Cet extrait du séminaire du 5 mars 1958 ; « Les formations de l’inconscient » fut publié pour la première et unique fois dans le Magazine littéraire, 1993, n° 313, pp. 53-57.

 

(53)Qu’est-ce que Le Balcon de Jean Genet ?

Vous savez que d’assez vives oppositions ont été formées à ce qu’il nous soit présenté sur la scène. Nous n’avons pas à nous en étonner, dans un état du théâtre dont on peut dire que sa substance et son intérêt consistent principalement à ce que les acteurs se fassent valoir sur la scène à des titres divers, ce qui comble d’aises et de chatouillements ceux qui sont là pour s’identifier à ce qu’il faut bien appeler par son nom – une exhibition.

Si le théâtre est une chose, je crois assurément qu’une pièce comme celle qui nous est articulée par Genet est bien faite pour nous le faire sentir.

Il n’est pas certain que le public soit en état de l’entendre. Il me paraît néanmoins difficile de ne pas en voir l’intérêt dramatique. C’est ce que je vais essayer de vous exposer.

Genet parle de quelque chose qui veut dire à peu près ceci. Je ne dis pas qu’il sait ce qu’il fait. Qu’il le sache ou qu’il ne le sache pas, n’a aucune espèce d’importance. Corneille ne savait probablement pas non plus ce qu’il écrivait en tant que Corneille, n’empêche qu’il l’a fait avec une grande rigueur.

Ici viennent sur la scène du Balcon les fonctions humaines en tant qu’elles se rapportent au symbolique – le pouvoir de celui qui lie et délie dans l’ordre du péché et de la faute, à savoir ce qui a été conféré par le Christ à la postérité de saint Pierre et à tous les épiscopats – le pouvoir de celui qui condamne et qui châtie, à savoir le juge – le pouvoir de celui qui assume le commandement dans ce grand phénomène qui dépasse infiniment celui de la guerre, le pouvoir du chef de guerre, plus communément le général. Tous ces personnages représentent des fonctions par rapport auxquelles le sujet se trouve comme aliéné par rapport à cette parole dont il se trouve le support, en une fonction qui dépasse de beaucoup sa particularité.

Or, il se passe que ces personnages vont être tout d’un coup soumis à la loi de la comédie. C’est-à-dire que nous nous mettons à nous représenter ce que c’est que de jouir de ces fonctions. Position d’irrespect, sans doute, que de poser la question ainsi, mais l’irrespect de la comédie n’est pas quelque chose auquel il faille s’arrêter sans essayer de savoir ce qui en résulte un peu plus loin. C’est toujours dans quelque période de crise que cela vient à émerger. C’est au suprême moment de (54)la détresse d’Athènes, de par précisément l’aberration d’une série de mauvais choix et d’une soumission à la loi de la cité, qui paraît littéralement entraîner celle-ci à sa perte, qu’Aristophane essaye ce réveil, qui consiste à dire qu’on s’épuise dans une guerre sans issue, et qu’il n’y a rien de tel que de rester chez soi bien au chaud, et retrouver sa femme. Ce n’est pas là quelque chose qui soit à proprement parler comme une morale. C’est une reprise du rapport essentiel de l’homme à son état qui est suggérée, sans que nous ayons d’ailleurs à savoir si les conséquences en sont plus ou moins salubres.

Nous voyons donc ici l’évêque, le juge et le général devant nous promus à partir de cette question – qu’est-ce que cela peut bien être que de jouir de son état d’évêque, de juge ou de général ?

Cela vous explique l’artifice par lequel ce Balcon n’est autre que ce que l’on appelle une maison d’illusion. Ce qui se produit au niveau des différentes formes de l’Idéal du moi (…) n’est pas, comme on le croit, l’effet d’une sublimation au sens où ce serait la neutralisation progressive de fonctions enracinées dans l’intérieur. Bien au contraire, cela est toujours plus ou moins accompagné d’une érotisation du rapport symbolique.

L’assimilation peut ainsi être faite de celui qui, dans sa position et dans sa fonction d’évêque, de juge ou de général, jouit de son état, avec ce que tous les tenanciers de maisons d’illusions connaissent – le petit vieux qui vient se satisfaire d’une position strictement calculée, qui le mettra pour un instant dans la plus étrange diversité de position assumée par rapport à une partenaire complice, qui voudra bien assurer le rôle d’être en l’occasion sa répondante.

