Interventions sur l’exposé de M. Safouan : La fonction du père réel, aux Journées d’étude de l’École freudienne de Paris, parues dans les Lettres de l’École freudienne, n° 11, pp. 137-144.

Exposé […]

(136)M. Safouan – […] Je ne laisserai pas ces développements sans lever une équivoque. Je veux dire par là qu’il n’y a aucune commune mesure entre le père réel en tant qu’il se rehausse de l’effet métaphorique que nous avons isolé comme père imaginaire, et la sorte de maîtrise qui apparaît réalisée chez un père pour qui la loi est comme une lettre morte, ce qui aboutit à sa forclusion chez l’enfant.

La distinction entre les deux peut s’exprimer à l’aide d’un jeu de mots, que je trouve particulièrement joli, du Dr. Lacan, à savoir que l’un, le père imaginaire, le père réel en tant qu’il se rehausse de ce prestige, fait figure de chef, alors que l’autre c’est la figure du « méchef ».

(Peut-être que j’ai mis dans le français ce qui n’y est pas ; à votre réaction je l’ai senti. Mischief en anglais…)

 

(137)M. Lacan – Méchef existe en français.

 

[…]

 

(139)[…] M. Lacan – Cher Safouan, certains ont été déçus parce que ça ne faisait pas assez congrès. Vous voyez ce que ça fait quand ça fait congrès. Enregistrons les effets ordinaires du congrès, et passons à la suite, puisqu’aujourd’hui ça revient au congrès !

 

M. Lemoine – Je voudrais poser une question à Safouan. C’est à propos de la psychose, et à propos de cette synchronie de signifiants qui sont des signifiants sans lettre (ça peut être écrit de deux façons, d’ailleurs : soit « sans lettre » soit « sans l’être »).

Néanmoins, est-ce que tu veux dire par là que c’est justement des signifiants sans le support matériel de la lettre ?

 

M. Safouan – Non. À première vue, on chancelle quand on voit le fonctionnement de ce Nom-du-Père à l’état refoulé, et surtout qu’à sa place il y a un trou. Alors dans la mesure où, au niveau de l’énonciation, le lieu de l’Autre est un lieu où une synchronie signifiante, où les signifiants se maintiennent sans support matériel, ce qui est inconcevable, mais en même temps, s’il y a un appel, ça doit se diriger vers quelque chose, alors, pour résoudre ce paradoxe, je parlais de l’homologie entre le Nom-du-Père comme signifiant dans lequel notre être est intéressé, avec la distinction du Dr. Lacan entre désir et demande. Il y aura donc un niveau (et c’est pour cela (140)que je me suis référé au graphe) où le Nom-du-Père est inarticulable. Donc c’est un signifiant qui a son support matériel, bel et bien, mais qui, du fait même qu’il est articulé, devient inarticulable selon une déduction qu’il n’y a pas lieu de répéter.

 

M. Lemoine – À quel endroit tu le mets dans le graphe ?

 

M. Safouan – C’est la déduction qu’on trouve par exemple dans « la Signification du Phallus » que j’ai d’ailleurs commentée à un moment donné, où Lacan insiste sur le moment de la disparition de la particularité au niveau du refoulement primaire. Donc c’est un signifiant bel et bien sans support matériel, mais il y a nécessité à ce qu’il soit inarticulable.

 

Mme Aubry – C’est la lettre sans signifiant.

 

M. Lacan – C’est une des significations du S(A). C’est à ce niveau-là qu’il n’est pas articulable. Ça n’empêche pas qu’il le soit à la barre du dessous. C’est ce qui dénonce également l’inanité du terme « agencement collectif de l’énonciation ».

 

M. Safouan – Avec l’exemple que j’ai donné de cet homme qui rêve de Goya, on ne peut pas mieux montrer comment vraiment le sujet, au moment où il parle, ne peut pas dire de quel père il parle, le réel ou l’imaginaire. S’il fait un tel rêve ou tout cela se signifie, où son rapport refoulé au père réel revient. C’est justement de la fonction paternelle.

 

M. Lemoine – C’est le père du trou, moi, qui m’intéresse.

 

M. Safouan – Je me suis exprimé encore d’une autre façon. Je ne peux que vous rappeler ce que j’ai dit, à savoir qu’il prononce le mot, il dit « mon père » dans un laissé-en-plan assez tragique. Mais la question n’est pas là ; et là le mot est dit « mon père ». Mais qu’est-ce qui le retient (c’est à ce niveau-là) de s’offrir à la jouissance de ce père ?

