Il s’agit d’une intervention de J. Lacan à la suite de l’exposé que fit Serge Leclaire sur « L’obsessionnel et son désir » le 25 Novembre 1958 dans le cadre du groupe de L’évolution psychiatrique, et qui furent publiés dans la revue du même nom : 1959, fascicule III, pp. 401-411.

(409)Discussion :

 

Pr. Sarró (de Barcelone) – J’ai été très intéressé par la conférence que je viens d’entendre et j’ai trouvé, que M. Leclaire avait admirablement montré comment l’enfant obsessionnel incarne et demande à réaliser le désir de sa mère. Peut-être ceux qui ont l’habitude de la langue espagnole peuvent-ils mieux comprendre, puisque c’est le même verbe (querer) qui désigne les profondes relations qui existent entre le désir, le vouloir et l’amour.

 

Dr Henri Ey – L’analyse existentielle de l’obsédé ou comme dit M. Leclaire de l’obsessionnel, dévoile une vocation de martyr. Et à l’origine de cet appel ou de cette demande essentiellement ambiguë d’un désir insatiable qui paraît vouloir être satisfait et ne peut absolument pas vouloir l’être, le psychanalyste découvre le nœud qui lie l’obsédé à sa mère et rend impossible l’amour. Je crains cependant que la sempiternelle relation avec l’image de la mère, en voulant tout expliquer n’explique plus rien. Tout cela nous a été brillamment exposé dans le style commun à Lacan et à ses élèves et dans le style propre à M. Leclaire qui sait si bien amalgamer les subtilités des marivaudages inconscients aux prodiges que rencontre Alice au Pays des merveilles. Peut-être dans ce souci de joindre dans sa poésie la préciosité raffinée à l’humour baroque, M. Leclaire aurait-il pu ajouter que son « Philon » n’est rien qu’un « Philomène », puisque son désir ne peut se tendre vers aucun objet et que son appel reste sans voix, car il n’est pas et ne peut être « aimant » ou « amant » pour être resté trop irrémédiablement un aimé. Pour lui l’amour ne se donne ni ne se prend, il se subit comme un martyre où se consume son impossible ardeur.

Mais pour si justifiées que soient ces analyses, si nécessaires qu’elles soient pour dénouer le nœud névrotique, je dois dire pour me faire ici l’avocat du diable, que je ne puis m’empêcher de penser (comme à une obsession) au pourquoi et au comment de cette maladie du désir qu’est toute névrose.

 

Dr Lacan – J’exprime à Serge Leclaire mon approbation et ma reconnaissance pour son travail fructueux pour tous.

Une lumière mesurée aux dimensions d’un cas ne saurait être mieux répartie sur ses particularités. C’est comme telles, et conformément à la nature (410)de la psychanalyse, que celles-ci nous portent à la signification universelle du désir.

Reste la délimitation clinique du cas qui nous fait regretter une fois de plus que la névrose obsessionnelle n’ait pas été encore, comme elle mérite, segmentée, voire démembrée.

S’il en résulte un moindre éclairage d’un ressort essentiel du jeu du désir chez l’obsessionnel, nommément qu’il s’évanouisse à mesure même qu’il s’approche de son objet, on ne peut dire que M. Leclaire ne l’ait pas mentionné, non plus qu’au terme de son exposé, ce qu’il a si fortement articulé ailleurs, de l’instance de la mort en ce désir.

Il ne pouvait devant le public qui était le sien ce soir, plus marquer ce qu’il voulait rendre compréhensible, conformément à l’enseignement où il se rattache, d’une structure. C’est de mettre en évidence la structure qui soutient les rapports du désir, du vouloir et de la demande, que son exposé marque un pas sur l’usage confus où ils sont habituellement mêlés, tant dans le compte rendu que dans la manœuvre analytique. Et c’est en cela aussi que le reproche qu’Henri Ey lui a fait de se référer encore à la sempiternelle relation à la mère, est immérité.

Cette structure pourtant ne se motive que des rapports radicaux du sujet au signifiant, que Serge Leclaire ne pouvait ici qu’élider.

Pour ce que le Professeur Sarró remarque si justement du moindre intérêt porté aux Triebe dans l’analyse, je ne puis que mentionner combien surprenante paraît encore aux esprits même les plus avertis, la découverte à quoi une enquête de vocabulaire peut les conduire : de ce que Freud ne parle jamais d’instinct, mais seulement de Triebe.

Le Trieb, en tant que distinct de la motion instinctuelle, c’est en effet sa coalescence au signifiant qui le spécifie. Et c’est là ce qui, malgré les formulations les moins ambiguës de Freud, n’est pas encore élaboré.

Trieb, désir, vouloir, voilà la triade à propos de quoi, l’illustrant de la déclaration d’amour à l’espagnole, le Professeur Ramon Sarró, nous suggère que la réduction progressive de la thématique du désir serait la voie normale où prend vigueur un choix de l’objet, qui comporterait la plénitude d’une satisfaction du sujet, et s’avérerait conforme à la vocation monogamique.

Je ne puis sur ce point que m’opposer au rêve moralisant qui paraît depuis quelque temps dans la psychanalyse légitimer cette perspective idéale. Rien n’est plus contraire à l’expérience des siècles, et plus encore à l’expérience que la psychanalyse conditionne.

Car c’est justement la psychanalyse qui nous permet de justifier pourquoi il en est autrement.

C’est pour des raisons de structure que le désir de l’homme est marqué d’aberration, qu’il a ce trait de mirage qu’il doit à la forme du fantasme, (411)et plus radicalement à ce qu’il joue le rôle de la métonymie dans un rapport à l’être qui ne peut s’achever qu’au point où le sujet y fait défaut. Tous les « ravalements de la vie amoureuse » ne sont que le reflet lointain d’un manque dernier : d’une limite infranchissable que rencontre la créature quand elle se voue dans la parole.