C’est ainsi que nous voyons quelqu’un qui est employé dans quelque établissement de crédit, venir là se revêtir des ornements sacerdotaux pour obtenir d’une prostituée complaisante une confession. Celle-ci n’est bien entendu qu’un simulacre, dont il lui faut bien que, par quelque degré, la vérité s’approche. Autrement dit, il faut que quelque chose dans l’intention de sa complice lui permette d’y voir une relation à une jouissance coupable, à laquelle il lui faut au moins croire qu’elle participe.

Ce n’est pas la moindre singularité de l’art, du lyrisme, avec lequel Jean Genet sait poursuivre devant nous le rôle de ce personnage grotesque, que de le pousser au-delà de toute expression, que de donner au grotesque des dimensions encore grandies – il fait monter le personnage sur des patins pour que sa position caricaturale en soit encore exhaussée. Nous y voyons le sujet, pervers assurément, se complaire à chercher sa satisfaction dans ce à quoi il se met en rapport, une image, mais en tant qu’elle est le reflet de quelque chose d’essentiellement signifiant.

Autrement dit, en trois grandes scènes, Genet nous incarne sur le plan de la perversion ce que, dans un langage dru, nous pouvons, aux jours de grand désordre, appeler le bordel dans lequel nous vivons. La société, en effet, ne saurait se définir autrement que par un état plus ou moins avancé de dégradation de la culture. Toute la confusion qui s’établit dans les rapports, pourtant sacrés, fondamentaux, de l’homme et de la parole, tout ce bordel, est là représenté à sa place.

Nous savons de quoi il retourne.

 

(55)L’ordre. De quoi s’agit-il donc ? Il s’agit bien de quelque chose qui nous incarne le rapport du sujet aux fonctions de la foi dans leurs formes diverses, dans leurs formes les plus sacrées, et qui nous les présentent comme quelque chose qui se poursuit par une série de dégradations. Le saut est fait pour un instant, à savoir que ce sont l’évêque lui-même, le juge et le général, que nous voyons ici en posture de spécialistes, comme on s’exprime en termes de perversion, mettant en cause le rapport du sujet avec la fonction de la parole.

Que se passe-t-il ? Il se passe ceci. Ce rapport, si c’est un rapport adultéré, un rapport où chacun a échoué et où personne ne se retrouve, il n’en reste pas moins qu’il continue de se soutenir, si dégradé qu’il soit, à être là présenté devant nous. Il n’en reste pas moins, ce rapport, subsister purement et simplement, si ce n’est dans l’ordre de la reconnaissance légitime, tout au moins comme quelque chose qui est lié à ceci, qu’il existe ce qu’on appelle l’ordre.

Or, cet ordre, à quoi se réduit-il, si une société en est venue à son plus extrême désordre ? Il se réduit à ce qui s’appelle la police.

Ce recours dernier, ce dernier droit, ce dernier argument de l’ordre qui s’appelle le maintien de l’ordre (…), cette réduction de tout ce qu’il en est de l’ordre à son maintien, est incarnée dans le personnage-pivot, central, du drame de Genet, à savoir le préfet de police.

L’hypothèse de Genet, et elle est vraiment très jolie, c’est que l’image du préfet de police, de celui qui sait essentiellement que sur lui repose le maintien de l’ordre et qu’il est, en quelque sorte, le terme dernier, le résidu de tout pouvoir, n’est pas encore élevée à une noblesse suffisante pour qu’aucun des petits vieux qui viennent dans le bordel demande à avoir ses ornements, ses attributs, son rôle et sa fonction de préfet de police. Il y en a qui savent jouer au juge, et obtenir d’une petite prostituée qu’elle s’avoue voleuse, car – Comment serais-je juge si tu n’étais pas voleuse ?, dit le juge. Je vous passe ce que dit le général à sa jument. En revanche, personne ne demande à être le préfet de police.

Cela est pure hypothèse. Nous n’avons pas d’expérience des bordels pour savoir si, effectivement, le préfet de police s’est depuis longtemps élevé à la dignité des personnages dans la peau desquels on peut jouir. Mais ici le préfet de police, qui est le bon ami de la tenancière de tout le bordel – je ne cherche pas du tout ici à faire de la théorie, pas plus que je n’ai dit qu’il s’agissait de choses concrètes – vient et interroge anxieusement – Y en a-t-il un qui a demandé à être le préfet de police ? Et cela n’arrive jamais.