 

M. lacan – Quand nous parlons, ce qui me frappe, c’est comment le mot « trou » est sorti même par une sorte de nécessité, même dans des témoignages de certaines personnes qui font partie de cette partie de l’assistance dont je parlais (141)tout à l’heure, celles qui étaient déçues, le mot « trou » est sorti à un niveau tout à fait naïf. C’est assez frappant.

Il faut remarquer quand même qu’il faut se garder de faire de ce trou une image de rupture, une crevaison de surface, alors que ce que j’ai dit déjà depuis dix ans, en essayant d’articuler la névrose et particulièrement de figurer la différence de la demande et du désir dans la topologie du tore, il est bien évident que, dans le tore, ce qui fonctionne comme structure du tore, c’est quelque chose qui précisément vient de ce qu’à la surface, il n’y a pas de trou, mais que par contre il en résulte qu’il y ait un type de coupures fermées qui n’ont absolument rien à faire avec la coupure fermée sur la sphère.

Vous y voyez encore la preuve qu’il n’y a pas d’agencement collectif de l’énonciation.

En guise de conclusion de ces journées[1], je dirai peu de choses, parce que je trouve qu’il est temps de vous renvoyer à vos chères études !

La première, c’est que j’ai mis longtemps à obtenir qu’il y ait un certain nombre de gens qui rentrent dans ce par quoi j’essaye, en somme, de contribuer au maintien du discours analytique, en montrant combien facilement il oblique, il dévie, il se résout dans d’autres discours. Tout ça est évidemment lié au fait que, s’il est particulièrement intenable, c’est précisément pour la même raison qui a provoqué sa nécessité, à savoir quelque chose d’encore plus intenable dans ce qui constitue le discours où nous sommes tous pris. Nous y sommes tous pris, c’est un fait historique, ce n’est pas moi qui ai à le démontrer. Ça me semble avoir été fait. Ça s’appelle le discours capitaliste.

C’est là où s’avère qu’on ne peut pas dire n’importe quoi. C’est là ce que le discours analytique est chargé de suivre, là où s’en montrent les méfaits.

(142)Il est certain que, bien sûr, cette contribution si elle a mis si longtemps à se peupler de gens qui en prennent la veine, c’est très évidemment les analystes eux-mêmes qui l’ont empêchée, parce que comme cette position est intenable, ils ont essayé de se la rendre plus commode. Et la meilleure façon, c’était d’empêcher que puisse entrer dans ce discours auquel je pense avoir pu enfin apporter ma contribution, d’empêcher d’y entrer ce que malheureusement, au niveau de Freud, on n’appelle que trop dédaigneusement la foule. Disons que les circonstances m’ont servi. Je veux dire que, plus on me repoussait du discours analytique, plus après tout mon discours était repris à un autre niveau. C’est bien ça dont témoignent les jours précédents et qui fait que pour moi, la plus grande satisfaction que j’ai tirée de ces journées, c’est de voir quand quelqu’un – ce n’est pas pour élire spécialement une personne entre toutes, j’ai les plus grands compliments à faire (je les ai adressés directement, à qui il me semblait le devoir faire à quelques-unes des personnes qui ont parlé dans ces deux dernières journées – mais quand j’entendais ce matin la gentille Lydie Tordo (je peux bien avoir des mouvements, moi aussi !) c’est vraiment le moment où elle m’a fait rire ; ce qu’elle disait n’était pas spécialement rigolo ; c’est ponctué de « hein ? hein ? »… Mais enfin c’est un amour, pour dire le mot qu’elle m’inspirait ! Ce qu’il y a de certain, c’est que ce qu’elle a senti au niveau de cet enfant votif, de cet enfant qui vient là à la place des vacances escomptées, et qu’est-ce que c’est là que le désir dans son rapport avec l’attente, et qu’est-ce qu’elle fait, elle, comme a dit quelqu’un d’autre encore : « de quoi je m’occupe ! » tout ça, c’est certain qu’elle l’aurait dit exactement de la même façon si je n’avais jamais rien dit. Seulement ça n’aurait pas été entendu, tout simplement.

De même que toute une partie de ce que nous disent ceux que quelqu’un a regretté qu’on appelle les patients, c’est vrai, après tout, pourquoi est-ce qu’on ne les appellerait pas au départ les consultants ? Ce seraient eux les consultants, vous êtes le consulté, vous, cher Pierre Benoît ; il faut un peu comme ça de temps en temps relustrer l’emploi des termes ! – enfin, Lydie Tordo voilà que ça prend place, rien de plus ; elle ne parlait pas Lacan ; mais ça se trouve se loger d’une façon telle que comme c’est les autres, ceux qui n’ont pas moufté ici, c’est eux qui sont, comme ça, peu à peu marqués du discours Lacan, alors les autres l’ont entendue, c’est-à-dire qu’on lui a donné l’attention qu’elle méritait.

