Il s’agit de la deuxième conférence donnée par Lacan à la faculté universitaire Saint-Louis, à Bruxelles, le 10 mars 1960. Ce texte a été publié au printemps 1986 dans la revue de l’École Belge de Psychanalyse, Psychoanalyse, n° 4, pp. 163-187, numéro entièrement consacré à Jacques Lacan. (La première publication de cette conférence fut donnée en 1982, dans Quarto supplément belge à La lettre mensuelle de l’École de la cause freudienne ; cette publication interne n’a pu être trouvée).

Dans la revue Psychoanalyse, le titre attribué à cette conférence : « II – … Il me faudra ajouter “ non” » n’est pas celui que Lacan avait lui-même proposé (cf. conférence du 09.03.60), à savoir : – « 2. La psychanalyse est-elle constituante pour une éthique qui serait celle que notre temps nécessite ? ». Nous laisserons cependant à la présentation de ce texte son titre tel que dans la publication, soit :

 

II .– … Il me faudra ajouter « non ».

 

(179)Monseigneur, Mesdames, Messieurs,

 

Je vous quittais hier sur une série de jugements en coups de tranchoir sur Freud, sur sa position dans l’éthique, sur l’honnêteté de sa visée. Pour qui ? Je crois qu’il est bien plus près du commandement évangélique : « Tu aimeras ton prochain » qu’il n’y consent. Car il n’y consent pas. Il le répudie comme excessif en tant qu’impératif, sinon moqué – en tant que précepte – par ses fruits apparents dans une société qui garde le nom de chrétienne.

Mais il est de fait qu’il interroge sur ce point, qu’il en parle dans cet ouvrage étonnant qui s’appelle : Le malaise dans la civilisation.

Tout est dans le sens du « comme toi-même » qui achève la formule, et la passion méfiante de celui qui démasque arrête Freud devant ce « comme ». C’est du poids de l’amour qu’il s’agit, car il sait que l’amour de soi est bien grand. Il le sait supérieurement, ayant reconnu que la force du délire est d’y trouver sa source : « Sie lieben ihren Wahn wie sich selbst », « ils aiment leur délire comme soi-même ».

(180)Cette force est celle qu’il a désignée sous le nom de narcissisme et qui comporte une dialectique secrète où les psychanalystes se retrouvent mal. La voici, (c’est pour la faire concevoir que j’ai introduit, dans la théorie, la distinction proprement méthodique, du symbolique, de l’imaginaire et du réel) : « je m’aime moi-même » sans doute, et de toute la rage collante où la bulle vitale bout sur elle-même et se gonfle en une palpitation à la fois vorace et précaire, non sans fomenter en son sein le point vif d’où son unité rejaillira disséminée de son éclatement même. Autrement dit : je suis lié à mon corps par l’énergie propre que Freud a mis au principe de l’énergie psychique – l’Éros, qui fait les corps vivants se conjoindre pour se reproduire – qu’il appelle libido.

Mais ce que j’aime en tant qu’il y a un moi, où je m’attache d’une concupiscence mentale, n’est pas ce corps dont le battement et la pulsation échappent trop évidemment à mon contrôle, mais une image qui me trompe en me montrant mon unité dans sa Gestalt, sa forme. Il est beau, il est grand, il est fort. Il l’est plus encore même d’être laid, petit et misérable.

Je m’aime moi-même en tant que je me méconnais essentiellement. Je n’aime qu’un autre. Un autre avec un petit a initial d’où l’usage de mes élèves de l’appeler « le petit autre ».

Rien d’étonnant à ce que ce ne soit rien que moi-même que j’aime dans mon semblable, (et ce non seulement dans le dévouement névrotique, si j’indique ce que l’expérience nous apprend, mais dans la forme extensive et utilisée de l’altruisme, qu’il soit éducatif ou familial, philanthropique, totalitaire ou libéral, à quoi l’on souhaiterait souvent devoir répondre comme la vibration de la croupe magnifique de la bête infortunée) ; rien d’étonnant que l’homme ne fasse rien passer dans cet altruisme que son amour-propre, sans doute dès longtemps détecté dans ses extravagances – même glorieuses – par l’investigation moraliste de ses prétendues vertus, mais que l’investigation analytique du moi permet d’identifier à la forme de l’outre, à l’outrance de l’ombre dont le chasseur devient la proie : à la vanité d’une forme visuelle.

