« En guise de conclusion » Discours de clôture au Congrès de Strasbourg, le 13 octobre 1968, publié dans Lettres de L’école Freudienne 1970 n° 7 page 157-166.

(157)Il deviendrait cérémoniel d’apporter le discours de conclusion. Ce discours, je considère que je vous l’ai fait, sous une forme et sous une incidence qui a été utile ou pas, je n’en sais rien, là-dessus que chacun s’interroge, vu que je l’ai fait à un autre moment, c’est-à-dire pour souhaiter, c’était son contenu, un ton plus vif et une démarche plus stimulée. Que ce soit sa conséquence ou pas, le résultat est quand même là, le ton de ce qui s’est dit hier était incontestablement plus serré. Je le répète, il ne s’agit pas des textes qui ont été apportés le premier jour, mais du nœud qu’ils pouvaient former ensemble et du caractère serré de ce qui était aveu et réplique. Ce matin il semble au moins à tel témoignage que le résultat ait été encore plus satisfaisant. Dès lors, mon Dieu, pourquoi vouloir donner quoi que ce soit qui bouclerait ce qui essentiellement reste ouvert ?

Qu’est-ce qui reste ouvert ? Beaucoup de choses ; bien sûr d’abord la question qui a été mise ici à l’ordre du jour, celle des rapports de « psychothérapie et psychanalyse ». Là-dessus bien sûr on aurait pu souhaiter que se dégageât d’une façon plus formulée une directive. Il est certain que, je le répète, et non pas du tout en fonction de conditions locales, il y a une question très précise qui était posée dès le premier jour et dans le discours de Bauer : est-ce que nous devons considérer pouvoir maintenir la fonction qu’occupe la psychothérapie dite d’inspiration analytique comme quelque chose qui puisse être pris « de plano » comme étape de la formation ?

Il ne s’agit pas bien sûr de pratiquer là je ne sais quel malthusianisme de la pratique, d’abord parce qu’il est strictement impossible à obtenir comme l’expérience l’a prouvé ; une des premières choses que j’ai mises au principe des statuts de l’école, c’est qu’il faut voir en face que c’est comme ça que ça se passe, et que même dans des endroits où on fait signer un petit papier, car vous le savez, il y a des lieux où ça se fait, et bien entendu tout le monde le signe ce petit papier qui consiste à dire qu’on ne fera des psychanalyses que quand votre psychanalyste vous y autorisera expressément, moyennant quoi précisément on fait des psychothérapies d’inspiration analytique à tire-larigot jusqu’à ce que ce moment arrive, et dans (158)cette perspective il est tout à fait clair que les psychothérapies d’inspiration analytique ne se distinguent en rien de ce qu’une fois obtenue l’autorisation, le candidat, puisqu’à ce moment-là c’est comme candidat qu’il recevra ladite autorisation, fera à partir de là.

Donc, il n’est pas question de les exclure, il serait même plutôt question d’en tenir compte et de se demander si oui ou non ce qui se passe à ce niveau-là, peut-être repris, peut-être de quelque façon intéressé dans la psychanalyse elle-même qui est en train de se poursuivre cependant. Il y a une espèce de black-out, de rideau tiré sur ce qui fonctionne d’un côté pendant que le sujet est en train de poursuivre sa propre analyse qui vraiment quant à moi, quant à mon expérience est toujours apparu comme un des lests, un des fardeaux les plus lourds à traîner, et qui dans bien des cas imposent à l’analyse une limite stricte. Je veux dire que les psychanalyses dites didactiques sont de temps en temps, il faut bien le dire, de l’ordre du limité, je ne veux pas dire de l’échec parce que même ça prête encore à ambiguïté ; il y a dans l’analyse comme dans ce qu’est foncièrement l’acte lui-même, mais c’est l’acte psychanalytique qui nous le découvre, quelque chose d’ambigu qui fait que bien sûr on pourrait dire qu’il vaudrait mieux dans certains cas qu’on puisse qualifier une psychanalyse, et didactique spécialement, d’échec plutôt que de réussite. Mais qu’il y ait une limite, qu’il y ait un moment où du sujet dans ce type de psychanalyse on ne puisse plus rien tirer, qu’on ne puisse plus lui faire faire un pas de plus, il est certain que c’est dans la négligence, la négligence profonde où on est de ce que constituent pour lui non seulement cette activité qu’on appelle psychothérapie d’inspiration analytique ou pas, aussi bien mille autres pratiques dont le psychodrame est certainement le lieu le plus éminent quant à ces sortes d’effets et pourrait, lui, par exemple, facilement être écarté du champ.

