La conférence annoncée sous le titre « Le symptôme » fut prononcée au Centre R. de Saussure à Genève, le 4 Octobre 75, dans le cadre d’un week-end de travail organisé par la Société suisse de psychanalyse. Elle fut introduite par M. Olivier Flournoy. Elle parut dans Le Bloc-notes de la psychanalyse, 1985, n° 5, pp. 5-23.

(5)J. Lacan – Je ne commencerai pas sans remercier Olivier Flournoy de m’avoir invité ici, ce qui me donne le privilège de vous parler.

Il m’a semblé que, depuis le temps que je pratique, je vous devais au moins un mot d’explication – un mot d’explication sur le fait que j’ai d’abord pratiqué, et puis qu’un jour, je me suis mis à enseigner.

Je n’avais d’enseigner vraiment aucun besoin. Je l’ai fait à un moment où s’est fondé ce que l’on appelle depuis l’Institut psychanalytique de Paris, – fondé sous le signe de l’accaparement par quelqu’un qui n’avait, mon Dieu, pas tellement de titre à jouer ce rôle. Je l’ai fait uniquement parce qu’à ce moment, qui était une crise – c’était, en somme, l’instauration d’une espèce de dictature –, une partie de ces gens, de ces psychanalystes, qui sortaient de la guerre – ils avaient tout de même mis huit ans à en sortir, puisque cette fondation est de 1953 – une partie m’a demandé de prendre la parole.

Il y avait alors à Sainte-Anne un professeur de psychiatrie, depuis académicien, qui m’y a invité. Il avait soi-disant été psychanalysé lui-même, mais à la vérité sa Jeunesse d’André Gide n’en donne pas le témoignage, et il n’était pas si enthousiaste à (6)jouer un rôle dans la psychanalyse. Aussi n’a-t-il été que trop content, au bout de dix ans, non pas de me donner congé, car c’est plutôt moi qui lui ai donné congé, mais de me voir partir.

À ce moment, une nouvelle crise se déclarait, qui tenait, mon Dieu, à une sorte d’aspiration, avec une espèce de bruit de trou, qui se faisait au niveau de l’Internationale. C’est là quelque chose que Joyce, qui est à l’ordre du jour de mes préoccupations pour l’instant, symbolise du mot anglais suck – c’est le bruit que fait la chasse d’eau au moment où elle est déclenchée, et où ça s’engloutit par le trou.

C’est une assez bonne métaphore pour la fonction de cette Internationale telle que l’a voulue Freud. Il faut se souvenir que c’est dans la pensée que tout de suite après sa disparition, rien ne pouvait garantir que sa pensée serait sauvegardée, qu’il l’a confiée à personne d’autre qu’à sa propre fille. On ne peut pas dire, n’est-ce pas, que la dite fille soit dans la ligne de Freud lui-même. Les mécanismes dits de défense qu’elle a produits ne me semblent pas du tout être le témoignage qu’elle était dans le droit fil des choses, bien loin de là.

Je me suis donc trouvé commencer en 1953 un séminaire, que certains d’entre vous, me dit Olivier Flournoy, ont suivi. Ce séminaire n’est autre que le recueil que j’ai laissé aux mains de quelqu’un qui s’appelle Jacques-Alain Miller, et qui m’est assez proche. Je l’ai laissé entre ses mains parce que ce séminaire était un peu loin de moi, et que si je l’avais relu, je l’aurais réécrit, ou tout au moins, je l’aurais écrit tout court.

Écrire n’est pas du tout la même chose, pas du tout pareil, que de dire, comme je l’illustrerai plus loin. Il se trouve que, durant le temps que j’étais à Sainte-Anne, j’ai voulu que quelque chose reste de ce que je disais. Il paraissait à ce moment-là une revue où, à proprement parler, j’écrivais. J’ai fait le recueil d’un certain nombre des articles parus dans cette revue. Comme j’avais aussi écrit pas mal de choses avant, la moitié de ce recueil est fait de ces écrits antérieurs – qui sont à proprement parler des écrits, d’où mon titre, Écrits tout simplement. Ce titre a un peu scandalisé une personne de mes relations qui était une charmante jeune femme, japonaise. Il est probable que la résonance du mot Écrits n’est pas la même en japonais et en français. Simplement, par Écrits, je voulais signaler que c’était en quelque sorte le résidu de mon enseignement.

Je faisais donc dans cette revue, La Psychanalyse, à peu près une fois par an, un écrit qui était destiné à conserver quelque chose du remous qu’avait engendré ma parole, à en garder un appareil à quoi on pourrait se reporter. Je le faisais dans l’esprit qu’après tout, cela aurait pu me servir de référence auprès de l’Internationale. Bien entendu, celle-ci se moque assez de tous les écrits – et après tout, elle a raison, puisque la psychanalyse, c’est tout autre chose que des écrits. Néanmoins, il ne serait (7)peut-être pas mal que l’analyste donne un certain témoignage qu’il sait ce qu’il fait. S’il fait quelque chose, dire, il ne serait peut-être pas excessif d’attendre que, de ce qu’il fait, d’une certaine façon il témoigne.

Il n’est pas plus excessif d’espérer qu’à ce qu’il fait, il pense. Il pense de temps en temps. Il pense quelquefois. Ce n’est pas absolument obligatoire. Je ne donne pas une connotation de valeur au terme de penser. Je dirais même plus – s’il y a quelque chose que j’ai avancé, cela est bien de nature à rassurer le psychanalyste dans ce que l’on pourrait dire son automatisme. Je pense que la pensée est en fin de compte un engluement. Et les psychanalystes le savent mieux que personne. C’est un engluement dans quelque chose que j’ai spécifié de ce que j’appelle l’imaginaire, et toute une tradition philosophique s’en est très bien aperçue. Si l’homme – cela paraît une banalité que de le dire – n’avait pas ce que l’on appelle un corps, je ne vais pas dire qu’il ne penserait pas, car cela va de soi, mais il ne serait pas profondément capté par l’image de ce corps.

