à pouvoir strictement formaliser le cas selon une formule donnée par Claude Lévi-Strauss, par quoi un a d’abord associé à un b, pendant qu’un c est associé à un d, se trouve à la seconde génération, changer avec lui son partenaire, mais non sans qu’il subsiste un résidu irréductible sous la forme de la négativation d’un des quatre termes, qui s’impose comme corrélative à la transformation du groupe : où se lit ce que je dirai le signe d’une espèce d’impossibilité de la totale résolution du problème du mythe. De sorte que le mythe serait là pour nous montrer la mise en équation sous une forme signifiante d’une problématique qui doit par (116)elle-même laisser nécessairement quelque chose d’ouvert, qui répond à l’insoluble en signifiant l’insolubilité, et sa saillie retrouvée dans ses équivalences, qui fournit (ce serait là la fonction du mythe) le signifiant de l’impossible.

Garderai-je aujourd’hui, comme alors je l’avais, le sentiment que je m’avançais peut-être un peu ?

Je nous vois introduits, en effet, à un système de transformation de signifiant qui est tout à fait du même ordre, et je ne peux pas ne pas souligner la distance qu’il y a entre ce qu’exige la méthode de Claude Lévi-Strauss, et ce mode d’analyse où abondent nos praticiens et qui n’a rien à envier avec ce dont nous parle M. Métraux, dans les complexes de ces personnages qu’il a rencontrés en Amérique du Sud, j’aimerais d’ailleurs savoir précisément où, mais par pure curiosité, car tous mes patients en ont autant à votre service : c’est-à-dire que c’est très vrai qu’on craigne d’être enceint, même si l’on n’est pas homosexuel ; il y a beaucoup de raisons de le craindre ; nous ne touchons là rien d’autre que l’état mouvant des relations de cet être singulier qui est jeté dans l’existence sous le nom d’homme ; toutes les craintes possibles en font partie. Je dirai que les signifiants sont faits en quelque sorte pour les sérier, pour les organiser, pour y faire un choix. C’est là le fonds sur lequel s’inscrit l’expérience analytique, voire l’expérience ethnographique, à savoir que vous avez rencontré là-bas ce qu’on peut rencontrer chez nous ; que pour rencontrer cela il n’y a donc pas besoin de chercher si loin. La crainte d’être enceint pour un garçon est tout autre chose que l’utilisation de la fonction de la grossesse, dans un système signifiant ; elle est là pour tenir un certain rôle, une certaine liaison, où elle est transformable, immédiatement, en autre chose ; c’est quelque chose d’une autre nature, c’est quelque chose où le pathos humain, avec toute sa confusion, et toutes ses craintes, trouve son sens, loin qu’il l’y apporte.

Ce qui nous importe ici, c’est le système de signifiant en tant qu’il organise, en tant qu’il est l’armature de tout cela, y déterminant des versants, des points cardinaux, des réversions, des conversions et le jeu de la dette.

Bien entendu, cet ordre d’étude à lui tout seul comporte un tel changement de perspective qu’il permet de reclasser les problèmes d’une façon toute différente. Par exemple, de se demander quel va être exactement le système de transformation du signifiant dans les différentes manifestations du symbolisme que l’analyse a révélées dans le psychisme : cela ne se présente probablement pas partout de la même façon que dans la névrose (117)obsessionnelle ; est-ce d’une façon plus complète ou décomplétée dans d’autres registres ? On peut d’ores et déjà le retrouver dans le rêve : et si cette clé leur avait été donnée, les auteurs qui se sont intéressés à la fonction de ce qu’ils ont appelé les rêves en deux temps ou les rêves redoublés, auraient été plus pertinents dans leurs remarques, moins lourds dans leur recours aux instances psychiques dans leur forme entifiée pour expliquer la nécessité de la reduplication d’un même thème et ce qui s’y épuise.

Ceci ne fait qu’accroître encore l’intensité du problème, car si ça fonctionne au niveau du rêve, à quoi est-ce que cela nous conduit concernant l’activité mentale ? Cela renouvelle complètement la portée des questions ; cela nous montre que depuis Freud nous n’avons guère avancé, mais reculé plutôt.

Aujourd’hui nous nous trouvons, grâce à l’exposé de Claude Lévi-Strauss, devant quelque chose qui me surprend, et c’est là en somme le sens de ma remarque, en ce que cela me semble un peu en retrait par rapport à ce que me semblait donner comme principe de structuration l’article du Journal of American Folklore[1] sur la structure du mythe. Je veux dire, par exemple, que je n’y retrouve pas les formules de transformation déjà très élaborées dont je parlais tout à l’heure. Il y a là une sorte de combinaison ternaire dont je vois bien le groupement deux par deux dans un sens tournant. Je dirai que c’est l’intrusion massive d’un élément venu du réel dans la fonction formatrice de ce mythe qui me paraît à la fois l’élément nouveau et l’élément qui, je ne dirai pas me déroute, mais me fait vous interroger.