Sur le sujet des psychothérapies d’inspiration analytique, quelque chose devrait pouvoir être formulé qui permette à l’analyste de doser et du même coup de modérer, en accord avec le sujet, l’incidence à certains tournants de la psychanalyse didactique de cette pratique parallèle. Nous n’en sommes pas là, et pourquoi ? Parce que le mode sur lequel ces précautions pourraient être instituées n’est pas actuellement formulable d’une façon univoque pour tous les psychanalystes, pour autant qu’en raison d’une inégale initiation à certains replis (159)théoriques on ne peut pas dire qu’on puisse faire intervenir, sous forme de repérage clair, au niveau de tous également, des règles précises.

La présence, j’y reviens, et c’est bien le cas de le dire, du psychanalyste comme tel, avec toutes les questions que pose de l’appeler le psychanalyste ou un psychanalyste, ce qui n’est certes pas la même chose, est là, en quelque sorte laissée en blanc et à l’état de vacuole au centre de tout ce qui a fait nos débats. Il était clair qu’il était impossible à tout instant de formuler autre chose que ceci, que c’était du supposé de cette fonction de l’analyste que dépendait le caractère plus ou moins autorisable au titre de psychanalytique de telle ou telle pratique psychothérapique. À ce titre, la formule que j’ai ressentie d’un article déjà vieux de quelques quinze ans, celui que j’ai ressorti tout à l’heure, garde hélas toute son actualité, à savoir que si on ne peut pas dire que quelques pas n’aient été faits depuis sur le plan théorique de ce qu’il en est et doit en être de la fonction du psychanalyste, il est clair pour autant que les choses ne sont pas encore entrées dans l’institution.

C’est bien ceci que dans un texte qui représente l’armature de ce que j’ai communiqué à Rome et non sans intention en cet endroit, texte que j’ai publié dans le premier numéro de cette revue que, Dieu merci, j’ai réussi à sortir avant le béni mois de mai, car dans son tumulte il est clair que toute sa structure et son sens auraient été en quelque sorte distordus – donc dans Scilicet j’ai parlé jusqu’à un certain point d’un échec. Il est certain que quelque chose assurément se joue autour de la duplicité que constitue la fonction de psychanalyste et celle de l’enseignant. S’il se trouve que vous pouvez particulièrement le mettre en évidence à mon niveau, c’est bien sûr que là-dessus je ne me suis pas refusé à en assumer depuis longtemps l’antinomie, mais vous auriez tort de croire que le même problème ne se pose pas et ne se posera pas un jour ou l’autre au niveau de chacun d’entre vous. Comme l’a souligné par exemple très bien ce matin Dumézil, vous ne pouvez pas y échapper dès lors que vous êtes appelés à recevoir dans telle ou telle institution étrangère à la psychanalyse une position de psychanalyste ; dès lors que vous y êtes, c’est-à-dire que vous n’êtes pas chez vous, vous êtes priés d’assumer quelque chose qui participe des fonctions de l’enseignement, vous apprenez au moins aux gens à se conduire vis-à-vis de ce loup qu’ils ont introduit dans leur bergerie, et pour ça il faut que vous expliquiez un peu ses mœurs. Vous êtes là en position d’enseignant.

(160)Il me semble qu’à plusieurs reprises, et même à mes yeux à trop de reprises, car il m’est arrivé pendant ces vacances de relire les textes de quelques séminaires déjà anciens et de périodes sensibles, ces périodes obstinées où ce séminaire, je ne pouvais le poursuivre en toute correction qu’à m’imposer de ne pas faire la moindre attention à ce qui dans une institution qui n’était pas du tout l’institution étrangère dont je parle, mais justement à proprement parler l’institution analytique dont je faisais partie, se mijotait et se tramait je ne sais quelle opération synthétique, dont je savais très bien à l’avance qu’un jour ou l’autre elle ne faciliterait pas ma tâche. Cet assez extraordinaire désintérêt n’est pas sans me poser quant à moi de graves questions. Et tout de même cela, par un heureux concours de je ne sais quoi, qu’on peut sans doute ici appeler destin, n’a pas du tout finalement desservi ni la propagation ni la diffusion de mon discours. J’eusse aimé assurément que ceux qui m’ont accompagné tout au long de ces difficiles chemins, eussent plus bénéficié eux-mêmes du succès de ce discours.