L’homme est capté par l’image de son corps. Ce point explique beaucoup de choses, et d’abord le privilège qu’a pour lui cette image. Son monde, si tant est que ce mot ait un sens, son Umwelt, ce qu’il y a autour de lui, il le corpo-réifie, il le fait chose à l’image de son corps. Il n’a pas la moindre idée, bien sûr, de ce qui se passe dans ce corps. Comment est-ce qu’un corps survit ? Je ne sais pas si cela vous frappe un tant soit peu – si vous vous faites une égratignure, eh bien, ça s’arrange. C’est tout aussi surprenant, ni plus ni moins, que le fait que le lézard qui perd sa queue la reconstitue. C’est exactement du même ordre.

C’est par la voie du regard, à quoi tout à l’heure Olivier Flournoy a fait référence, que ce corps prend son poids. La plupart – mais pas tout – de ce que l’homme pense s’enracine là. Il est vraiment très difficile à un analyste, vu ce à quoi il a affaire, de ne pas être aspiré – de la même façon où je l’entendais tout à l’heure – par le glou-glou de cette fuite, de cette chose qui le capte, en fin de compte, narcissiquement, dans le discours de celui qu’Olivier Flournoy a appelé tout à l’heure – je le regrette – l’analysé. Je le regrette parce qu’il y a un moment enfin que le terme l’analysant, que j’ai un jour proféré dans mon séminaire, a pris droit de cité. Non pas seulement dans mon École – je n’y attacherais qu’une importance relative, relative à moi –, mais cela a fait une sorte de trait de foudre dans la semaine même où je l’avais articulé, cet analysant. L’Institut psychanalytique de Paris, qui est très à la page de tout ce que je raconte – je dirais même plus, ce que je dis est le principal de ce qu’on y enseigne – cet institut s’est gargarisé de cet analysant qui lui venait là comme une bague au doigt, ne serait-ce que pour décharger l’analyste d’être le responsable, dans l’occasion, de l’analyse.

(8)Je dois dire que, quand j’avais avancé cette chose, je n’avais fait que parodier – si je puis m’exprimer ainsi, puisque tout une tradition est de l’ordre de la parodie – le terme analysand, qui est courant dans la langue anglaise. Bien sûr, ce n’est pas strictement équivalent au français. Analysand évoque plutôt le devant-être-analysé, et ce n’est pas du tout ce que je voulais dire. Ce que je voulais dire, c’était que dans l’analyse, c’est la personne qui vient vraiment former une demande d’analyse, qui travaille. À condition que vous ne l’ayez pas mise tout de suite sur le divan, auquel cas c’est foutu. Il est indispensable que cette demande ait vraiment pris forme avant que vous la fassiez étendre. Quand vous lui dites de commencer – et ça ne doit être ni la première, ni la seconde fois, au moins si vous voulez vous comporter dignement –, la personne, donc, qui a fait cette demande d’analyse, quand elle commence le travail, c’est elle qui travaille. Vous n’avez pas du tout à la considérer comme quelqu’un que vous devez pétrir. C’est tout le contraire. Qu’est-ce que vous y faites là ? Cette question est tout ce pour quoi je m’interroge depuis que j’ai commencé.

J’ai commencé, mon Dieu, je dirais – tout bêtement. Je veux dire que je ne savais pas ce que je faisais, comme la suite l’a prouvé – prouvé à mes yeux. N’y aurais-je pas regardé à plus d’une fois si j’avais su ce dans quoi je m’engageais ? Cela me paraît certain. C’est bien pour cette raison qu’au terme ultime, c’est-à-dire au dernier point où je suis arrivé à la rentrée de 1967, en octobre, j’ai institué cette chose qui consiste à faire que, quand quelqu’un se pose comme analyste, il n’y a que lui-même qui puisse le faire. Cela me semble de première évidence.

Quand quelqu’un se pose comme analyste, il est libre dans cette espèce d’inauguration, que j’ai faite alors et que j’ai appelé Proposition. Il est libre, il peut aussi bien ne pas le faire, et garder les choses pour lui, mais il est libre aussi de s’offrir à cette épreuve de venir les confier – les confier à des gens que j’ai choisis exprès pour être exactement au même point que lui.

Il est évident en effet que si c’est à un aîné, à un titularisé, voire à un didacticien comme on s’exprime, qu’il va s’adresser, on peut être sûr que son témoignage sera complètement à côté de la plaque. Parce que d’abord, il sait très bien que le pauvre crétin auquel il s’adresse a déjà tellement de bouteille qu’il ne sait absolument pas, tout comme moi, pourquoi il s’est engagé dans cette profession d’analyste. Moi, je m’en souviens un peu, et je m’en repens. Mais pour la plupart, ils l’ont totalement oublié. Ils ne voient que leur position d’autorité, et dans ces conditions, on essaye de se mettre au pas de celui qui a l’autorité, c’est-à-dire qu’on ment, tout simplement. Alors j’ai essayé que cela soit toujours à des personnes débutantes comme eux dans la fonction d’analyste, qu’ils s’adressent.

Malgré tout, j’ai gardé – faut toujours se garder d’innover, (9)c’est pas mon genre, j’ai jamais innové en rien – une sorte de jury qui est fait du consentement de tout le monde. Il n’y a rien qui ne soit aussi frappant que ceci – si vous faites élire un jury quelconque, si vous faites voter, voter à bulletin secret, ce qui sort, c’est le nom de gens déjà parfaitement bien repérés. La foule veut des leaders. C’est déjà fort heureux quand elle n’en veut pas un seul. Alors la foule qui veut des leaders élit des leaders qui sont déjà là par le fonctionnement de choses. C’est devant ce jury que viennent témoigner ceux qui ont reçu le témoignage de ceux qui se veulent analystes.

