Journées des cartels de l’École freudienne de Paris, Maison de la chimie. Lettres de l’École freudienne, 1976, n° 18, pp. 248-259.

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(248)Jacques Lacan – Je vous remercie beaucoup d’avoir fait l’effort de faire ce résumé. Il m’a semblé finalement que je n’avais pas trouvé dans la séance de ce matin l’intérêt qu’avait celle d’hier, qu’avait présidée Martin, sans bien entendu que vous ayez fait autre chose que de recueillir ce qui en est résulté.

J’espère que Safouan va peut-être apporter quelque chose. Je serais content que vous parliez.

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Jacques Lacan – Vous n’êtes pas le seul

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(249)Jacques Lacan – Ça n’a jamais été fait.

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Jacques Lacan – Absolument pas. Il n’y a aucune espèce de véritable réalisation du cartel.

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(251)Jacques lacan – Pour qu’on s’en aperçoive, d’abord, ce qui quand même arrive sur le tard. En réalité, rien que le fait de m’être exprimé comme ça aurait dû suffire à ce que, « plus-une », on s’en aperçoive, quand même, parce qu’on ne voit pas pourquoi autrement j’aurais détaché d’un groupe ce « plus-une » qui devient une énigme. Mais enfin j’ai cru devoir le souligner pour qu’on s’y arrête, simplement.

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Jacques Lacan – Oui, sûrement.

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Jacques Lacan – C’est tout à fait ce que je souhaitais, que vous parliez, Sibony.

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(252)Jacques Lacan – L’infinitude latente, c’est justement ça qui est le plus-une.

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(253)Jacques Lacan – Du presque rien ou du presque tout ?

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Jacques Lacan – C’est pourtant de ça qu’il s’agit.

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(254)Jacques Lacan – C’est de ça en fin de compte qu’il s’agit. Il s’agit que chacun s’imagine être responsable du groupe, avoir comme tel, comme lui, à en répondre.

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Jacques Lacan – Il ne s’imagine pas à tort, en plus, puisqu’en fait, ce qui fait nœud borroméen est soumis à cette condition que chacun soit effectivement, et pas simplement imaginairement, ce qui tient tout le groupe.

Alors ce qu’il s’agit de montrer, c’est non pas jusqu’à quel point c’est vrai mais jusqu’à quel point c’est réel, à savoir quelles sont les formes de nœud capables de supporter effectivement ce réel qui tient, qui tient à ceci que le fait qu’on en rompe un, suffise à libérer tous les autres. Ça a quand même des limites qu’il s’agit d’explorer, parce qu’il y a des choses qui peuvent donner toute l’apparence d’un nœud borroméen et quand même ne pas ex-sister comme telles, c’est-à-dire où la rupture d’une boucle n’entraîne pas la dissolution de tout le reste, le détachement de tout le reste comme un par un. Et ça, il y a moyen de l’illustrer, si l’on peut dire, cette question bien sûr d’illustration posant à soi tout seul une question à savoir : est-ce qu’il suffit d’illustrer un nœud – et on n’illustre que dans une mise à plat – pour que ça en soit la démonstration ? La monstration, certainement, mais la démonstration, où réside-t-elle ? Est-ce qu’elle est le vrai support de la monstration ?

Jacques Lacan – Il n’y a de nœud que mental.

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(255)Jacques Lacan – L’impossibilité d’infirmer que quoi que ce soit soit démontrable concernant une certaine proposition.

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Jacques Lacan – Que pensez-vous, Sibony, de la formule que j’ai avancée hier, et qui est évidemment fondée sur le thème de Bertrand Russell, à savoir que dans la mathématique, on ne sait pas de quoi on parle. À substituer à ce « quoi » un « qui » c’est-à-dire justement quelque chose de l’ordre de la personne, de l’ordre du sujet, est-ce qu’on peut dire que, pour un mathématicien, c’est supportable ?

En d’autres termes, est-ce qu’on peut dire que faire de la mathématique quelque chose de transmissible, c’est de l’ordre d’un qui ? Que la mathématique, c’est un sujet ? C’est l’une-en-plus de tout ce qui est mathématicien. À ceci près que toute la communauté mathématique est rompue s’il n’y a pas cette une-en-plus, la mathématique, et la mathématique comme sujet. Il n’a pas soulevé ça, Bertrand Russell, parce qu’il était, ce qui est curieux pour un mathématicien, centré sur l’objet, sur un objet qui est de pur rêve. Il n’y a aucune objectivité mathématique. Il l’a affirmé. Ce qui est assez curieux pour un mathématicien. Alors si ce n’est pas un objet, qu’est-ce que c’est ?