Qui sait, ma réforme à moi, celle que j’ai proposée dans cette proposition du 9 Octobre, pourrait être beaucoup plus aisée aux entournures que celle à laquelle s’escrime un homme politique extraordinairement astucieux. Pourquoi ? Précisément parce qu’elle n’avait de portée que dans un milieu où les incidences effectives d’une telle réforme sont infiniment moins dérangeantes qu’elles peuvent l’être au niveau de l’université. Bref notre petite réforme était surtout, je dois le dire, l’introduction d’une façon absolument différente d’apporter une solution générale aux problèmes de l’examen et ça suffit pour que nous soit représenté comme un vide extraordinaire, qui fait que tout d’un coup il ne va plus y avoir de dialogue entre l’examinateur et l’examiné. Il suffit d’avoir été dans sa vie un instant examiné pour savoir que ce qu’on échange avec un examinateur, ce n’est jamais et uniquement que ce qui s’appelle des conneries, qualifiées comme telles, par une complicité absolument générale où l’examinateur demande qu’on lui dise des conneries bien classées et d’ailleurs l’examiné lui aussi s’efforce de les faire bien rondes et bien roses. Il rentre dans sa famille et y raconte les belles conneries qu’il a réussi à sortir à son examinateur. C’est très évidemment là-dessus que repose ceci, que ces choses peuvent durer pendant des siècles, d’une façon tempérée, tant qu’il y a ce qu’on appelle du dialogue ; seulement il y a un moment où ça s’use, où on s’aperçoit justement que la connerie n’est pas un élément de dialogue !

(161)On s’en aperçoit pourquoi ? Vous ne vous imaginez pas que ce sont les pauvres petits, les chers mignons, qui tout d’un coup n’ont plus en effet rien d’autre à faire qu’à envoyer des pavés, qui s’en aperçoivent. Ce sont ceux qu’on appelle assez grotesquement les enseignants. Parce que, les enseignants, comment ça se recrute ? Un enseignant ça se recrute, justement à cause de ce système des examens, sous la forme d’un bien enseigné. Quand vous avez fait la preuve que vous êtes bien enseigné, c’est-à-dire que vous êtes capable de charrier de droite à gauche un suffisant charroi de conneries, alors vous êtes consacré enseignant. Seulement vers 45 à 50 ans, c’est pas pour rien que je parle de temps en temps de ménopause, ça ne va plus. C’est-à-dire que vous, enseignants, vous vous en apercevez vous-mêmes. Et c’est vous qui foutez le feu à la baraque, comme on a pu le voir. Ceux qui ont le plus rigolé dans cette affaire, ne vous imaginez pas que c’était ceux qui étaient dans la rue Gay-Lussac, c’était les enseignants qui se précipitaient là, pensant enfin ! voilà ce que nous aurions pu être ! De qui est-ce que vous ne l’avez pas reçu, ce témoignage ?

Naturellement, maintenant, ça prend des allures de petite bouche ; un type qui ose signer d’un nom rabelaisien et qui ne se prend pas pour la queue d’une poire comme on dit, nous résume les événements. Epistémon, c’est de lui que je parle. Tout le monde paraît-il sait qui c’est. Moi je peux faire comme si je ne savais pas. Il dit qu’il y avait une étudiante, une enragée qui lui courrait aux basques pendant qu’il se baladait là dans la rue Gay-Lussac, au moment où ça flottait le Molotov, et qu’elle s’acharnait à l’appeler Epistémon-con. C’est pas mal. Ce qu’il a vu dans cette histoire, c’est que c’était la fin du structuralisme. C’est énorme. Et pourquoi ce serait la fin du structuralisme ? Il paraît que ce qui témoigne de ça, c’est que c’est un événement incontestablement dialectique. S’il y a quelque chose qui n’est pas évident, c’est ça. Et c’est même si peu évident que c’est même à cause de ça qu’on peut se demander si c’est bien un événement. Car la distinction folâtre entre la structure et l’histoire, elle vient de types qui lisent très rapidement et qui se sont aperçus que Lévi-Strauss a dialogué avec Sartre, alors ils s’imaginent qu’à cause de ça tout le structuralisme expulse l’histoire et déclarent que le 14 Juillet est un mythe. Ce sont ces espèces d’assimilations bouffonnes dans lesquelles on se déplace comme si la structure n’impliquait pas strictement et d’abord la dimension justement de l’histoire. C’est parce que l’histoire n’est pas purement et simplement une (162)diachronie qu’on peut parler de dialectique ; toute dialectique implique justement un lien synchronique ; ça ne veut pas du tout dire que la structure n’a rien à faire avec l’histoire : elles se tiennent comme strictement l’une à l’autre complémentaires.

