Intervention à la suite de l’exposé d’André Albert dans le cadre des journées d’étude de l’École freudienne de Paris, École de Chimie. Publié dans les Lettres de l’École freudienne, n° 24, 1978, pp. 22-24.

(22)Jacques Lacan – Je voudrais mettre l’accent – l’accent de mon approbation – sur ce qu’a fait André Albert. Je veux dire qu’il est vraiment tout à fait remarquable qu’il ait réussi, de ce sur quoi il se proposait de retenir l’attention, à savoir la règle fondamentale, qu’il ait réussi très remarquablement à en épuiser, il faut le dire, tout ce qui se trouve dans les énoncés de Freud d’abord, et, si je puis dire mieux encore, les points où j’y ai fait référence moi-même.

Bien sûr, la connaissance de cette règle fondamentale est supposée par moi être connu de tout ce qui, à un degré quelconque, entre dans l’expérience analytique, parce que c’en est en quelque sorte la condition. Mais qu’il ait été chercher aux points qui convenaient ce par quoi je m’y réfère sans expressément la nommer a été vraiment l’objet d’une véritable exhaustion, et je ne peux pas dire que je n’en sois pas aussi frappé que d’autre part je l’en remercie. C’est très remarquable et ceci vaut la peine peut-être qu’on revienne à ce qu’il a énoncé, pour autant qu’il a été enregistré, qu’on y revienne comme à un texte tout à fait fondamental.

Le fait qu’il ait tout de suite produit comme essentielle la relation de cette règle au principe du plaisir me paraît rendre compte de ce qu’il a su en dire. Le principe du plaisir, pour tout de même mettre un peu de poids dans ma contribution, a été accentué d’une façon tout à fait particulière par des gens grâce à qui – il faut savoir ce dont on parle quand on parle du principe du plaisir et on ne peut pas mieux le préciser que ne l’a fait Freud ; c’est le principe de tempérer, de tamponner la stimulation. Ça comporte bien sûr une certaine astuce, mais enfin une astuce qui justement consiste à ne pas mettre l’accent sur le piège. Le piège, ce n’est pas ce qu’on appelle le plaisir. Le piège, c’est la jouissance.

Le principe du plaisir, pour tout de même dire quelque chose qui est trop souvent oublié, le principe du plaisir, pour le dire en clair, c’est de ne rien foutre, c’est d’en faire le moins possible. Et le meilleur certificat (23)d’intelligence – je dis d’intelligence – qu’on puisse donner à quelqu’un, c’est d’y réussir dans une certaine mesure.

Alors il est bien évident que l’énoncé de la règle fondamentale, c’est quand même de dire à une personne qui vient pour vous demander quelque chose, une aide en l’occasion, la règle fondamentale, ça n’est pas autre chose que de lui faire remarquer qu’il faut en baver un minimum pour faire quelque chose ensemble, à savoir que ça ne peut pas aller si en quelque manière on ne va pas jusqu’à ce qui déplaît non pas à l’analyste mais qui déplaît profondément à qui que ce soit : faire un effort.

C’est très difficile de ne pas s’apercevoir que du même coup, comme on dit, l’analyste trouve un allié dans le surmoi ; parce que le surmoi, c’est justement ce qui fait – et c’est pour ça que j’ai essayé de le définir de la façon que, à la fin de son exposé, André Albert a bien voulu rappeler, comme l’impératif de la jouissance. Alors il y a quelque chose pour lequel je suis absolument désolé d’avoir l’air de lui donner une bonne note, parce qu’il n’a aucun besoin de moi pour, cette bonne note, se la donner tout seul, c’est quand même qu’il a décemment, c’est le cas de le dire, fait intervenir là-dedans la fonction de la logique, qui est bien entendu, telle que je l’ai définie, cela seul par quoi il y a un accès au réel, et ce n’est pas moi qui vais lui apprendre qu’il a fait une remarque concernant ce qu’il en est de la règle fondamentale, une petite note au passage, la singularité, a-t-il dit, de ce qui ne doit pas être omis ; je dis ça parce que je l’ai relevé, j’ai pris beaucoup de notes, j’ai suivi de très près tout ce qu’il a dit ; et cette référence à la singularité, je pense que quand même il y a assez de gens ici qui ont lu Aristote pour savoir que le singulier, c’est tout autre chose que le particulier.