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(256)Jacques Lacan – Il est caduc et il est pourtant acquis.

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Jacques Lacan – C’est là dessus que j’interrogerais un mathématicien. Un mathématicien a affaire, dans la mathématique à une personne.

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Jacques Lacan – C’est bien pourquoi toutes ces personnes – ce n’est pas pour rien que dans Ornicar ? on nous a montré une figure, d’ailleurs simiesque, de la grammaire, c’est parce qu’on s’imagine qu’il y en a d’autres que la mathématique. Pour la grammaire, c’est aussi problématique que pour l’analyse. Pour la mathématique, c’est sûr que c’est une personne. Le seul fait que vous m’accordiez qu’on puisse le dire a la valeur d’un témoignage.

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Jacques lacan – Un mathématicien a très bien le sentiment de ce qui passe ou de ce qui ne passe pas. Auprès de quoi et auprès de qui ? Ce n’est pas la communauté mathématique qui est le dernier juge. La preuve, c’est que quand Cantor a avancé toute sa machine, il y avait une partie des mathématiciens qui lui crachaient au visage, et qu’il a pu du même coup en avoir le sentiment qu’il était fou. Mais il a quand même tenu le coup et il a continué. Il avait affaire à la mathématique. Ce n’est pas du tout la même chose pour l’analyse, parce que l’analyse est à créer.

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(257)Jacques Lacan – Les mathématiciens, à la mathématique, au sens que je donne à ce terme, ils y croient. E il y n’y a rien à faire. Ils y croient

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Jacques Lacan – (à Daniel Sibony) Dites ce qu’exprimait votre sourire quand j’ai dit que les mathématiciens y croient, à la mathématique. Dites-moi ce que vous en pensez, parce que quand même, c’est la seule chose dont on puisse dire qu’on y croit avec raison, et qui repose entièrement sur cette formule : y croire. Tout ceux que je connais comme mathématiciens distinguent très bien entre ce qui est la mathématique et ce qui ne l’est pas et la seule chose non pas qu’ils croient mais à quoi ils croient, c’est à la mathématique. C’est ce qui définit un mathématicien.

Est-ce que la formule « y croire » vous parait avoir son poids ?

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Jacques lacan – C’est bien ce qui m’emmerde Il y a quand même le en. Ce n’est pas la même chose, que le a. On croit en effet en Dieu, c’est-à-dire à l’intérieur de cet être mythique, si tant est même que le mot être convienne. Dire je crois en Dieu, c’est parfaitement adéquat. Je veux dire qu’on est enveloppé dans cette croyance. Mais y croire, ce n’est pas pareil. C’est pour ça que j’ai dit quand même qu’au symptôme, on y croit, de sorte que je serais assez porté à penser que la mathématique est un symptôme, tout comme une femme.

(258)C’est pour cela que je ne suis pas mécontent que ce soit sous la forme plus-une que ça finisse par se supporter.

Dites, parce que je ne me considère pas comme mathématicien ; si j’y crois, à quelque chose, je ne suis pas mathématicien. Mais j’en connais un certain nombre, mis à part vous, ils y croient. Poincaré y croyait.

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Jacques Lacan – Le mathématicien a la mathématique comme symptôme.

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Jacques Lacan – Est-ce qu’il ne se soutient que d’une écriture ? Nous touchons du doigt que ça se supporte toujours d’une écriture.

Mais je vous interroge en fin de compte sur ce sur quoi alors, pour le coup, je n’ai pas de réponse, la différence entre la monstration et la démonstration ; c’est de ça qu’il s’agit, en fin de compte.

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Jacques Lacan – C’est vraiment une question. Est-ce que le symptôme mathématicien est guérissable ?

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Jacques Lacan – Est-ce que vous, vous êtes guéri de la mathématique ? (Rires).

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Jacques Lacan – Il est incontestablement pas libre de ne pas y croire.

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Jacques Lacan – C’est vrai.

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Jacques Lacan – Il y a des tas de symptômes sans angoisse. C’est bien en quoi je distingue l’angoisse du symptôme, comme Freud.

Enfin je crois que j’ai quand même, conformément au vœu de Faladé, avoué ce qu’il y a derrière cette espèce de proposition tâtonnante que représente le cartel. Ça fera peut-être quand même qu’on saura un peu plus ce que je veux dire tout au moins.

(259)Alors, on lève la séance ?

(La séance est levée à seize heures).