S’il y a par contre quelque chose qui distingue ce qui s’est passé, c’est que ça fait partie de ces choses qui dans l’histoire sont connotées. Connotées de quoi ? Enfin je vous raconte le début parce que je m’échauffe, je me laisse entraîner, je vous raconte le début d’un petit truc que j’avais commencé d’écrire sur les événements et qui, Mon Dieu, paraîtra ou ne paraîtra pas, il ne paraîtra plutôt pas car, comme je vous l’ai dit, enfin, maintenant j’ai des responsabilités, j’ai des responsabilités vis-à-vis de l’histoire. Alors si on dit que je dis des événements qu’ils ne sont pas des événements, déjà cela va faire un certain bruit, on va se le communiquer à Paris. Si je dis en plus que moi j’appelle ça une affaire, ils vont dire, il assimile ça à l’affaire Dreyfus ou à l’affaire du collier. Et bien oui, justement. Ce qui distingue l’affaire Dreyfus comme l’affaire du collier, c’est que nous ne pouvons pas les caser dans la dialectique, marxiste ou autre. Seulement ça veut dire quand même quelque chose, et même salement bien quelque chose. L’affaire Dreyfus, il faut tout de même bien le dire, c’est à cause de ça qu’on n’a pas eu uniquement des vieux schnocks dans l’état-major en 1914, ça a servi au moins à quelque chose, à un nettoyage. Quant à l’affaire du collier, si on avait su la lire… mais justement on ne sait jamais lire une chose qu’on peut classer comme une affaire.

Ce sont là des considérations tout à fait latérales mais qui doivent être destinées à remettre un petit peu les choses en place, et ne pas nous faire croire que parce que dans l’École on s’est un petit peu agité autour de l’affaire de mai, on a beaucoup progressé ; au contraire, ça a marqué strictement le stoppage de tout ce qui aurait pu se produire. Je ne doute pas qu’à mon appel, avec un léger retard, il ne serait apparu un certain nombre de choses manifestées concernant le fondement théorique de mes propositions, je veux dire que ce serait paru dans le bulletin de l’école Freudienne ; au lieu de ça il semble aujourd’hui qu’on s’empêtre, qu’on s’embrouille, alors que quand je l’ai avancé, bien des gens m’ont dit qu’ils étaient tout à fait d’accord sur la place où j’avais mis ce mot de désubjectivation. Car enfin quand on fait une analyse c’est bien quand même pour que quand on est là, dans la tâche, au boulot, eh bien il arrive (163)qu’on voie un petit peu quelque chose comme l’envers de la tapisserie, on retourne un peu ça, et à partir du moment où vous vous êtes aperçu qu’il y a un envers et qu’en plus ce n’est pas un envers mais que c’est la même chose, vous avez un peu moins le sentiment que vous êtes un libre sujet. Qui rapporte cette confiance faite à sa libre subjectivité, nous avons très très bien touché ça du doigt ces derniers temps, et la connexion dans un très grand nombre de cas avec la psychose, nous avons pu aussi toucher ça d’une façon très directe, enfin je veux dire qu’il y a des gens, pas plus tard que ce matin-là, notre cher ami Israël, nous rapportait quelques menus faits, qui pourraient venir sous la rubrique générale : de la contestation à l’asile. Quand même, ce n’est pas par hasard que ces choses-là arrivent ; il y a bien un certain rapport. Ça c’est produit un certain nombre de fois, et pas forcément chez des gens qu’on peut classer parmi les plus fragiles. C’était peut-être les meilleurs, qui sont devenus dans cette affaire un tant soit peu trop chavirés. Quoi qu’il en soit, ce sont des choses plutôt de nature à nous rappeler ce qu’il y a de structural dans les rapports entre l’idéologie de la liberté et une existence qui n’est pas si facile à définir parce que l’existence ça veut dire essayer de la soustraire à tout ce qui la capte immédiatement. L’existence de la folie, l’existence de la folie justement, c’est ce que nous avons touché du doigt ici, nous ne l’avons jamais authentique puisque, depuis une certaine période qui, comme par hasard, était la levée au point le plus ascendant de notre horizon politique de la liberté comme telle, à savoir la Révolution française, très précisément depuis cette montée au zénith du terme de liberté, c’est depuis ce moment-là que la folie est vouée à cette ségrégation vis-à-vis de laquelle nous avons tant de peine pour reconnaître ce qu’il en est de son essence.