Telle est la face éthique de ce que j’ai articulé pour le faire entendre sous le terme du stade du miroir.

Le moi est fait, Freud nous l’enseigne, des identifications superposées en matière, manière de pelure : cette sorte de garde-robe dont les pièces portent la marque du tout-fait si l’assemblage en est souvent bizarre. Des identifications à ses formes imaginaires, l’homme croit reconnaître le principe de son unité sous les espèces d’une maîtrise de soi-même dont il est la dupe nécessaire, – qu’elle soit ou non illusoire –, car cette image de lui-même ne le contient en rien si elle est immobile. Seule sa grimace, sa souplesse, sa désarticulation, son démembrement, sa dispersion aux quatre vents, commencent d’indiquer quelle est sa place dans le monde.

(181)Encore a-t-il fallu longtemps pour qu’il abandonnât l’idée que le monde fût fabriqué à son image et que ce qu’il y retrouvait, de cette image, sous la forme des signifiants dont son industrie avait commencé de parsemer le monde fût, de ce monde, l’essence.

C’est ici qu’apparaît l’importance décisive du discours de la science dite physique et ce qui pose la question d’une éthique à la mesure d’un temps spécifié comme notre temps.

Ce que le discours de la science démasque, c’est que plus rien ne reste d’une esthétique transcendantale par quoi s’établirait un accord, fût-il perdu, entre nos intuitions et le monde. La réalité physique s’avère désormais comme impénétrable à toute analogie avec un quelconque type de l’homme universel. Elle est pleinement, totalement, inhumaine. Le problème qui s’ouvre à nous n’est plus le problème de la co-naissance, d’une connaissance, d’une connaturalité par quoi s’ouvre à nous l’amitié des apparences.

Nous savons ce qu’il en est de la terre et du ciel. L’un et l’autre sont vides de Dieu, et la question est de savoir ce que nous y faisons apparaître dans les disjonctions qui constituent nos techniques.

Nos techniques… Vous allez peut-être là-dessus me reprendre : techniques humaines et au service de l’homme. Bien sûr. Mais qui ont pris une mesure d’efficacité pour autant que leur principe est une science qui ne s’est, si je puis dire, « déchaînée », qu’à renoncer à tout anthropomorphisme – fût-ce à celui de la bonne Gestalt des sphères dont la perfection était le garant de ce qu’elles fussent éternelles, et, aussi bien à celui de la force dont l’impetus s’est ressenti au cœur de l’action humaine.

Une science de petits signes et d’équations apprises en fait. Une science qui participe de l’inconcevable en ceci précisément qu’elle donne raison à Newton contre Descartes. Une science qui n’a pas forme atomique par hasard car c’est la production de l’atomisme du signifiant qui l’a structurée où il faut reconnaître l’atomisme même contre lequel nous nous insurgeons quand il s’agit de nous comprendre : cet atomisme sur lequel on a voulu construire notre psychologie et ou seulement nous ne reconnaissons pas que nous étions par lui, cet atomisme, habités.

C’est pour cela que Freud a réussi à partir des hypothèses de l’atomisme psychologique. C’est que – qu’on puisse dire ou non qu’il l’assume – il traite les éléments de l’association, non comme des idées exigeant la genèse de leur épuration à partir de l’expérience, mais comme des signifiants dont la constitution implique d’abord leur relation à ce qui se cache de radical dans la structure comme telle. Soit le principe de la permutation : à savoir qu’une chose puisse être mise à la place d’une autre par quelqu’un, et par cela seulement la représente. Il s’agit d’un tout autre sens (182)du mot représentation que celui des peintures, des Abschattungen, où le réel serait censé jouer avec nous d’on ne sait quel strip-tease.