De même, il n’y a pas d’uniforme de préfet de police. Nous avons vu s’étaler l’habit, la toque du juge, le képi du général, sans compter le pantalon de ce dernier, mais il n’y a personne qui soit entré dans la peau du préfet de police pour faire l’amour.

C’est ce qui est le pivot du drame.

 

La révolution. Or, sachez que tout ce qui se passe à l’intérieur du bordel se passe pendant qu’autour, la révolution fait rage. Tout ce qui se passe – et je vous en passe, vous aurez beaucoup de plaisir de découverte à lire cette comédie –, tout ce qui se passe à l’intérieur – et c’est loin d’être aussi schématique que ce que je vous dis, il y a des cris, il y a des coups, enfin on s’amuse – est accompagné du crépitement des mitrailleuses à l’extérieur. La ville est en révolution, et toutes ces dames s’attendent à périr en beauté, massacrées par les brunes et vertueuses ouvrières qui sont ici censées représenter l’homme entier, l’homme réel, celui qui ne doute pas que son désir peut arriver (56)à l’avènement, à savoir, à se faire valoir comme tel et d’une façon harmonieuse. La conscience prolétarienne a toujours cru au succès de la morale, elle a tort ou elle a raison, qu’importe.

Ce qui importe, c’est que Jean Genet nous montre l’issue de l’aventure – je suis forcé d’aller un peu vite – en ceci, que le préfet de police, lui, ne doute pas, parce que c’est sa fonction – et c’est à cause de cela que la pièce se déroule comme elle se déroule –, le préfet de police ne doute pas qu’après comme avant la révolution, ce sera toujours le bordel. Il sait que la révolution est, en ce sens, un jeu.

Il y a encore là une fort belle scène, où le diplomate de race vient éclairer l’aimable groupe qui se trouve au centre de la maison d’illusion, sur ce qui se passe au palais royal. Là, dans son état le plus avéré de légitimité, la reine brode, et ne brode pas. La reine ronfle, et ne ronfle pas. La reine brode un petit mouchoir. Il y a au milieu un cygne, dont on ne sait pas encore s’il ira sur la mer, sur un étang ou sur une tasse de thé. Je vous passe ce qui concerne l’évanouissement dernier du symbole.

Celle qui se fait la voix, la parole de la révolution, est une des prostituées qui a été enlevée par un vertueux plombier, et qui se trouve à partir de là remplir le rôle de la femme en bonnet phrygien sur les barricades, avec ceci de plus qu’elle est une sorte de Jeanne d’Arc. Connaissant dans les coins la dialectique masculine, parce qu’elle a été là où on l’entend se développer dans toutes ses phases, elle sait leur parler et leur répondre. Une fois ladite Chantal, puisqu’on l’appelle ainsi dans cette pièce, escamotée en un tour de main – elle reçoit une balle dans la peau –, le pouvoir apparaît incarné par la maîtresse de la maison en question, Irma, la tenancière du bordel. Celle-ci assume, et avec quelle supériorité, les fonctions de la reine. N’est-elle pas, elle aussi, quelqu’un qui est passé au pur état de symbole ? Puisque, comme l’auteur l’exprime quelque part, chez elle rien n’est vrai, sinon ses bijoux ?

À partir de ce moment, nous arrivons à l’enrégimentement des pervers que nous avons vus s’exhiber pendant tout le premier acte, au rôle bel et bien authentique, à l’assomption intégrale des fonctions qu’ils incarnaient dans leurs petits ébats diversement amoureux.

Un dialogue d’une assez grande verdeur politique s’établit alors entre eux et le personnage du préfet de police, qui a actuellement besoin d’eux pour représenter ce qui doit se substituer à l’ordre précédemment bousculé, et pour les faire assumer les fonctions dont ils s’étaient revêtus. Ils ne le font d’ailleurs pas sans répugnance, car ils comprennent fort bien qu’une chose est de jouir bien au chaud, à l’abri des murailles d’une de ces maisons dont on ne réfléchit pas assez que c’est l’endroit même où l’ordre est le plus minutieusement respecté, autre chose de se mettre à la merci des coups de vent, voire des responsabilités que comportent ces fonctions réellement assumées.

