Une photocopie de cette lettre, manuscrite, de Lacan à Winnicott fut transmise à J. A Miller par Mme Ellie Ragland-Sullivan ; transcrite par Mme Gloria Gonzales et M. Russel Grigg, elle fut publiée dans Ornicar ? n° 33, Avril-Juin 1985, pp. 7-10.

 

(7)Villa La Brigida – Parcs de Saint-Tropez – Saint-Tropez – Var

 

Bien cher ami,

Je porte sur moi votre lettre depuis le 11 février (disons le 12) que je l’ai reçue. C’est seulement maintenant après quelques jours de vacances que je me sens assez de loisir pour vous y répondre à mon gré (épargnez-vous, épargnez-moi, d’imaginer ce que cela représente comme manque de répit).

Me voilà donc à la relire, et à goûter comme neuve sa gentillesse. Mettons un terme à la honte que j’ai ressentie de cette bévue de l’altération de votre nom, et non pas seulement dans une citation d’un texte, mais comme auteur honorant notre sommaire[1]. Bévue oui : celui qui corrigea les épreuves, pour connaître votre nom aussi bien que vos articles, n’a pas vu la faute du prote. Le ridicule est tout pour nous ; ne nous le tenez pas à offense.

Pour l’offre aimable. que vous me faites de venir parler à la Société de Londres, comment n’y être pas sensible quand elle s’entoure d’explications si profondément bienveillantes. Présentées comme elles le sont, comment même songerais-je à me formaliser de ces convenances, même si elles me rappellent ce qui me lèse constamment ?

J’avais trop à faire pour répondre à votre invitation avant les vacances (8)(j’ai reçu votre lettre à mon retour de Bruxelles où j’ai fait deux conférences). Mais je viendrai à la rentrée quand il vous plaira et dans les conditions qui seront les vôtres.

J’ai consacré mon année de séminaire à tenter de poser les bases d’une Éthique de la psychanalyse. Vous me faites, je pense, le crédit d’imaginer que je mesurais les difficultés, l’audace du sujet. La passion du travail ne me laisse de temps pour aucun vain regret.

Je pourrais peut-être pourtant en ressentir un aujourd’hui à ce que vous me dites n’avoir pu assimiler proprement le sens de mon article, ni mesurer sa portée[2].

C’est là que je peux sentir ce que perd mon enseignement à n’avoir pas dans notre communauté sa diffusion normale. Et ceci m’est d’autant plus sensible quand il s’agit de vous avec qui je me sens tellement de raisons de m’entendre.

Puis-je préciser que j’ai choisi, pour ce mémorial de Jones, de parler de sa théorie du symbolisme –

1.– parce que je trouve des plus fondés en principe son effort pour situer par rapport à la métaphore, c’est-à-dire à une figure de langage, les effets dits de symbolisme en analyse (regrettant que cet effort soit resté sans suite, avant moi) ;

2.– parce que son échec est instructif, comme le sont les échecs des esprits vigoureux. Les trous que montre son entreprise désignant les endroits où elle doit être rectifiée ;

3.– parce que j’y trouve encore une confirmation de mes thèses sur la fonction privilégiée du phallus : la façon dont je la dérive de ses rapports au signifiant est illustrée de façon d’autant plus éclatante que c’est à l’insu de l’auteur, par le fait qu’aucun des exemples qu’il est amené à promouvoir pour satisfaire à sa théorie n’est autre qu’un symbole phallique.

Ceci ne peut cependant être bien compris que de ceux qui savent ce que je fais tourner de décisif (pour la pensée de notre action autant que pour sa technique) autour des rapports du signifiant avec le réel. Position que résume (p. 9) l’affirmation que « le rapport du réel au pensé n’est pas celui du signifié au signifiant, et que le primat que le réel a sur le pensé s’inverse du signifiant au signifié[3] ».

Disons qu’il faut renverser la passivité impliquée dans le verbe signifier, et concevoir que le signifiant marque le réel autant et plus qu’il ne le représente.