Aussi bien Freud l’articule-t-il proprement usant pour dire ce qui est refoulé non du terme de Vor-Stellung, encore que l’accent soit mis sur le représentatif dans le matériel de l’inconscient, mais de Vorstellung-Repräsentanz. Je ne vais pas là m’étendre. Ce que je vous indique c’est que je ne complais ici à aucune construction philosophique. J’essaie de me reconnaître dans les matériaux les plus immédiats de mon expérience, et si je recours au texte de Freud pour témoigner de cette expérience c’est parce qu’il y a là une conjonction rare quoiqu’en dise une critique aussi vétilleuse qu’incompréhensive, comme il arrive à ceux qui n’ont à la bouche que le mot compréhension.

Un rare accord dis-je, exceptionnel dans l’histoire de la pensée entre le dire de Freud et la Chose qu’il nous découvre. Je dis entre son dire et la Chose. Ce que cela comporte de lucidité chez lui va de soi. Mais après tout, conformément même à ce qu’il nous découvre, l’accent de conscience mis sur tel ou tel point de sa pensée est ici secondaire. J’irai jusque là.

Les représentation ici n’ont plus rien d’apollinien. Elles sont dans une destination alimentaire. Notre appareil neurologique opère en ceci que nous hallucinons ce qui peut répondre en nous à nos besoins. Perfectionnement peut-être par rapport à ce que nous pouvons présumer du mode réactionnel de l’huître planquée sur son rocher, mais dangereux en ceci qu’il nous livre à la merci d’un simple échantillonnage gustatif, si je puis dire, ou palpatoire de la sensation et, au dernier terme, à nous pincer pour savoir si nous ne rêvons pas. Tel est du moins le schéma que nous pouvons donner de ce qui s’articule dans le double principe qui constitue selon Freud, l’événement psychique : principe de plaisir et principe de réalité, pour autant que s’y articule la physiologie de la relation dite « naturelle » de l’homme au monde.

Nous ne nous attarderons pas au paradoxe que constitue une telle conception du point de vue d’une théorie de l’adaptation de la conduite, pour autant que celle-ci fait la loi de la tentative de reconstruction d’une certaine conception de l’éthologie, de l’éthologie par exemple animale. Ce qu’il faut voir, c’est ce qu’introduit, dans ce schéma de l’appareil, son fonctionnement effectif en tant que Freud y découvre la chaîne des effets proprement inconscients.

On n’a pas authentiquement aperçu le renversement qu’au niveau même du double principe l’effet de l’inconscient comporte. Renversement ou plutôt décussation des éléments auxquelles ces principes sont ordinairement associés. C’est que c’est au soin de la satisfaction du besoin que se consacre la fonction du principe de réalité, et notamment ce qui s’y attache épisodiquement de conscience – (183)en tant qu’elle est liée socialement aux éléments du sensoriel privilégié en ce qu’ils sont intéressés par l’image primordiale du narcissisme – mais qu’inversement, ce sont les processus de la pensée – tous les processus de la pensée y étant compris, j’allais dire « compris », le jugement lui-même – qui sont dominés par le principe du plaisir et gisent dans l’inconscient d’où ils ne sont tirés que par la verbalisation théorisante qui les en extrait à la réflexion ; avec ce seul principe d’efficace pour cette réflexion, qu’ils sont déjà organisés, nous l’avons dit hier, selon la structure du langage.

C’est la conséquence, ou plutôt la vraie raison de l’inconscient, que l’homme sache à l’origine qu’il subsiste dans une relation d’ignorance. Ce qui veut dire que la première division que comporte l’événement psychique chez l’homme, c’est celle-ci par quoi tout ce à quoi il résonne – comme le comprenant sous quelque chef d’appétit, de sympathie et, en général, de plaisance – laisse en dehors et contourne la Chose à quoi est destiné tout ce qu’il éprouve dans une orientation du signifiant déjà prédicatif.

Tout ceci n’a pas été déniché par moi dans l’Entwurf, dans ce projet de psychologie découvert dans les papiers de la correspondance de Freud avec Fliess. Cela y est clair certes, mais cela ne prend valeur qu’à montrer l’ossature d’une réflexion qui s’est épanouie en une pratique incontestable. La liaison étroite de ce que Freud appelle proprement la Wissbegierde, ce qui en allemand est très fort, la cupido sciendi et il faudrait dire en français, « l’avidité curieuse », cette liaison étroite, qu’il démontre avec le tournant décisif de la libido, est un fait massif qui se répercute en mille traits déterminants dans le développement individuel de l’enfant.