Dans l’esprit de ma Proposition, cette opération est faite pour éclairer ce qui se passe à ce moment. C’est exactement ce que Freud nous dit – quand nous avons un cas, ce que l’on appelle un cas, en analyse, il nous recommande de ne pas le mettre d’avance dans un casier. Il voudrait que nous écoutions, si je puis dire, en toute indépendance des connaissances acquises par nous, que nous sentions à quoi nous avons affaire, à savoir la particularité du cas. C’est très difficile, parce que le propre de l’expérience est évidemment de préparer un casier. Il nous est très difficile, à nous analystes, hommes, où femmes, d’expérience, de ne pas juger de ce cas en train de fonctionner et d’élaborer son analyse, de ne pas nous souvenir à son propos des autres cas. Quelle que soit notre prétendue liberté – car cette liberté, il est impossible d’y croire –, il est clair que nous ne pouvons nous nettoyer de ce qui est notre expérience. Freud insiste beaucoup là-dessus, et si c’était compris, cela donnerait peut-être la voie vers un tout autre mode d’intervention – mais cela ne peut pas l’être.

C’est donc dans cet esprit que j’ai voulu que quelqu’un qui est au même niveau que celui qui franchit ce pas, porte témoignage. C’est, en somme, pour nous éclairer. Il arrive que de temps en temps, quelqu’un porte un témoignage qui a le caractère – ça, ça se reconnaît quand même – de l’authenticité. Alors, j’ai prévu que cette personne, on se l’agrégerait au niveau où il y a des gens qui sont censés penser à ce qu’ils font, de façon à faire un triage. Qu’est-ce que c’est devenu tout aussitôt ? Bien sûr, c’est devenu un autre mode de sélection. À savoir qu’une personne qui a témoigné en tout honnêteté de ce qu’elle a fait dans son analyse dite après coup didactique, se sent retoquée si, à la suite de ce témoignage, elle ne fait partie de ce par quoi j’ai essayé d’élargir le groupe de ceux qui sont capables de réfléchir un peu sur ce qu’ils font. Ils se sentent dépréciés, quoique je fasse tout pour que ce ne soit pas le cas. J’essaie de leur expliquer ce que leur témoignage nous a apporté, d’une certaine manière d’entrer dans l’analyse après s’être fait soi-même former par ce qui est exigible. Ce qui est exigible, c’est évidemment d’être passé par cette expérience. Comment la transmettre si on ne s’y est pas soumis soi-même ? Enfin, bref.

(10)Je voudrais évoquer ici la formule de Freud du Soll Ich Werden, à laquelle j’ai plus d’une fois fait un sort[1]. Werden, qu’est-ce que cela veut dire ? Il est très difficile de le traduire. Il va vers quelque chose. Ce quelque chose, est-ce le den ? Le Werden, est-ce un verdoiement ? Qu’y a-t-il dans le devenir allemand ? Chaque langue a son génie, et traduire Werden par devenir n’a vraiment de portée que dans ce qu’il y a déjà de den dans le devenir. C’est quelque chose de l’ordre du dénuement, si l’on peut dire. Le dénuement n’est pas la même chose que le dénouement. Mais laissons cela en suspens.

Ce dont il s’agit, c’est de prendre la mesure de ce fait que Freud – chose très surprenante de la part d’un homme si vraiment praticien – n’a mis en valeur que dans le premier temps de son œuvre, dans cette première étape qui va jusque vers 1914, avant la première guerre – dans sa Traumdeutung, dans sa Psychopathologie de la vie dite quotidienne, et dans son Mot d’esprit tout particulièrement. Il a mis en valeur ceci, et le surprenant est qu’il ne l’ait pas touché du doigt, c’est que son hypothèse de l’Unbewusstsein, de l’inconscient, eh bien, si l’on peut dire, il l’a mal nommée.

L’inconscient, ce n’est pas simplement d’être non su. Freud lui-même le formule déjà en disant Bewusst. Je profite ici de la langue allemande, où il peut s’établir un rapport entre Bewusst et Wissen. Dans la langue allemande, le conscient de la conscience se formule comme ce qu’il est vraiment, à savoir la jouissance d’un savoir. Ce que Freud a apporté, c’est ceci, qu’il n’y a pas besoin de savoir qu’on sait pour jouir d’un savoir.

Touchons enfin cette expérience que nous faisons tous les jours. Si ce dont nous parlons est vrai, si c’est bien à une étape précoce que se cristallise pour l’enfant ce qu’il faut bien appeler par son nom, à savoir les symptômes, si l’époque de l’enfance est bien pour cela décisive, comment ne pas lier ce fait à la façon dont nous analysons les rêves et les actes manqués ? – Je ne parle pas des mots d’esprit, complètement hors de la portée des analystes, qui n’ont naturellement pas le moindre esprit. C’est du Freud, mais ça prouve quand même que là Freud, tout de même, a dû s’apercevoir que l’énoncé d’un acte manqué ne prend sa valeur que des expliques d’un sujet. Comment interpréter un acte manqué ? On serait dans le noir total, si le sujet ne disait pas à ce propos un ou deux petits trucs, qui permettent de lui dire – mais enfin, quand vous avez sorti votre clef de votre poche pour entrer chez moi, analyste, ça a quand même un sens – et selon son état d’avancement, on lui expliquera le sens à divers titre – soit par le fait qu’il croit être chez lui, ou qu’il désire être chez lui, ou même plus loin que le fait d’entrer la clé dans la serrure prouve quelque chose qui tient au symbolisme de la serrure et de la clé. Le symbolisme de la Traumdeutung est (11)exactement le même tabac. Qu’est-ce que c’est que ces rêves, si ce n’est des rêves racontés ? C’est dans le procès de leur récit que se lit ce que Freud appelle leur sens. Comment même soutenir une hypothèse telle que celle de l’inconscient ? – si l’on ne voit pas que c’est la façon qu’a eue le sujet, si tant est qu’il y a un sujet autre que divisé, d’être imprégné, si l’on peut dire, par le langage.