(143)De sorte qu’en somme, moi, ce dont je suis le plus content, c’est des deux jours précédents. Ce qui a été dit aujourd’hui était évidemment absolument formidable, mais vous voyez comme vous y avez répondu : « en gardant de Conrart le silence prudent ». Mais c’est simplement une conséquence de ceci qu’il n’y a pas d’agencement collectif de l’énonciation. Quant un est là au niveau d’une énonciation suffisante, les autres n’ont qu’à la boucler ! À la boucler dans tous les sens du terme, la double boucle du sujet. Ça ne veut pas dire qu’ils n’ont rien entendu ; c’est plutôt le contraire !

Ceci dit, après avoir eu comme ça un petit contentement (il a fallu que je l’attende ! mais je suis patient. C’est moi le patient !) je dirai que la chose qui m’intéresse, qui m’intéresse vraiment, c’est qu’après avoir donné ce témoignage modique, et même incommode pour certains, de ce qui résulte de ce que j’ai attendu aussi très longtemps, à savoir que l’École, il y ait un lieu pour ça ; c’est la condition de l’existence d’une École ; jusque là, c’était une antécole, une antichambre ; j’aurai fait longtemps antichambre !… Alors ce qui m’intéresse, c’est ça, ce qui va résulter dans l’École, et c’est ce que j’attends, et c’est en quoi je fais appel à ceux ici qui la fréquentent, lui donnent sa raison d’être, c’est de voir ce qui en sortira comme propositions (il faudrait quand même que ce ne soit pas toujours moi qui les fasse, les propositions), comme propositions au moins pour ceci, au niveau d’une prise dans la structure ; la structure qui implique cette école, puisqu’elle a été faite pour ça, pour être dans le courant d’air de la structure ; les propositions qui pourraient en résulter pour de futures journées, dont je préférerais qu’elles n’aient pas toutes l’apparence d’un congrès. Comme me le disait quelqu’un hier soir, la seule vue de 400 fauteuils rouges et d’une tribune suffit à lui inspirer le découragement ! Ça ne veut pas dire du tout forcément qu’il faille s’en passer et que tout s’arrangerait, comme le disent les gens formés dans la pratique du groupe, pour que tout le monde soit content (moi, je n’en ai jamais vu aucunement la nécessité, puisqu’en vérité personne ne l’est jamais) pour que tout le monde soit content, il paraît qu’il faudrait faire des petits groupes. Ça a aussi des conséquences, conséquences qui peuvent être justement que viennent à dominer les fonctions de groupe.

Les fonctions de groupe, c’est tout à fait clair, elles n’ont rien à faire avec la structure ; elles ont à faire avec l’imaginaire, comme le démontre toute pratique de groupe, à quelque niveau et de quelque côté qu’elle nous vienne et qu’on l’épingle de ce terme.

(144)Une des preuves les plus certaines, c’est que ce matin, nous avons été réduits à entendre ici portée à cette tribune une répétition pure et simple, et une répétition non seulement agrégée mais qui dans certains cas y perdait certaines de ses articulations essentielles, de ce qui avait été produit au niveau de ces petites salles réservées – mythiquement – au fonctionnement des groupes que, dans l’occasion, on ne sait pas pourquoi, on appelle petits, pourquoi seraient-ils plus petits que ce qui se passe dans une grande salle, sous prétexte que la salle est plus petite.

Il faudrait aviser à une meilleure possibilité de publication, de retentissement public, ou de poubellication de ce qui se fait dans l’École. En effet, le niveau où nous avons porté ces journées était un niveau public. Ça ne veut pas dire que des réunions à l’intérieur de l’École n’auraient pas pour l’École encore beaucoup plus d’importance.

J’en profite pour signaler qu’il est très important qu’à l’intérieur de l’École – je ne le développerai pas ici puisque nous sommes quasiment au dehors – il se passe quelque chose qui concerne ce qu’on appelle publications, alors précisément que ce n’est pas des publications ; ce sont des organes à définir comme étant à l’intérieur. Ce qu’on appelle les Lettres, dites freudiennes, il est très important que ça s’accélère, ça se rythme d’une certaine façon dans l’École ; ce n’est pas du tout simplement au niveau de la communication, c’est précisément au niveau de la formation.

Enfin, j’attends de l’intérieur de l’École de tous et de tout un chacun, signe, appel de ce qui a pu lui apparaître dans les collatéraux de ce que je viens de dire.

(Applaudissements)



[1]. Texte non relu par l’auteur.