Cette Chose pourtant, je vais dire et je m’en excuse, n’est point objet et ne saurait l’être en ce que son terme ne surgit comme corrélat d’un sujet hypothétique qu’autant que ce sujet disparaît, s’évanouit : fading du sujet, et non terme sous la structure signifiante. Ce que l’intention montre en effet, c’est que cette structure est déjà là avant que le sujet prenne la parole et avec elle se fasse porteur d’aucune vérité, ni prétendant à aucune reconnaissance.

La Chose est donc ce qui – dans le vivant quel qu’il soit que vient habiter le discours et qui se profère en parole – marque la place où il pâtit de ce que le langage se manifeste dans le monde. C’est ainsi que vient à apparaître l’être partout où l’Éros de la vie trouve la limite de sa tendance unitive.

Celle-ci, cette tendance à l’union, est, dans Freud, d’un niveau organismique, biologique comme on dit. Elle n’a pourtant rien à faire avec ce qu’appréhende une biologie, dernière venue des sciences physiques, mais avec le mode de prise – en tant qu’il est érotisé – des orifices principaux du corps : d’où la fameuse (184)définition freudienne de la sexualité dont on a voulu déduire une prétendue relation d’objet dite orale, anale, génitale, relation qui porte en elle une profonde ambiguïté en tant qu’elle confond un corrélatif naturel avec un caractère de valeur camouflé sous une notion de norme de développement.

C’est avec de telles confusions que la malédiction de saint Matthieu, à l’endroit de ceux qui assemblent de nouveaux fardeaux pour en charger les épaules des autres, viendrait à frapper ceux qui autorisent chez l’homme le soupçon de quelque tare personnelle au principe de l’insatisfaction attachée aux relations d’amour.

Freud, s’il a (mieux que jamais ou n’a au fil des siècles de casuistique érotologique), détecté les motifs du ravalement de la relation amoureuse, l’a rapporté d’abord au drame de l’Œdipe, c’est-à-dire à un conflit dramatique articulant une refonte plus profonde du sujet, une Urverdrängung, un refoulement archaïque, laissant dès lors sa place au refoulement secondaire qui permet, qui force à se disjoindre les courants qu’il distingue comme ceux respectivement de la tendresse et du désir. Freud n’a jamais, pour autant, eu l’audace de proposer une cure radicale de ce conflit inscrit dans la structure. S’il a éclairé (comme jamais aucune caractériologie primitive ni moderne) ce qu’il a désigné comme types libidinaux, c’est aussi pour formuler expressément qu’il en venait à ce résultat : à entériner que sans doute il y avait, au dernier terme, quelque chose d’irrémédiablement faussé dans la sexualité humaine.

Voilà sans doute pourquoi Jones dans l’article nécrologique qui lui vint en charge de celui qui était le maître le plus passionnément admiré – et lui, d’autre part, partisan déclaré d’une Aufklärung résolument anti-religieuse – n’a pu s’empêcher de le situer dans sa conception du destin de l’homme sous le patronage, écrit-il, des Pères de l’Église. Disons plus : si Freud met à la charge de la « moralité sexuelle » la nervosité régnant chez le civilisé moderne, il ne prétend même pas avoir de solution à proposer dans le général pour un meilleur aménagement de cette moralité.

L’objet imaginé récemment par la psychanalyse, comme mesure de l’adéquation libidinale, informerait de son type toute une réalité comme mode de relation du sujet au monde : vorace, rétentive, ou encore – comme on s’exprime en un terme qui porte, hélas, la marque d’une intention moralisante où il faut dire que la défense de la psychanalyse en France a cru devoir enjoliver sa première gourme – relation à l’objet « oblative » qui s’avérerait l’avènement idyllique de la relation génitale !

Hélas, est-ce au psychanalyste de refouler la perversion foncière du désir humain dans l’enfer du prégénital comme connoté de régression affective, et de faire rentrer dans l’oubli la vérité avouée dans le mystère antique « Éros est un dieu noir » ?