Nous savons bien dans l’analyse l’importance qu’a eue pour un sujet, je veux dire ce qui n’était à ce moment-là encore que rien du tout, la façon dont il a été désiré. Il y a des gens qui vivent sous le coup, et cela leur durera longtemps dans leur vie, sous le coup du fait que l’un des deux parents – je ne précise pas lequel – ne les pas désirés. C’est bien ça, le texte de notre expérience de tous les jours.

Les parents modèlent le sujet dans cette fonction que j’intitule du symbolisme. Ce qui veut dire strictement, non pas que l’enfant soit de quelque façon le principe d’un symbole, mais que la façon dont lui a été instillé un mode de parler ne peut que porter la marque du mode sous lequel les parents l’on accepté. Je sais bien qu’il y a à cela toutes sortes de variations, et d’aventures. Même un enfant non désiré peut, au nom de je ne sais quoi qui vient de ses premiers frétillements, être mieux accueilli plus tard. N’empêche que quelque chose gardera la marque de ce que le désir n’existait pas avant une certaine date.

Comment a-t-on pu à ce point méconnaître jusqu’à Freud, que ces gens que l’on appelle des hommes, des femmes éventuellement, vivent dans la parlote ? Il est très curieux pour des gens qui croient qu’ils pensent, qu’ils ne s’aperçoivent pas qu’ils pensent avec des mots. Il y des trucs là-dessus avec lesquels il faut en finir, n’est-ce pas ? La thèse de l’école de Würzburg, sur la soi-disant aperception de je ne sais quelle pensée synthétique qui n’articulerait pas, est vraiment la plus délirante qu’une école de prétendus psychologues ait produite. C’est toujours à l’aide de mots que l’homme pense. Et c’est dans la rencontre de ces mots avec son corps que quelque chose se dessine. D’ailleurs, j’oserais dire à ce propos le terme d’inné – s’il n’y avait pas de mots, de quoi l’homme pourrait-il témoigner ? C’est là qu’il met le sens.

J’ai essayé à la façon que j’ai pu, de faire revivre quelque chose qui n’était pas de moi, mais qui avait déjà été aperçu par les vieux stoïciens. Il n’y a aucune raison de penser que la philosophie ait toujours été la même chose que ce qu’elle est pour nous. En ce temps-là la philosophie était un mode de vivre – un mode de vivre à propos de quoi on pouvait s’apercevoir, bien avant Freud, que le langage, ce langage qui n’a absolument pas d’existence théorique, intervient toujours sous la forme de ce que j’appelle d’un mot que j’ai voulu faire aussi proche que possible du mot lallation – lalangue.

(12)Lalangue, les anciens depuis le temps d’Esope, s’étaient très bien aperçus que c’était absolument capital. Il y a là-dessus une fable bien connue, mais personne ne s’en aperçoit. Ce n’est pas du tout au hasard que dans lalangue quelle qu’elle soit dont quelqu’un a reçu la première empreinte, un mot est équivoque. Ce n’est certainement pas par hasard qu’en français le mot ne se prononce d’une façon équivoque avec le mot nœud. Ce n’est pas du tout par hasard que le mot pas, qui en français redouble la négation contrairement à bien d’autres langues, désigne aussi un pas. Si je m’intéresse tellement au pas, ce n’est pas par hasard. Cela ne veut pas dire que la langue constitue d’aucune façon un patrimoine. Il est tout à fait certain que c’est dans la façon dont la langue a été parlée et aussi entendue pour tel et tel dans sa particularité, que quelque chose ensuite ressortira en rêves, en toutes sortes de trébuchements, en toutes sortes de façons de dire. C’est, si vous me permettez d’employer pour la première fois ce terme, dans ce motérialisme que réside la prise de l’inconscient – je veux dire que ce qui fait que chacun n’a pas trouvé d’autres façons de sustenter que ce que j’ai appelé tout à l’heure le symptôme.

Lisez un peu, je suis sûr que cela ne vous arrive pas souvent, l’Introduction à la psychanalyse, les Vorlesungen de Freud. Il y a deux chapitres sur le symptôme. L’un s’appelle Wege zur Symptom Bildung, c’est le chapitre 23, puis vous vous apercevez qu’il y a un chapitre 17 qui s’appelle Der Sinn, le sens des symptômes. Si Freud a apporté quelque chose, c’est ça. C’est que les symptômes ont un sens, et un sens qui ne s’interprète correctement – correctement voulant dire que le sujet en lâche un bout – qu’en fonction de ses premières expériences, à savoir pour autant qu’il rencontre, ce que je vais appeler aujourd’hui, faute de pouvoir en dire plus ni mieux, la réalité sexuelle.

Freud a beaucoup insisté là-dessus. Et il a cru pouvoir accentuer notamment le terme d’autoérotisme, en ceci que cette réalité sexuelle, l’enfant la découvre d’abord sur son propre corps. Je me permets – cela ne m’arrive pas tous les jours – de n’être pas d’accord – et ceci au nom de l’œuvre de Freud lui-même.

Si vous étudiez de près le cas du petit Hans, vous verrez que ce qu’y s’y manifeste, c’est que ce qu’il appelle son Wiwimacher, parce qu’il ne sait pas comment l’appeler autrement, s’est introduit dans son circuit. En d’autres termes, pour appeler les choses tranquillement par leur nom, il a eu ses premières érections. Ce premier jouir se manifeste, on pourrait dire chez quiconque. Bien sûr, n’est-ce pas, non pas vrai, mais vérifié, chez tous. Mais c’est justement là qu’est la pointe de ce que Freud a apporté – il suffit que cela soit vérifié chez certains pour que nous soyons en droit de construire là-dessus quelque chose qui a le plus étroit rapport avec l’inconscient. Car après (13)tout, c’est un fait – l’inconscient, c’est Freud qui l’a inventé. L’inconscient est une invention au sens où c’est une découverte, qui est liée à la rencontre que font avec leur propre érection certains êtres.