(9)Ne vous méprenez pas. Il n’y a là ni idéalisme, ni même simple philosophie, mais seulement effort pour renverser un préjugé dont la fausse évidence se confond avec tout ce qui fait le plus obstacle à notre expérience, avec tout ce qui nous détourne de la voie dans sa configuration exacte, avec tout ce qui nous entraîne à la camoufler pour la faire admettre au dehors.

J’admire en Jones une profonde aperception du vrai relief de cette expérience, et j’aurais pu trouver bien d’autres termes originaux de son œuvre, l’aphanisis, ou la notion de privation comme distincte de la frustration, où j’eusse pu démontrer ce qu’elles apportent à ce que j’enseigne moi-même. J’ai choisi cet article sur le symbolisme parce qu’il me permettait d’éclairer pour mes élèves certains points difficiles de la théorie et de l’histoire analytiques.

Tel est ce qui me dirige toujours dans mon choix. Tout ce que j’ai écrit depuis sept ans ne vaut que dans le contexte de mon enseignement.

Au dehors, vous ne pouvez savoir tout ce que j’ai construit sur une distinction aussi simple, tranchante et fondamentale que celle du désir et de la demande. Elle va paraître avec plusieurs années de retard sous la forme d’une refonte de mon rapport de Royaumont (1958) dans le prochain numéro de La Psychanalyse (vous vous souvenez peut-être du titre : The rules of the Cure and the lures of its power).

Et pourtant comme je me sens soutenu et en accord avec vos recherches dans leur contenu et dans leur style. Cet « objet transitionnel » dont j’ai montré aux miens tous les mérites, n’indique-t-il pas la place où se marque précocement cette distinction du désir par rapport au besoin.

Maintenant il me semble pourtant qu’il faut que je rassemble tout cet effort en une œuvre qui en fixe l’essentiel. Même si je n’avais pas le temps de le faire, je sais qu’une impulsion est donnée à un groupe où une direction sera préservée assez de temps pour être transmise même si on en oublie l’origine.

Comment tout cela se sera-t-il forgé dans ce relatif isolement n’est pas une question qui me concerne particulièrement. La confusion des langues à l’intérieur de l’Internationale m’ôte beaucoup de regret d’avoir poursuivi ma carrière au dehors.

Vous savez peut-être que nous faisons cette année un petit Congrès avec les Hollandais à Amsterdam sur la sexualité féminine. Autre sujet, négligé depuis Jones, que j’ai cru devoir ramener à l’attention du jour. Je m’abstiens cette fois d’y produire un rapport, j’ouvrirai le Congrès et m’intéresserai moins à y intervenir qu’à voir ce qu’y donneront ceux que j’ai formés.

(10)Je suis ici avec ma femme et ma plus jeune fille. L’autre, Laurence, la fille de ma femme, que vous évoquez si gentiment à propos de la bouteille cassée dans la cuisine, nous a donné cette année beaucoup de tourment (dont nous sommes fiers), ayant été arrêtée pour ses relations politiques. Elle est libérée maintenant, néanmoins nous restons soucieux d’une affaire qui n’est pas close encore.

Nous avons aussi un neveu qui vécut chez moi durant ses études comme un fils, qui vient d’être condamné à une peine de deux ans de prison pour son activité de résistance à la guerre d’Algérie.

Que ceci complète pour vous le tableau de ce qui occupe un trop long silence. Que ceci vous aidera à me le pardonner, si j’ajoute que ma pensée s’est souvent portée vers vous et votre femme, avec toute l’amitié que nous vous avons chez moi vouée for ever.

J. Lacan

Ce 5 août 60.



[1]. Il s’agit du sommaire du numéro 5 de la revue La Psychanalyse, (PUF 1959), où figure une traduction de l’article de Winnicott « Transitionnal Objects and Transitionnal Phenomena » ; le nom de l’auteur y est porté avec un seul t.

[2]. L’article en question, qui ouvre le numéro 5 de La Psychanalyse, est « À la mémoire d’Ernest Jones : sur sa théorie du symbolisme » (repris dans les Écrits, pp. 697-717).

[3]. Cf. Écrits, p. 705.