(185)L’objet dont on fait ainsi état ne dessine qu’une imputation grossière des effets de frustration que l’analyse se chargerait de tempérer. Ceci avec le seul résultat de camoufler des séquences beaucoup plus complexes dont la richesse autant que la singularité semblent subir, dans une certaine utilisation orthopédique de l’analyse, une étrange éclipse : le rôle singulier du phallus dans sa foncière disparité (je cherche ici un équivalent du terme anglais organ) dans la disparité de sa fonction par quoi se situe la fonction virile, dans cette duplicité de la castration surmontée de l’autre dont la dialectique semble soumise au passage par la formule « il n’est pas sans l’avoir », tandis que, d’autre part, la féminité est soumise à l’expérience primitive de sa privation pour en venir – à le souhaiter – à le faire être symboliquement dans le produit de l’enfantement, que celui-ci doive ou non l’avoir.

Ce tiers objet, le phallus, détaché de la dispersion osirienne à quoi tout à l’heure nous faisions allusion, joue la fonction métonymique la plus secrète selon qu’il s’interpose ou se résorbe dans le phantasme du désir. Entendons que ce fantasme est, au niveau de la chaîne de l’inconscient, ce qui correspond à l’identification du sujet qui parle comme de « moi » dans le discours de la conscience. Dans le fantasme, le sujet s’éprouve comme ce qu’il veut au niveau de l’Autre (cette fois avec un grand A), c’est-à-dire à la place où il est vérité sans conscience et sans recours ; c’est là qu’il se fait en cette absence épaisse qui s’appelle le désir.

Le désir n’a pas d’objet, sinon, comme des singularités le démontrent, celui accidentel – « normal » ou non – qui s’est trouvé venir signifier, que ce soit en un éclair ou dans un rapport permanent, les confins de la Chose : c’est-à-dire de ce Rien, autour de quoi toute passion humaine resserre son spasme à modulation courte ou longue, à retour périodique. La passion de la bouche la plus passionnément gavée, c’est ce Rien où dans l’anorexie mentale il réclame la privation où se révèle l’Amour. La passion de l’avare, c’est ce Rien où est réduit l’objet enfermé dans sa cassette bien-aimée.

Comment, sans la copule qui vient à conjoindre l’être comme manque et ce Rien, la passion de l’homme trouverait-elle à se satisfaire ?

C’est pourquoi, si la femme se contente, au secret d’elle-même, de celui qui satisfait à la fois son besoin et ce manque, l’homme, cherchant son manque à être au-delà de son besoin – pourtant si mieux assuré que celui de la femme – trouve ici la pente d’une inconstance ou – plus exactement – d’une duplication de l’objet, dont les affinités avec ce qu’il y a de fétichisme dans l’homosexualité ont été très curieusement sillonnées par l’expérience analytique (sinon toujours justement et bien rassemblées dans la théorie).

Ne croyez pas, pour autant, que je fasse la femme plus favorisée (186)sur le chemin de la jouissance. Ses difficultés à elle non plus ne manquent pas et sont probablement plus profondes. Mais ce n’est pas notre objet ici d’en traiter, encore que bientôt il doive être abordé par notre groupe avec la collaboration de la Société Hollandaise.

Ai-je réussi seulement à faire passer en votre esprit les chaînes de cette topologie, qui met au cœur de chacun de nous cette place béante d’où le Rien nous interroge sur notre sexe et sur notre existence ? C’est là la place où nous avons à aimer le prochain comme nous-mêmes, parce qu’en lui cette place est la même.

Rien n’est assurément plus proche de nous que cette place et, pour le faire entendre, j’emprunterai la voix du Poète qui, quels que soient ses accents religieux a été reconnu pour un des leurs – dans leurs aînés – par les surréalistes. Il s’agit de Germain Nouveau, de celui qui signait, « Humilis » :

 

« Frère, o doux mendiant qui chante en plein vent

Aime-toi comme l’air du ciel aime le vent

Frère, poussant les bœufs dans les mottes de terre

Aime-toi comme au champ la glèbe aime la terre

Frère qui fait le vin du sang des raisins d’or,

Aime-toi comme un cep aime sa grappe d’or

Frère qui fait le pain, croûte dorée et mie

Aime-toi comme au four la croûte aime la mie

Frère qui fait l’habit, joyeux tisseur de drap

Aime-toi comme en lui la laine aime le drap

Frère dont le bateau fend l’azur vert des vagues

Aime-toi comme en mer les flots aiment les vagues

Frère joueur de luth, gai marieur de sons

Aime-toi comme on sent la corde aimer les sons

Mais en Dieu, Frère, sache aimer comme toi-même ton frère

Et, quel qu’il soit, qu’il soit comme toi-même ».