Nous appelons ça comme ça, être, parce que nous ne savons pas parler autrement. On ferait mieux de se passer du mot être. Quelques personnes dans le passé y ont été sensibles. Un certain Saint Thomas d’Aquin – c’est un saint homme lui aussi, et même un symptôme – a écrit quelque chose qui s’appelle De ente et essentia. Je ne peux dire que je vous en recommande la lecture, parce que vous ne la ferez pas, mais c’est très astucieux. S’il y a quelque chose qui s’appelle l’inconscient, cela veut dire qu’il n’y a pas besoin de savoir ce que l’on fait pour le faire, et pour le faire en le sachant très bien. Il y aura peut-être une personne qui lira ce De ente et essentia, et qui s’apercevra de ce que ce saint homme, ce symptôme, dégouase très bien – l’être, ça ne s’attrape pas si facilement, ni l’essence.

Il n’y a pas besoin de savoir tout ça. Il n’y a besoin que de savoir que chez certains êtres, qu’on les appelle, la rencontre avec leur propre érection n’est pas du tout autoérotique. Elle est tout ce qu’il y a de plus hétéro. Ils se disent – Mais qu’est-ce que c’est que ça ? Et ils se le disent si bien que ce pauvre petit Hans ne pense qu’à ce ça – l’incarner dans des objets tout ce qu’il y a de plus externes, à savoir dans ce cheval qui piaffe, qui rue, qui se renverse, qui tombe par terre. Ce cheval qui va et vient, qui a une certaine façon de glisser le long des quais en tirant un chariot, est tout ce qu’il y a de plus exemplaire pour lui de ce à quoi il a affaire, et auquel il ne comprend exactement rien, grâce au fait, bien sûr, qu’il a un certain type de mère et un certain type de père. Son symptôme, c’est l’expression, la signification de ce rejet.

Ce rejet ne mérite pas du tout d’être épinglé de l’autoérotisme, sous ce seul prétexte qu’après tout ce Wiwimacher, il l’a, accroché quelque part au bas de son ventre. La jouissance qui est résultée de ce Wiwimacher lui est étrangère, au point d’être au principe de sa phobie. Phobie veut dire qu’il en a la trouille. L’intervention du professeur Freud médiée par le père est tout un truquage, qui n’a qu’un seul mérite, c’est d’avoir réussi. Il arrivera à faire supporter la petite queue par quelqu’un d’autre, à savoir en l’occasion sa petite sœur.

J’abrège ici le cas du petit Hans. Je ne l’ai introduit que parce que, étant donné que vous êtes d’une ignorance absolument totale, je ne vois pas pourquoi je n’aurais pas improvisé aujourd’hui. Je ne vais pas me mettre à vous lire tous les trucs que j’ai mijotés pour vous. Je veux simplement essayer de faire passer quelque chose de ce qui est arrivé, vers la fin du siècle dernier, chez quelqu’un qui n’était pas un génie, comme on le dit, mais un honnête imbécile, comme moi.

(14)Freud s’est aperçu qu’il y avait des choses dont personne ne pouvait dire que le sujet parlant les savait sans les savoir. Voilà le relief des choses. C’est pour cela que j’ai parlé du signifiant, et de son effet signifié. Naturellement, avec le signifiant, je n’ai pas du tout vidé la question. Le signifiant est quelque chose qui est incarné dans le langage. Il se trouve qu’il y a une espèce qui a su aboyer d’une façon telle qu’un son, en tant que signifiant, est différent d’un autre. Olivier Flournoy m’a dit avoir publié un texte de Spitz. Lisez son De la naissance à la parole pour tacher de voir enfin comment s’éveille la relation à l’aboiement. Il y a un abîme entre cette relation à l’aboiement et le fait qu’à la fin, l’être humilié, l’être humus, l’être humain, l’être comme vous voudrez l’appeler – il s’agit de vous, de vous et moi –, que l’être humain arrive à pouvoir dire quelque chose. Non seulement à pouvoir le dire, mais encore ce chancre que je définis d’être le langage, parce que je ne sais pas comment autrement l’appeler, ce chancre qu’est le langage, implique dès le début une espèce de sensibilité.

J’ai très bien vu de tout petits enfants, ne serait-ce que les miens. Le fait qu’un enfant dise peut-être, pas encore, avant qu’il soit capable de vraiment construire une phrase, prouve qu’il y a en lui quelque chose, une passoire qui se traverse, par où l’eau du langage se trouve laisser quelque chose au passage, quelques détritus avec lesquels il va jouer, avec lesquels il faudra bien qu’il se débrouille. C’est ça que lui laisse toute cette activité non réfléchie – des débris, auxquels, sur le tard, parce qu’il est prématuré, s’ajouteront les problèmes de ce qui va l’effrayer. Grâce à quoi il va faire la coalescence, pour ainsi dire, de cette réalité sexuelle et du langage.

Permettez-moi d’avancer ici quelques équations timides, à propos de ce que j’ai avancé dans mes Écrits comme la signification du phallus, ce qui est une très mauvaise traduction pour Die Bedeutung des Phallus.

Il est surprenant que la psychanalyse n’ait pas donné là la moindre stimulation à la psychologie. Freud a tout fait pour cela, mais, bien entendu, les psychologues sont sourds. Cette chose n’existe que dans le vocabulaire des psychologues – une psyché comme telle accolée à un corps. Pourquoi diable, c’est le cas de le dire, pourquoi diable l’homme serait-il double ? Qu’il ait un corps recèle suffisamment de mystères, et Freud, frayé par la biologie, a assez bien marqué la différenciation du soma et du germen. Pourquoi diable ne pas nettoyer notre esprit de toute cette psychologie à la manque, et ne pas essayer d’épeler ce qu’il en est de la Bedeutung du phallus ? J’ai dû traduire par signification, faute de pouvoir donner un équivalent. Bedeutung est différent de Sinn, de l’effet de sens, et désigne le rapport au réel. Pourquoi, depuis que la psychanalyse existe, les questions n’ont-elles pas été posées au niveau de ceci ? Pourquoi est-ce que ce soi-disant être, pourquoi est-ce que ce (14)se jouis est-il apparu sur ce qu’on appelle la terre ? Nous nous imaginons que c’est un astre privilégié sous ce prétexte qu’il y existe l’homme, et d’une certaine façon, c’est vrai – à cette seule condition qu’il n’y ait pas d’autres mondes habités.

