Intervention sur l’exposé de S.Leclaire : « L’objet a dans la cure » au Congrès de l’École freudienne de Paris sur « La technique psychanalytique », Aix-en-Provence (après-midi). Parue dans les Lettres de l’École freudienne, 1972, n° 9, pp. 445-450.

Exposé : […]

Discussion : […]

 

(445)[…] M. Lacan – J’ai pris beaucoup d’intérêt à ce débat. Je ne voudrais pas faire succéder à cette discussion qui est pour moi éminemment intéressante, j’y suis tout à fait directement intéressé, je ne voudrais pas lui faire succéder un développement à proprement parler théorique.

(446)Néanmoins, je voudrais faire quelques remarques pour pointer ce dont l’absence a pu me surprendre, dans le débat qui s’est ensuivi à ce que Leclaire avait apporté.

L’objet a, je l’ai épinglé d’un terme qui s’écrit a. La référence à l’écriture est manifeste dans ce « petit a ». L’intérêt de ce pointage par un terme algébrique repose sur ceci que nous pouvons, autour de ça, construire, disons, ce qu’en mathématiques on appelle une isomorphie. Si l’objet a vient quelque part dans mes formules de l’année dernière, les formules dites quadripodes, s’il vient à une certaine place, c’est évidemment pour suggérer une recherche, un approfondissement, une façon d’articuler d’une façon tout à fait précise, dans une structure précisément, ce qu’il peut y avoir d’isomorphe dans la position de l’analyste telle qu’elle se situe à l’intérieur d’un certain discours, avec ce que peut être l’objet a par ailleurs, au niveau d’élaboration où je l’ai porté.

Mais enfin cette élaboration, disons cette construction qui vaut en fonction de ce que j’avais déjà dû formuler précédemment d’une référence de l’expérience analytique à cette structure de langage qui là est le pas que constitue mon enseignement par rapport à celui de Freud, à l’intérieur de ceci, l’objet a est une construction. Qu’on nous la présente comme un objet, et un objet perdu, je n’y vois pas en soi d’obstacle ; c’est une prise de vue, incontestablement ; ce que ça suggère, c’est : un de perdu, dix de retrouvés !

Ça ne veut pas dire que l’objet a en soi-même soit récupérable, mais je dirai que la perte primitive n’a pas de privilège par rapport à ces dix de retrouvés. Accentuer le côté objet perdu n’a évidemment de sens que dans la fonction de l’angoisse. C’est en tant que l’objet a peut être fondamentalement appréhendé comme perdu qu’il est à la source de l’angoisse. Mais enfin ce n’est pas de sa fonction propre d’être un objet perdu ; c’est bien au contraire un objet qui comble quelque chose. Et ce qu’il comble, je dois dire, à suivre ce que j’énonce, ça n’est pas l’angoisse en elle-même. Non pas que, dans un certain horizon, je ne vois pas pourquoi je n’admettrais pas la prééminence donnée par telle ou telle position philosophique à l’angoisse comme position dite existentielle. J’ai dit bien souvent que je n’avais pas à prendre parti sur toutes les façons d’élaborer une éthique qu’a la philosophie. Nous avons déjà bien assez à faire avec ce qui peut s’imposer d’éthique à l’intérieur de notre expérience.

(447)Néanmoins, pour revenir à ce que j’annonçais tout à l’heure, à savoir à ce qui m’a semblé manquer dans le début, dans ce qui aurait normalement, il me semble, dû être apporté à Leclaire, c’est la remarque qui est celle-ci : que si j’ai construit, dans ce qu’on appelle, on a appelé, on a rappelé un peu rapidement la structure, cette place de l’objet a, je ne l’ai pas inventée. Le rappel qu’on a fait justement des objets parfaitement dénommables entre lesquels je répartis sa fonction, je voudrais quand même rappeler de quoi il s’agit. Il s’agit de quelque chose que je recueille d’un legs qui n’est rien d’autre que ce qui a été défriché par la première appréhension de Freud dans les Trois Essais sur la Sexualité, à savoir l’éventail constitué par quoi ? par ce qui a été nommé, rappelé, la mamelle, l’excrément etc. Il s’impose que je n’ai pu énoncer ces choses et que je les ai même énoncées dès que je les ai sorties qu’en les référant précisément à ces deux fonctions, pour autant qu’expressément je les ai distinguées l’une de l’autre, à savoir celle de la demande et celle du désir.