 

C’est bien là, au cœur de ce problème, que nous sommes portés dans ce Congrès comme nous l’étions aussi dans le dernier, dans celui que j’ai évoqué hier pendant que Maud Mannoni n’était pas là, à savoir le Congrès qu’elle a de sa seule main su rassembler l’année dernière, la conjonction en un seul nœud des rapports du sujet à notre époque avec ces trois termes : d’abord l’enfant, l’enfant qui soi-disant dans notre société est entré enfin dans la plénitude de ses droits, chacun sait que le paradis c’est pour les enfants de vivre à notre époque, chacun sait de quelles précautions nous les entourons, les chers mignons, il y en a même tellement, de précautions, d’attentions, de dévotions, qu’il faut après ça faire lever une armée entière (164)d’assistantes sociales, de psychothérapeutes et de C.R.S., pour venir à bout des conséquences de cette éducation ; ensuite le psychotique, car bien entendu ce n’est pas par hasard que nous le rencontrons forcément dans le même coin ; et enfin la fonction de l’institution sur laquelle on peut dire qu’ici c’est ce sur quoi nous sommes le plus restés sur notre faim. C’est qu’en vérité la jonction n’est pas faite autrement que par la pratique, dans certaines institutions par la mise en jeu d’un statut subjectif effectivement conquis par tel ou tel et par certains et pas forcément, par le voisin. Pourquoi est-ce qu’elle n’est pas encore faite, eh bien c’est certain qu’il y a à ça des raisons qui tiennent à l’institution psychanalytique elle-même et que le psychanalyste est responsable de cette béance. Et c’est pourquoi je souhaite qu’au cœur* de notre École viennent des travailleurs, dont je ne souhaite pas spécialement qu’ils ne soient pas analystes, mais enfin qu’ils soient encore assez frais, pas trop immunisés par la pratique même de l’analyse, contre une vision structurale des problèmes.

Nassif qui est là, qui est venu présenter devant vous un travail qui a pu sans doute paraître à tel ou tel d’entre vous un peu long, il me semble, je l’ai souligné ce matin, que justement ce discours tend à chercher, à manifester d’une façon précise à tel niveau de l’histoire justement de la psychanalyse, un modèle qui convienne, qui montre justement que chaque moment a sa structure, que l’enfant n’est pas une forme molle de l’adulte, que l’hypnose n’est pas bien entendu une forme molle de la psychanalyse. S’il s’est produit quelque chose qui a fait sortir la psychanalyse de l’hypnose, c’est peut-être simplement quelque chose qui au bout du compte peut s’écrire au tableau, en s’inscrivant d’une façon aussi formalisée que tel ou tel axiome ou théorème dans la théorie des ensembles, en montrant que c’est par un petit échange, une petite bascule entre deux termes, par un usage du principe de dualité, qui impose pour qu’une formule soit valable ou plus exactement déductible d’une autre, un certain nombre de changements de signes qui vont tout au long de la formule et dont aucun ne saurait être omis pour que la formule reste valable. Du passage de l’hypnose à la psychanalyse, c’est de quelque chose d’aussi strictement définissable et manipulable formellement qu’il s’agit.

Quand nous serons arrivés à cette suffisante formalisation, nous aurons gagné un petit peu. Seulement voilà, le problème est le même pour nous et pour les mathématiciens. Les mathématiciens jouissent de ce miracle, qu’ils ne savent pas (165)de quoi ils sont le jouet. Ils ne savent ni pourquoi ni comment progressent les grands chambardements mathématiques. Néanmoins ça se produit, et même ça n’a pas arrêté depuis très exactement Eudoxe, et Euclide aussi bien sûr, et Archimède. Ça n’a pas arrêté. Ils ne savent pas pourquoi ça continue, pourquoi ça n’arrête pas. Ou pourquoi la mathématique est à peu près aussi complètement renouvelée depuis le temps où moi j’étais un petit enfant, qu’elle a pu l’être au XVIIe siècle par exemple, soit entre l’avant et l’après du calcul intégral. Et des gens qui essaient de serrer la chose de près, n’arrivent absolument à rien formuler du tout ; pas la moindre chance de saisir où est le sujet du progrès mathématique.