Est-ce qu’il ne vous vient pas à l’esprit que cette « réalité sexuelle », comme je m’exprimait tout à l’heure, est spécifiée dans l’homme de ceci, qu’il n’y a, entre l’homme mâle et femelle, aucun rapport instinctuel ? Que rien ne fasse que tout homme – pour désigner l’homme par ce qui lui va assez bien, étant donné qu’il imagine l’idée du tout naturellement – que tout homme n’est pas apte à satisfaire toute femme ? Ce qui semble bien être la règle pour ce qui est des autres animaux. Évidemment, ils ne satisfont pas toutes les femelles, mais il s’agit seulement d’aptitudes. L’homme – puisqu’on peut parler de l’homme, l apostrophe –, il faut qu’il se contente d’en rêver. Il faut qu’il se contente d’en rêver parce qu’il est tout à fait certain que, non seulement il ne satisfait pas toute femme, mais que La femme – j’en demande pardon aux membres peut-être ici présentes du M.L.F. –, La femme n’existe pas. Il y des femmes, mais La femme, c’est un rêve de l’homme.

Ce n’est pas pour rien qu’il ne se satisfait que d’une, voire de plusieurs femmes. C’est parce que pour les autres, il n’en a pas envie. Il n’en a pas envie pourquoi ? Parce qu’elles ne consonnent pas, si je puis m’exprimer ainsi, avec son inconscient.

Ce n’est pas seulement qu’il n’y a pas La femme – La femme se définit d’être ce que j’ai épinglé déjà bien avant et que je répète pour vous – du pas toute. Cela va plus loin, et ce n’est pas de l’homme que cela vient, contrairement à ce que croient les membres du M.L.F., c’est d’elles-mêmes. C’est en elles-mêmes qu’elles sont pas toutes. À savoir qu’elles ne prêtent pas à la généralisation. Même, je le dis là entre parenthèses, à la généralisation phallocentrique.

Je n’ai pas dit que la femme est un objet pour l’homme. Bien au contraire, j’ai dit que c’était quelque chose avec quoi il ne sait jamais se débrouiller. En d’autres termes, il ne manque jamais de s’embrouiller les pattes en en abordant une quelconque – soit parce qu’il s’est trompé, soit parce que c’est justement celle-là qu’il lui fallait. Mais il ne s’en aperçoit jamais qu’après coup.

C’est un des sens de l’après-coup dont j’ai parlé à l’occasion, et qui a été si mal relayé dans le fameux et éternel Vocabulaire de la psychanalyse par quoi Lagache a là gâché la psychanalyse toute entière. Bon, enfin, ce n’est déjà pas si mal, n’exagérons pas. La seule chose qui l’intéressait probablement, c’était de lagacher ce que je disais. Après tout, pourquoi ne lagacherait-on pas ?

Je ne suis pas absolument sûr d’avoir raison en tout. Non seulement je n’en suis pas sûr, mais j’ai bien l’attitude freudienne. (16)Le prochain truc qui me fera réviser à l’occasion tout mon système, je ne demanderais pas mieux que de le recueillir. Tout ce que je peux dire, c’est que, grâce sans doute à ma connerie, ce n’est pas encore arrivé.

Voilà. Maintenant, je vous laisserai la parole.

Je serais content, après ce jaspinage, de savoir ce que vous en avez retiré.

 

Réponses

 

Dr J. L. – Pour encourager quiconque qui aurait une question à poser, je voudrais vous dire que quelqu’un qui avait à prendre un train, je ne sais pour où…

 

– Pour Lausanne.

 

– Vous savez qui c’est ?

 

– Le Dr Bovet.

 

Dr J. L. – C’est un nom qui ne m’est pas inconnu. Le Dr Bovet m’a posé une question que je trouve très bonne, façon de parler. Jusqu’à quel point, m’a-t-il dit, vous prenez-vous au sérieux ? Ce n’est pas mal, et j’espère que cela va vous encourager. C’est le genre de question dont je me fous. Continuer au point d’en être à la vingt deuxième année de mon enseignement, implique que je me prends au sérieux. Si je n’ai pas répondu, c’est qu’il avait un train à prendre. Mais j’ai tout de même déjà répondu à cette question, implicitement, en identifiant le sérieux avec la série. Une série mathématique, qu’elle soit convergente ou divergente, cela veut dire quelque chose. Ce que j’énonce est tout à fait de cet ordre. J’essaie de serrer de plus en plus près, de faire une série convergente. Est-ce que j’y réussis ? Naturellement, quand on est captivé… Mais même une série divergente a de l’intérêt, à sa façon, elle converge aussi – ceci pour les personnes qui auraient quelque idée des mathématiques. Puisqu’il s’agit du Dr Bovet, qu’on lui transmette cette réponse.

 

Dr Cramer – Vous avez dit, si je vous ai bien suivi, que c’est la mère qui parle à l’enfant, mais encore faut-il que l’enfant l’entende. C’est sur ce « encore faut-il que l’enfant l’entende » que j’aimerais vous poser une question.

 

Dr J. L. – Oui !

 

– Qu’est-ce qui fait qu’un enfant peut entendre ? Qu’est-ce qui fait que l’enfant est réceptif à un ordre symbolique que lui enseigne la mère, ou que lui apporte la mère ? Est-ce qu’il y a là quelque chose d’immanent dans le petit homme ?