Bien entendu, là-dessus je ne vais pas non plus dire que je crois avoir eu je ne sais quelle visitation de la lumière. Il suffit d’ouvrir Freud et à propos de l’usage du mot Wunsch dans la Traumdeutung elle-même, les contes les plus communs sont là à son service pour être mis en avant et montrer qu’il n’est rien de plus facile que de réfuter les demandes de quiconque, qu’il soit naïf ou pas, il n’y a qu’à trouver un truc pour en produire la réalisation immédiate ; c’est aussitôt une véritable avalanche d’inconvénients. C’est bien ça qui recule les choses et qui fait qu’on peut se demander, derrière cette demande si radicalement inadéquate, quel est le nerf, quelle est la vraie béance qui rend si impérieuse la nécessité de la demande.

Mais enfin, le caractère métaphorique, métonymique aussi mais en tout cas toujours à côté de ce qui est du langage, de tout ce qui s’opère à l’aide du langage – il ne s’agit même pas là de discours, il s’agit de l’opérativité là première, celle de la demande en tant qu’elle loupe toujours littéralement ce qui peut paraître son fondement ; c’est bien de là que nous partons et c’est de là, bien sûr, qu’on peut dire que s’il y a quelque chose de perdu, ce ne saurait en aucun cas être un objet. Mais ce qui se construit sur le fond de cette inadéquation fondamentale propre à l’opération langagière, c’est là, me semble-t-il, que peut-être tout de même que quelqu’un aurait pu rappeler – je suis sûr qu’il y en a plus d’un qui l’ont évoqué à part eux mais (448)encore – que ce que je suis en train de rappeler dans une certaine référence, car c’est du fait même de la structure qu’il est impossible que les choses, l’enjeu, ce dont il s’agit, puisse jamais être serré que dans cette structure en elle-même béante. Si j’ai mis au tableau la dernière fois la triade de la jouissance, du semblant et de la vérité en soulignant que, si on voit bien comme ce qui peut unir et parce que ça s’impose, il n’y aurait pas de fonction du semblant sans référence au véridique, et d’autre part le semblant, de quoi sera-t-il semblant s’il n’était pas justement semblant d’un élément tiers, dans l’occasion, de la jouissance, ça ne veut pas dire que d’aucune façon cette triangulation aboutisse à une fermeture et que de la jouissance à la vérité, les choses restent béantes ; c’est de même que si je suis en train d’énoncer quelque chose pour l’instant concernant la fonction du langage et de l’écrit, c’est bien aussi pour faire apercevoir quelque chose où vient à se placer ce qui, je crois, a constitué un pas dans notre élaboration qui est qu’il y a un rapport, qu’il y a une liaison, ça a à faire ensemble, la fonction du langage et le fait que rien ne puisse s’écrire du rapport sexuel.

Pourquoi est-ce qu’après tout j’ai attendu, en somme, si longtemps pour formuler les choses ainsi ? C’est très précisément parce que rien ne préparait mon auditoire ou mon audience, comme vous voudrez, à entendre ce quelque chose qui était, de toute façon, très important à poser, c’est-à-dire qu’à énoncer une chose semblable – ce dont il faut nous garder parce que ce serait faire basculer d’un côté ou d’un autre les choses d’une façon certainement abusive, à voir que ce serait dans une sorte d’absence – et pourquoi d’absence ? – du rapport sexuel que le langage surgirait, qui ne sait que déjà de bons esprits se sont aventurés dans ce sens, et découvrir dans tous les signes que nous pouvons faire sentir comme plus ou moins primaires et archaïques, du côté de l’interdit des mots obscènes, que ce serait là l’origine du langage.