 

Tel est le commandement de l’amour du prochain et contre quoi Freud a raison de s’arrêter, interloqué de son invocation par ce que l’expérience montre : ce que l’analyse a articulé comme un moment décisif de sa découverte, c’est l’ambivalence par quoi la haine suit comme son ombre tout amour pour ce prochain qui est aussi de nous ce qui est le plus étranger. Comment ne pas le harceler dès lors des épreuves à faire jaillir de lui le seul cri qui pourra nous le faire connaître ?

Comment Kant ne voit-il pas à quoi se heurte sa raison pratique, toute bourgeoise de s’ériger en règle universelle ? La débilité des preuves qu’il en avance n’a en sa faveur que la faiblesse humaine dont se soutient le corps nu qu’un Sade peut lui donner : de la jouissance sans frein, pour tous ! il y faudrait plus que du sadisme, un amour absolu, c’est-à-dire impossible.

(187)Voit-il par là la clef de cette fonction de la sublimation sur laquelle je suis en train d’arrêter ceux qui me suivent dans mon enseignement ? et où l’homme sous diverses formes tente de composer avec la Chose : dans l’art fondamental qui la lui fait représenter dans le vide du vase où s’est fondée l’alliance de toujours, dans la religion qui lui inspire la crainte et de se tenir à juste distance de la Chose, dans la science qui n’y croit pas et par laquelle nous le voyons maintenant confrontée à la méchanceté fondamentale de la Chose ?

Le Trieb freudien, notion première et la plus énigmatique de la théorie, en est venu, je dirais, à achopper au grand scandale des disciples de Freud sur la formule et sur la forme de l’instinct de mort. Voici la réponse de la Chose quand nous n’en voulons rien savoir : elle non plus ne sait rien de nous. Mais n’est-ce pas là aussi une forme de la sublimation autour de quoi l’être de l’homme, une fois de plus, tourne sur ses gonds ? Cette libido dont Freud nous dit qu’aucune force en l’homme n’est plus à portée de se sublimer, n’est-elle pas le dernier fruit de la sublimation par quoi l’homme moderne répond à sa solitude ?

Que la prudence ici me garde de m’avancer trop vite ! Que les lois soient par nous gardées par quoi seulement nous pouvons retrouver le chemin de la Chose, qui sont les lois de la Parole, par quoi elle est cernée.

J’ai – peut-être follement – posé devant vous la question qui est au cœur de l’expérience freudienne, en ce que, même parmi ceux qui pourraient en paraître les mieux préservés, les pièges de la maîtrise psychologique ne sont guère éventés. Je me suis laissé dire, qu’il est des séminaires où l’on faisait la psychologie du Christ. Qu’est-ce à dire ? Est-ce pour savoir par quel bout son désir pouvait être attrapé ?

J’enseigne quelque chose dont le terme est obscur.

Il me faut ici m’excuser. J’y ai été poussé par une nécessité pressante dont celle qui me fait ici paraître devant vous n’est qu’un petit moment qui vous suffira, j’espère, à comprendre. Mais je ne suis pas content d’être là, ce n’est pas ma place, mais au chevet de la couche où mon patient me parle.

Aussi que le philosophe ne se lève pas comme il arriva à Ibn Arabi pour venir à ma rencontre en me prodiguant les marques de sa considération et de son amitié, pour finalement m’embrasser et me dire « oui ». Car bien entendu, comme Ibn Arabi, à mon tour, je lui répondrai en lui disant « oui », et sa joie s’accentuera de constater que je l’aurai compris. Mais prenant conscience de ce qui aura provoqué sa joie, il me faudra ajouter « non ».

 

10 mars 1960