 

Dr J. L. – Dans ce que j’ai dit, il me semble que je l’impliquais. L’être que j’ai appelé humain est essentiellement un être parlant.

 

– Et un être qui doit pouvoir aussi entendre.

 

Dr J. L. – Mais entendre fait partie de la parole. Ce que j’ai évoqué concernant le peut-être, le pas encore, on pourrait citer d’autres exemples, prouve que la résonance de la parole est quelque (17)chose de constitutionnel. Il est évident que cela est lié à la spécificité de mon expérience. À partir du moment où quelqu’un est en analyse, il prouve toujours qu’il a entendu. Que vous souleviez la question qu’il y ait des êtres qui n’entendent rien est suggestif certes, mais difficile à imaginer. Vous me direz qu’il y a des gens qui peuvent peut-être n’entendre que le brouhaha, c’est à dire que ça jaspine tout autour.

 

– Je pensais aux autistes, par exemple. Ce serait un cas où le réceptacle n’est pas en place, et où l’entendre ne peut pas se faire.

 

Dr J. L. – Comme le nom l’indique, les autistes s’entendent eux-mêmes. Ils entendent beaucoup de choses. Cela débouche même normalement sur l’hallucination, et l’hallucination a toujours un caractère plus ou moins vocal. Tous les autistes n’entendent pas des voix, mais ils articulent beaucoup de choses, et ce qu’ils articulent, il s’agit justement de voir d’où ils l’ont entendu. Vous voyez des autistes ?

 

– Oui.

 

Dr J. L. – Alors, que vous en semble, des autistes, à vous ?

 

– Que précisément ils n’arrivent pas à nous entendre, qu’ils restent coincés.

 

Dr J. L. – Mais c’est tout à fait autre chose. Ils n’arrivent pas à entendre ce que vous avez à leur dire en tant que vous vous en occupez.

 

– Mais aussi que nous avons de la peine à les entendre. Leur langage reste quelque chose de fermé.

 

Dr J. L. – C’est bien justement ce qui fait que nous ne les entendons pas. C’est qu’ils ne vous entendent pas. Mais enfin, il y a sûrement quelque chose à leur dire.

 

– Ma question allait un peu plus loin. Est-ce que le symbolique – et là je vais employer un courtcircuitage – ça s’apprend ? Est-ce qu’il y a en nous quelque chose dès la naissance qui fait qu’on est préparé pour le symbolique, pour recevoir précisément le message symbolique, pour l’intégrer ?

 

Dr J. L. – Tout ce que j’ai dit l’impliquait. Il s’agit de savoir pourquoi il y a quelque chose chez l’autiste, ou chez celui qu’on appelle schizophrène, qui se gèle, si on peut dire. Mais vous ne pouvez dire qu’il ne parle pas. Que vous ayez de la peine à entendre, à donner sa portée à ce qu’ils disent, n’empêche pas que ce sont des personnages finalement plutôt verbeux.

 

– Est-ce que vous concevez que le langage n’est pas seulement verbal, mais qu’il y a un langage qui n’est pas verbal ? Le langage des gestes, par exemple.

 

Dr J. L. – C’est une question qui a été soulevée il y a très longtemps par un nommé Jousse, à savoir que le geste précéderait la parole. Je crois qu’il y a quelque chose de spécifique dans la parole. La structure verbale est tout à fait spécifique, et nous en avons un témoignage dans le fait que ceux qu’on appelle les sourds-muets sont capables d’un type de gestes qui n’est pas du tout le geste expressif comme tel. Le cas des sourds-muets est (18)démonstratif de ceci qu’il y a une prédisposition au langage, même chez ceux qui sont affectés de cette infirmité – le mot infirmité me paraît là tout à fait spécifique. Il y a le discernement qu’il peut y avoir quelque chose de signifiant comme tel. Le langage sur les doigts ne se conçoit pas sans une prédisposition à acquérir le signifiant, quelle que soit l’infirmité corporelle. Je n’ai pas du tout parlé tout à l’heure de la différence entre le signifiant et le signe.

 

O. Flournoy – Je crois que Mr Auber serait heureux si vous pouviez élaborer éventuellement un peu la différence que vous venez de mentionner.

 

Dr J. L. – Cela nous mène très loin, à la spécificité du signifiant. Le type du signe est à trouver dans le cycle de la manifestation qu’on peut, plus ou moins à juste titre, qualifier d’extérieur. C’est pas de fumée sans feu. Que le signe soit tout de suite happé comme ceci – s’il y a du feu, c’est qu’il y a quelqu’un qui le fait. Même si on s’aperçoit après coup que la forêt flambe sans qu’il y ait de responsable. Le signe verse toujours, tout de suite, vers le sujet et vers le signifiant. Le signe est tout de suite happé comme intentionnel. Ce n’est pas le signifiant. Le signifiant est d’emblée perçu comme le signifiant.

 

– Dans la suite de ce qu’on a dit, vous avez eu des phrases que j’ai trouvé très belles sur la femme. Telle que « La femme n’existe pas, il y a des femmes. La femme est un rêve de l’homme ».

 

Dr J. L. – C’est un rêve parce qu’il ne peut pas faire mieux.

 

– Ou encore : « La femme est ce avec quoi l’homme ne sait jamais se débrouiller ». Il me semble que dans le titre de votre conférence on parlait de symptôme, et j’ai eu l’impression finalement que la femme, c’est le symptôme de l’homme.

 

Dr J. L. – Je l’ai dit en toute lettre dans mon séminaire.

 

– Peut-on dire réciproquement que l’homme est le symptôme de la femme ? Est-ce que cela signifie que chez la fillette et le petit garçon, le message que la mère va transmettre, le message symbolique, signifiant, va être reçu de la même chose, parce que c’est la mère qui le transmet, soit à la fille soit au garçon ? Y a-t-il une réciprocité ou une différence à laquelle on n’échappe pas ?