C’est très précisément pour cela que certaines de ces choses ne peuvent pas être avancées car qui ne céderait à la tentation de faire de la béance entre l’homme et la femme la source du langage si justement cette béance n’avait de sens elle-même que par rapport au langage et en tant que nulle part le langage je ne dis pas ne peut pas l’énoncer, le langage énonce tout ce qu’il veut, le signifiant est justement là pour faire semblant, (449)qui ne sait à quel semblant sert le signifiant précisément dans le rapport sexuel, c’est justement ce côté tellement tangible, tellement évident quand il s’agit de faire voir qu’on ne peut pas s’arrêter là, que l’important, le nerf est ailleurs et, encore une fois, dans une référence triple et une référence qui ne se ferme pas, c’est très précisément au niveau du point où, à partir du langage, rien ne peut se produire qui inscrit ce rapport. C’est là qu’est le nerf. Et c’est là que se situe, en somme, à la vérité, j’ai pris grand soin d’essayer de vous énoncer ce qui n’est pas sans importance, à mon dernier séminaire, ce que j’ai fait pointer, c’est évidemment quelque chose qui est nouveau en logique ; comme je l’ai dit tout à la fin de ce séminaire, il y a en effet bien des raisons pour que ça n’ait pas encore été très bien entendu ; mais enfin je crois qu’avec le cours des temps, et très précisément à cause comme ça de ce que ça va venir au jour, tout le monde va pouvoir s’apercevoir de l’importance que ça a, qu’on puisse dire : c’est justement parce qu’on ne peut pas dire quelque chose du tout d’une essence, à savoir la femme dans l’occasion, c’est justement parce qu’il est impossible d’en dire quoi que ce soit qu’elles y sont toutes mais chacune, une à une, éminemment intéressées, et c’est évidemment également vrai que ce n’est pas parce qu’on ne peut dire d’aucun homme qu’il a la toute-puissance que ce n’est pas précisément là, sur ce roc, qu’il ne peut subsister que dans la position dite de la castration.

Il est bien certain que c’est là qu’il s’agit de faire quelques pas un peu plus avant qui permettent d’articuler, après avoir pris ces distances nécessaires et marqué ces écarts, ces ouvertures, cette chose qui s’inscrit toujours dans une forme de V, c’est seulement à partir de là que peut prendre son sens qu’est-ce qu’en somme la demande et son articulation désirante, qu’est-ce qu’elles peuvent avoir à faire, quelle est leur liaison précise avec ce dont il s’agit et qui ne s’articule que de logique, qui est le nœud où se rencontre le réel, et pas ailleurs. Ailleurs, nous sommes dans le fantasme. Comment est-ce que ce fantasme vient s’articuler pour répondre, pour résonner à cette fondamentale castration articulée dans la logique.

Il y a une chose en tout cas très certaine, c’est que, dès le départ, ce que nous avons vu, c’est que ces quatre faces, de l’objet a, de la demande et du désir, de la demande à l’autre de la demande de l’autre et, on peut le dire aussi de la même façon, d’un certain désir à l’autre comme d’un désir de l’autre, comment est-ce que tout ceci se trouve effectivement – et c’est (450)par là que nous l’avons découvert – nous avons au moins ce témoignage historique, rien de tout ça n’aurait été élaboré si ce n’était pas absolument polarisé par le sens central qui n’est pas celui de l’objet mais qui est celui de ce que nous pouvons provisoirement appeler le – f qui est d’une autre nature mais qui est à proprement parler toute la charge de la fonction de l’objet a.

Il me semble impossible d’articuler l’objet a sans cette référence. Ce qui est remarquable, et c’est ça qui devrait retenir l’attention, rien de plus, c’est que j’ai cru pouvoir inscrire le discours de l’analyste sans autre référence à cette fonction en effet dite de limite ou de bord, sans autre référence que l’objet a, que là, dans l’instauration d’un discours, et pas seulement d’un seul, de quatre que j’ai distingués, j’ai marqué qu’on pouvait se passer de la référence à la castration, en tout cas que j’ai fait tout comme si on pouvait s’en passer, c’est bien.