Intervention sur l’exposé de J.Oury : « stratégie de sauvetage de freud », Congrès de Strasbourg, le 13 octobre 1968, publié dans Lettres de L’école Freudienne 1970, n° 7, page 146 et 151.

(146)J.Oury. – Je n’ai rien préparé de très construit. Je voudrais localiser le sens de cette expression : « stratégie de sauvetage ». C’est le mot « sauvetage » qui fait problème. C’est un mot un peu provocateur.

Il faut très prudemment poser la question : être psychanalyste, est-il encore possible d’être psychanalyste ? Ce qui induit peut-être une problématique…

 

J. Lacan. – C’est peut-être une occasion manquée.

 

J. Oury. – Peut-être cela peut-il s’articuler autrement, par exemple sous cette forme : quels sont les rapports entre le didactique et un certain narcissisme social ? (Je m’excuse d’accoupler des termes comme ceux-ci). Ce qui semble évident, et qu’avait dénoncé Freud depuis toujours, c’est que l’on assiste historiquement à un recouvrement de l’inconscient. C’est encore une question de savoir ce qu’il en est actuellement de ce recouvrement de l’inconscient ? Il me semble qu’il y a des difficultés de la part de l’analyste qui sont souvent méconnues, difficultés qu’il faut laisser en blanc, précisées qu’elles seront peut-être par la suite ; ces difficultés induisent le psychanalyste à certain déplacement. On l’a vu dans les discussions d’hier et de ce matin : il y a une tentation vers un déplacement, déplacement vers l’aspect technique. Sur un plan linguistique, on pourrait dire que cela fait office d’un message, un message déformé, un « message de déplacement », un message syntactique, qui semble avoir, dans le contexte social actuel, une importance de premier ordre ; parce que cela fait une sorte de déformation, qui semble irrémédiable, de la théorie ; car ce qui est déformé, la technique proposée (147)devient l’objet d’un circuit des échanges actuels, et rentre ainsi dans l’univers de la consommation. […]

(148)(149)[…]

[150]Autrement dit, comment peut-on établir un système de défense, lequel est cependant nécessaire, d’une société de psychanalyse sans sombrer dans une structure obsessionnelle ? Pour éclaircir un peu la question, on peut se référer, peut-être par analogie, à ce qui s’est passé, à ce qui se passe dans le domaine politique. On a constaté qu’il y avait, en mai-juin, une sorte de contradiction entre un mouvement vite étouffé et la position prise par les structures traditionnelles de défense des soi-disant mêmes idées. J’indique par là – voir par exemple ce qui s’est passé dans les hôpitaux, dans les usines, à l’université – les rapports qui se sont vite précisés, entre le « mouvement » et la prise de position des syndicats. À un certain moment, à la rue d’Ulm, j’étais intervenu pour dire : « la Société de psychanalyse peut ressembler à la C.G.T. ». Cela a fait un peu scandale ; mais c’était simplement pour imager les problèmes qui étaient en cause. On ne peut pas les développer ici, car ce serait trop long.

Tenant compte de tout cela, tenant compte de ce que j’ai dit tout à l’heure sur l’inconscient, que ce n’est pas quelque chose qui est homogène au social mais que, par contre, ce n’est pas pour autant inarticulable avec lui, qu’il y a une hétérogénéité qu’il faut définir, mais qu’il faudra ensuite articuler finement ; que d’autre part il semble, si vraiment la psychanalyse est un événement, si c’est vraiment une coupure épistémologique, si ça modifie quelque chose – on en parlait tout à l’heure – il me semble que c’est … X … qui a pris ces termes en disant qu’être psychanalysé, si ça existe ça veut dire que les relations de la position qu’on va avoir aussi bien dans son travail que dans sa famille que dans toutes ses relations sont radicalement changées ; qu’autrement, ce n’est pas une psychanalyse !… C’est peut-être un peu radical de le dire comme ça, mais il me semble que c’est ça qu’apporte cette coupure épistémologique. Mais elle porte également sur le plan de la logique.

Or, on s’aperçoit que les sociétés de psychanalyse vivent sur une vieille logique, comme les syndicats ; et ce qui a été apporté au mois de mai, c’était l’émergence d’une logique un petit peu nouvelle dans les phénomènes de groupe.

Par analogie, on peut dire aussi, rapidement, que ce qui était traditionnellement en jeu dans l’organisation des groupes, c’était une logique aristotélicienne ; ce qui était apporté, c’était une logique qui tranche toujours dans ces mouvements historiques, une logique qu’on pourrait appeler ménippéenne, (151)une logique du Carnaval, c’est-à-dire une logique qui n’est pas linéaire, mais que certains appellent planaire.

Mais je préférerais rejoindre, par ce biais, et c’est là l’articulation que je voulais faire avec ce mouvement…

 

J. Lacan. – En somme, vous êtes pour la chienlit.

 

J. Oury. – …ce mouvement de sauvegarde de Freud. Il me semble que Lacan fait partie peut-être d’un appareillage historique de stratégie de sauvetage de Freud ; en déchiffrant et en défrichant tout ce champ logique et en apportant cette topologie qui n’est pas nouvelle mais qu’on peut reconnaître aussi bien dans ces mouvements politiques, dans le travail dans une institution que dans le mécanisme même d’une cure…La dernière chose que je voulais dire, pour peut-être la reprendre cet après-midi, c’est une question qui n’a jamais, il me semble, été résolue, que je pose souvent depuis des années, qu’on n’arrive pas à résoudre dans un groupe, dans une institution : quels sont les rapports entre cette sorte d’opérateur qu’on appelle le phallus, qu’on peut illustrer par le huit inversé, qui se manifeste dans le cross-cap, et le groupe, le collectif même ? C’est un problème qui me semble essentiel à résoudre pour pouvoir mener à bien une remise en place de l’articulation entre l’inconscient analytique et la société.