Il y a quelqu’un – je n’ai pas noté son nom, je le regrette – qui tout à l’heure a évoqué, parmi ceux qui sont intervenus, la particularité, il me semble bien. Pour Aristote n’existe en fin de compte que le particulier.

Le particulier, ça se définit par une certaine forme du nœud que j’ai cru pouvoir entendre dans cette référence à la particularité, je ne sais quelle – c’est tout au moins là-dessus que j’ai pris ma note, que la particularité, ça se définit à tous les niveaux, ça se définit par l’universel, et que d’une certaine façon, on peut dire que s’il n’y avait pas de symbolique, c’est-à-dire de cette espèce d’injection de signifiants dans le réel avec lequel nous sommes forcés de composer, il n’y aurait pas de symptôme. Et le symptôme, c’est la particularité, en tant que c’est ce qui nous fait chacun un signe différent du rapport que nous avons, en tant que parlêtres, au réel. L’universel, là-dedans, est toujours quelque chose qui se dérobe à l’horizon et auquel nous ne faisons référence que par la numération (ce sont mes bateaux, je pense qu’il y en a tout de même ici pas mal qui les connaissent).

Alors le décalage, c’est ceci : c’est que nous ne pouvons, dans le fond, donner comme règle – et c’est quand même indispensable de le savoir pour ce qui est de l’admission de quelqu’un à ce par quoi nous nous engageons envers lui, c’est que quand même c’est le symptôme qui est au cœur (24)de cette règle. Ce qui, dans l’énoncé de la règle fondamentale, est visé, c’est la chose dont le sujet quelconque est le moins disposé à parler, c’est à savoir, disons, parce que je veux là bien articuler des choses, c’est de son symptôme, c’est de sa particularité.

Et c’est en ça qu’est remarquable ce qu’a indiqué seulement André Albert, c’est que la seule chose qui vaille, ce n’est pas le particulier, c’est le singulier. La règle veut dire : ça vaut la peine – ça vaut la peine, ça dit très bien ce que ça veut dire, c’est ce que j’ai appelé tout à l’heure : il faut en suer un peu – ça vaut la peine de traîner à travers toute une série de particuliers pour, comme il dit, que quelque chose de singulier ne soit pas omis. Ça vaut la peine de jouir de cette position unique qui ne se définit que d’une façon, je l’ai évoqué en son temps dans mon séminaire, par ce que j’ai appelé la rencontre ; la rencontre qui n’en est jamais une vraie, qui ne se fait qu’au gré du va-comme-je-te-pousse, du tiraillement du nœud qui est pourtant pour chacun strictement spécifié.

Si quelque chose se rencontre qui définisse le singulier, c’est ce que j’ai quand même appelé de son nom, une destinée, c’est ça, le singulier, ça vaut la peine d’être sorti, et ça ne se fait que par une bonne chance, une chance qui a tout de même ses règles. Il y a une façon de serrer le singulier, c’est par la voie justement de ce particulier, ce particulier que je fais équivaloir au mot symptôme.

La psychanalyse, c’est la recherche de cette bonne chance, qui n’est pas toujours forcément ni nécessairement ce qu’on appelle un bonheur en le comprimant dans un seul mot. Mais il est clair que quand nous proposons la règle fondamentale, nous faisons référence spécifiquement à la particularité, et en tant qu’elle dérange le principe du plaisir. Le principe du plaisir, ça consiste à n’avoir rien de particulier. Le principe du plaisir, c’est tout de même ce à quoi pas mal de gens encore se rattachent : au poli, à la normale (en deux mots). L’analyse est quelque chose qui nous indique qu’il n’y a que le nœud du symptôme pour lequel il faut évidemment en suer un coup pour arriver à le tenir, à l’isoler ; il faut tellement en suer un coup qu’on peut même s’en faire un nom, comme on dit, de ce suage. C’est ce qui aboutit dans certains cas au comble du mieux de ce qu’on peut faire : une œuvre d’art. Nous, ce n’est pas ça, notre intention ; ce n’est pas du tout de conduire quelqu’un à se faire un nom ni à faire une œuvre d’art. C’est quelque chose qui consiste à l’inciter à passer dans le bon trou de ce qui lui est offert, à lui, comme singulier.