Nous sommes évidemment ici dans la franche farce, mais c’est sur la conclusion de cette farce de haut goût, sur laquelle je voudrais à la fin mettre l’accent.

 

La conclusion. Au milieu de tout ce dialogue, le préfet de police garde son souci – Y en a-t-il eu un qui est venu pour demander à être le préfet de police ? Y en a-t-il eu un qui a reconnu assez sa grandeur ? (…) Que se passe-t-il ? II se passe d’abord ceci. Découragé d’attendre indéfiniment l’événement qui doit être pour lui la sanction de son accession à l’ordre des fonctions respectées, puisque profanées, le préfet de police, maintenant qu’il est parvenu à démontrer que lui seul est l’ordre et le pivot de tout – cela veut dire qu’en fin de compte il n’y a rien d’autre, au dernier terme, que la poigne, ce qui ne manque pas de signification, pour autant que la découverte de l’Idéal du moi par Freud a coïncidé à peu près avec l’inauguration de ce type de personnage qui offre à la communauté politique une identification unique et facile, à savoir le dictateur – le préfet de police, donc, consulte ceux qui l’entourent sur le sujet de (57)l’opportunité d’une sorte d’uniforme, et aussi bien de symbole qui serait celui de sa fonction, non sans timidité pour le cas. À la vérité, il choque un peu les oreilles de ses auditeurs – il propose un phallus. L’Église n’y verrait-elle pas quelque objection ? – et il s’incline vers l’évêque qui, en effet, hoche un instant du bonnet, marque quelque hésitation, mais suggère qu’après tout, si on en faisait la colombe du Saint-Esprit, la chose serait plus acceptable. De même, le général propose que ledit chiffre soit peint aux couleurs nationales. Quelques autres suggestions de cette espèce laissent à penser que l’on arrivera assez vite à ce qu’on appelle dans l’occasion un concordat.

C’est alors que le coup de théâtre éclate. Une des filles, dont je vous ai passé le rôle dans cette pièce vraiment fourmillante de significations, apparaît sur la scène, la parole encore coupée par l’émotion de ce qui vient de lui arriver. Ce n’est rien de moins que ceci – le personnage qui est l’ami et le sauveur de la prostituée parvenue à l’état de symbole révolutionnaire, le personnage donc du plombier, on le connaît dans la maison, est venu la trouver, et lui a demandé tout ce qu’il fallait pour ressembler au personnage du préfet de police.

Émotion générale. Striction de la gorge. Nous sommes au bout de nos peines. Tout y a été, jusqu’à y compris la perruque du préfet de police, qui sursaute – Comment saviez-vous ? On lui dit – Il n’y a que vous à croire que tout le monde ignorait que vous portiez perruque. Le personnage se revêt donc de tous les attributs du préfet, dont la figure est véritablement la figure héroïque du drame.

C’est alors que la prostituée fait le geste de lui jeter à la figure, après l’avoir tranché, ce avec quoi, dit-elle pudiquement, il ne dépucellera plus jamais personne. Sur ce, le préfet de police, qui était tout près d’arriver au sommet de son contentement, a tout de même le geste de contrôler qu’il le lui reste encore. Il le lui reste en effet, et son passage à l’état de symbole sous la forme de l’uniforme phallique proposé est désormais devenu inutile.

La conclusion, en effet, est tout à fait claire.

Ce sujet, celui qui représente le désir simple, le désir pur et simple, ce besoin qu’a l’homme de rejoindre, d’une façon qui puisse être authentiquement et directement assumée, sa propre existence, sa propre pensée, une valeur qui ne soit pas distincte de sa chair, – ce sujet, qui est là représentant l’homme, celui qui a combattu pour que quelque chose que nous avons appelé jusqu’à présent le bordel, retrouve son assiette, sa norme, sa réduction à quelque chose qui puisse être accepté comme pleinement humain –, celui-là ne s’y intègre, une fois l’épreuve passée, qu’à la condition de se castrer.

C’est-à-dire, de faire que le phallus soit de nouveau promu à l’état de signifiant, comme ce quelque chose qui peut donner ou retirer, conférer ou ne pas conférer, celui qui se confond alors, et de la façon la plus explicite, avec l’image du créateur du signifiant, du Notre Père, du Notre Père qui êtes aux cieux. Là-dessus se termine la comédie. Est-ce blasphématoire ? Est-ce comique ? Nous pouvons porter l’accent à notre gré.