C’est pour ça que nous aurions à en prendre de la graine. Il faudrait que le psychanalyste en tienne compte pour autant qu’il est impliqué dans cette fonction à plusieurs dimensions qui est d’abord celle qu’il a avec cet acte insensé qui le fait fonctionner comme psychanalyste, celle aussi qu’il fait et qu’il a toujours à faire à ce plus un qui, chose étrange, fait encore problème pour un certain nombre d’entre vous, encore que, j’ai montré où peut résider son incarnation d’une façon permanente. Quand vous serez deux psychanalystes il y en aura toujours un troisième, quand vous serez trois il y en aura toujours un quatrième, quand vous serez quatre il y en aura toujours un cinquième. En tant que psychanalystes vous ne pouvez pas éviter cette erreur de calcul. Si cette chose, vous en étiez vraiment pénétrés, c’est-à-dire qu’il fait partie de votre statut de psychanalyste quand vous opérez, de ne jamais jamais pouvoir vous tenir pour complet dans votre appréhension de votre objet, ceci à soi seul vous éviterait de retomber dans cette pente qui est toujours la grande tentation du psychanalyste et qu’il faut bien appeler par son nom : celle de devenir un clinicien ; car un clinicien, ça se sépare de ce que ça voit pour deviner les points-clés et se mettre à pianoter dans l’affaire. C’est pas du tout bien sûr pour diminuer la portée de ce savoir-faire. On n’y perd rien. À une seule condition, c’est de savoir que vous, ce qu’il y a de plus vrai dans vous, fait partie de ce clavier. Et que naturellement, comme on ne touche pas avec le bout de son doigt ce qu’on est soi-même, quand on est justement, comme on le dit, sur la touche, quand on est la touche soi-même, que vous soyez bien certain qu’il manque toujours quelque chose à votre clavier et que c’est à ça que vous avez affaire. C’est parce qu’il manque toujours quelque chose à votre clavier que l’analysant, vous ne le (166)trompez pas, parce que c’est justement dans ce qui vous manque qu’il va pouvoir faire basculer ce qui, à lui, lui masque le sien. C’est vous qui lui servirez de dépotoir.

Tant que vous n’aurez pas admis ça, vous en serez encore à demander ce dont je parle quand je parle de désêtre et de désubjectivation ; c’est pourtant ce dans quoi nous sommes à tout instant pris, et qui nous met, il faut bien le dire, dans les situations quelquefois les plus pénibles, parce que tant qu’il n’y a que nous qui le savons, ce que nous sommes comme dépotoir, on peut encore s’en accommoder. Tout le monde vit avec ça et s’en accommode très bien, et on a tous les appareils pour masquer la chose dans la vie sociale ordinaire. Seulement, de temps en temps, pour nous justement, qui faisons les choses en les sachant, ça prend une allure un peu choquante pour le public extérieur. Il arrive qu’un de nos patients devienne psychotique. Ça ne doit offenser personne qu’on dise ça ; ce sont de ces accidents qui justement pour nous ne doivent pas être pris comme des accidents, c’est tout à fait essentiel à notre position.

S’il arrive qu’on puisse donner cette distinction entre psychothérapie et psychanalyse, pourquoi aujourd’hui, au bout de ce discours qui est très précisément celui que je viens d’improviser, ne vous la donnerais-je pas ? La différence, pourquoi ne pas le dire ainsi, c’est qu’une psychothérapie est un tripotage réussi, au lieu que la psychanalyse, c’est une opération dans son essence vouée au ratage. Et c’est ça qui est sa réussite. C’est sur cette formule, dont bien entendu j’espère que vous ne vous ferez pas une règle de conduite : pourvu que je la rate bien, comme l’autre disait : l’ai-je bien descendu ? Je dirai simplement, puisque vous attendiez quelque chose de moi : vous l’ai-je donné ?



* Le texte des Lettres de L’École freudienne indique « cour ».