En d’autres termes, pour que nous arrivions à concevoir ou à chercher la motivation de ces structures mythiques dans une sorte de relation en miroir du groupe à la structure sociale d’un groupe voisin, il semble que vous admettiez que le groupe rêve en quelque sorte ce qui a été laissé de côté dans sa structuration sociale par le fait des données de l’échange économique, agriculture ou nomadisme, qui la déterminent.

Il y a là une sorte de fonction de complémentarité symbolique. Je ne pense pas au reste que le rêve ait été invoqué par vous au sens propre de l’onirisme, mais plutôt comme une sorte de bovarysme social qui s’exprimerait dans le mythe. C’est à une sorte de mirage, de reflet ou d’image de ce qui se passe chez les autres que vous rapporteriez ce qui constitue le mythe dans sa profonde anomalie à l’intérieur d’un groupe. Est-ce que c’est (118)là pour vous tout à fait la dernière explication ? Je dirai quelle généralisation pourrait-on donner à cela, ou bien est-ce que vous arriveriez à concevoir tout cet ensemble de petites civilisations en quelque sorte minuscules, poudroyantes, des Indiens des plaines comme ne formant en quelque sorte qu’un vaste groupe où tout ferait partie, en fin de compte, d’un même monde cohérent, où chacun se livrerait à une espèce de spécialisation qu’il essaie de compenser d’un autre côté comme il peut. Bref c’est la relation, l’idée précise que vous avez de la relation de cette élaboration du signifiant telle que vous nous la donnez, avec la structure réelle, concrète et très limitée des sociétés primitives, qui me fait vous questionner : sur la tendance, la direction dans laquelle vous orientez cette coordination de ce que j’appellerai, moi dans mon langage, le symbolique et l’imaginaire. J’attendais un plus long circuit dans l’ordre du pur symbolique avant que vous nous rameniez à ces motivations imaginaires. Vous voyez à peu près le sens de ma question.

 

M. Lévi-Strauss – Je vous suis très reconnaissant d’avoir posé un problème essentiel. Je m’excuse de vous avoir déçu en abrégeant le circuit. J’avais promis au Président que je parlerais une demi-heure ; je crains bien avoir dépassé de cinq à dix minutes le temps imparti. Si j’avais essayé de traiter le problème de façon purement formelle, comme vous le souhaitiez, le temps m’aurait manqué pour écrire les symboles au tableau, en définir le sens, etc.

Cela dit, je suis bien d’accord avec vous que le problème d’aujourd’hui est un peu différent de celui que j’ai traité dans d’autres travaux. Dans l’article auquel vous faites allusion, je me suis posé le problème des relations entre les variantes d’un même mythe et j’ai essayé de montrer que chaque variante peut être assimilée à un groupe de permutations d’éléments autrement disposés dans les variantes voisines, si bien que le mythe progresse, se développe, engendre de nouvelles variantes jusqu’à épuisement de la totalité des combinaisons.

Le problème d’aujourd’hui est différent. C’est celui des rapports entre la mythologie et le rituel, problème généralement escamoté sous le prétexte que le mythe est de l’ordre de la représentation, le rite de l’ordre de l’action. Or, l’homme est un être pensant et agissant. Rien de plus naturel, nous dit-on, qu’il essaie de s’exprimer de ces deux manières. Mais cela ne serait vrai que si les actions, les gestes du rite étaient des actions et (119)des gestes véritables, c’est-à-dire s’ils aboutissaient à un résultat.

Vous avez parlé tout à l’heure du signifiant et de l’impossible ; si le rituel ne produit pas de résultat, il faut bien en conclure qu’il consiste en pseudo-gestes exécutés, non pas en raison d’un résultat concret, mais plutôt parce qu’ils sont un support de signification. Dans cette perspective, bien qu’il s’agisse de deux systèmes de signes différents, de deux codes différents, aussi bien sur le plan du mythe que sur celui du rite, on se trouve en face d’un code ; j’ai une fois caractérisé le mythe comme un méta-langage et le rite comme un para-langage, mais dans les deux cas, langage. Alors pourquoi y a-t-il deux langages ? C’est le problème que j’ai essayé de poser. J’espère qu’il est possible d’en faire progresser la solution en montrant que cette assimilation du mythe et du rite est tellement justifiée que le type de combinaisons qu’une société réalise sous forme de mythe, celle d’à côté le réalise sous forme de rite. Les raisons pour lesquelles ces choix différents se produisent, deviennent en quelque sorte des raisons résiduelles qui ne touchent pas à l’essentiel de l’interprétation symbolique, et mettent en cause l’histoire respective de ces populations. Je ne pense pas me mettre ainsi en retrait de mes hypothèses précédentes. Je vois là, au contraire, un moyen de les étendre et de les développer puisqu’il s’agit d’englober dans le royaume du symbolisme le domaine du rituel, que j’avais laissé jusqu’à présent en dehors.

 

Dr Lacan – Cela accentue encore la relativation totale de ces systèmes symboliques.

 

[…]

 



[1]. Cf. « The structural study of myth », by Claude Lévi-Strauss, in Journal of American Folklore, oct-dec. 55, vol. 68, 270, pp. 428-444.