 

Dr J. L. – Il y a sûrement une différence, qui tient à ceci que les femmes comprennent très bien que l’homme est un drôle d’oiseau. Il faut juger cela au niveau des femmes analystes. Les femmes analystes sont les meilleures. Elles sont meilleures que l’homme analyste.

 

– Quel est finalement ce rapport avec le signifiant qui a l’air d’être quelque chose de trans-sexuel, bisexuel ?

 

M. X. – Les femmes sont meilleures analystes, meilleures en quoi ? Meilleures comment ?

 

Dr J. L. – Il est clair qu’elles sont beaucoup plus actives. Il n’y a pas beaucoup d’analystes qui aient témoigné qu’ils comprenaient quelque chose. Les femmes s’avancent. Vous n’avez qu’à voir Melanie Klein. Les femmes y vont, et elles y vont avec un (19)sentiment tout à fait direct de ce qu’est le bébé dans l’homme. Pour les hommes, il faut un rude brisement.

 

M. X. – Les hommes ont aussi envie d’avoir un bébé.

 

Dr J. L. – De temps en temps, ils ont envie d’accoucher, c’est vrai. De temps en temps, il y a des hommes qui, pour des raisons qui sont toujours très précises, s’identifient à la mère. Ils ont envie, non seulement d’avoir un bébé, mais de porter un bébé, cela arrive couramment. Dans mon expérience analytique, j’en ai cinq ou six cas tout à fait clairs, qui étaient arrivés à le formuler.

 

M. Vauthier – Comme analyste, avez-vous eu l’occasion de toucher de près de grands patients psychosomatiques ? Quelle est la position du signifiant par rapport à eux ? Quelle est leur position par rapport à leur accession au symbolique ? On a l’impression qu’ils n’ont pas touché au registre symbolique, ou on ne sait pas comment l’accrocher. J’aimerais savoir si dans votre manière de poser le problème, vous avez une formule qui puisse s’appliquer à ce genre de patients ?

 

Dr J. L. – Il est certain que c’est dans le domaine le plus encore inexploré. Enfin, c’est tout de même de l’ordre de l’écrit. Dans beaucoup de cas nous ne savons pas le lire. Il faudrait dire ici quelque chose qui introduirait la notion d’écrit. Tout se passe comme si quelque chose était écrit dans le corps, quelque chose qui est donné comme une énigme. Il n’est pas du tout étonnant que nous ayons ce sentiment comme analystes.

 

– Mais comment leur faire parler ce qui est écrit ? Là, il me semble qu’il y a une coupure.

 

Dr J. L. – C’est tout à fait vrai. Il y a ce que les mystiques appellent la signature des choses, ce qu’il y a dans les choses qui peut se lire. Signatura ne veut pas dire signum, n’est-ce pas ? Il y a quelque chose à lire devant quoi, souvent, nous nageons.

 

M. Nicolaïdis – Est-ce qu’on peut dire peut-être que le psychosomatique s’exprime avec un langage hiéroglyphique, tandis que le névrosé le fait avec un langage alphabétique ?

 

Dr J. L. – Mais ça, c’est du Vico.

 

– On est toujours le second.

 

Dr J. L. – Bien sûr qu’on est toujours le second. Il y a toujours quelqu’un qui a dit.

 

– Pourtant, il n’a pas parlé de psychosomatique.

 

Dr J. L. – Vico ? Sûrement pas. Mais enfin, prenons les choses par ce biais. Oui, le corps considéré comme cartouche, comme livrant le nom propre. Il faudrait avoir de l’hiéroglyphe une idée un peu plus élaborée que n’a Vico. Quand il dit hiéroglyphique, il ne semble pas avoir – j’ai lu la Scienza nuova – des idées très élaborées pour son époque.

 

O. Flournoy – J’aimerais que nos compagnes prennent la parole. Mme Rossier. Que le dialogue inter-sexuel s’engage.

 

Mme Rossier – Je voulais dire que lorsque vous avez parlé, évoquant les psychosomatiques, de quelque chose d’écrit, j’ai compris des cris, (20)le cri. Et je me suis demandé si l’inscription dans le corps des psychosomatiques ne ressemble pas plus à un cri qu’à une parole, et c’est pour cela que nous avons tant de peine à le comprendre. C’est un cri répétitif, mais peu élaboré. Je ne penserais pas du tout au hiéroglyphe, qui me semble déjà beaucoup trop compliqué.

 

Dr J. L. – C’est plutôt compliqué, un malade psychosomatique, et cela ressemble plus à un hiéroglyphe qu’à un cri.

 

O. Flournoy – Et pourtant, un cri est diablement difficile à traduire.

 

Dr J. L. – Ça c’est vrai.

 

M. Vauthier – On accorde toujours un signifiant à un cri. Tandis qu’au psychosomatique, on aimerait bien pouvoir lui accorder un signifiant.

 

Dr J. L. – Freud parle du cri à un moment. Il faudrait que je vous le retrouve. Il parle du cri, mais cela tombe à plat.

 

Mme Y. – La différence entre le mot écrit et le mot parlé ? Vous avez l’air de penser quelque chose à ce sujet.

 

Dr J. L. – Il est certain qu’il y a là, en effet, une béance tout à fait frappante. Comment est-ce qu’il y a une orthographe ? C’est la chose la plus stupéfiante du monde, et qu’en plus ce soit manifestement par l’écrit que la parole fasse sa trouée, par l’écrit et uniquement par l’écrit, l’écrit de ce qu’on appelle les chiffres, parce qu’on ne veut pas parler des nombres. Il y a là quelque chose qui est de l’ordre de ce que l’on posait tout à l’heure comme question – de l’ordre de l’immanence. Le corps dans le signifiant fait trait, et trait qui est un Un. J’ai traduit le Einziger Zug que Freud énonce dans son écrit sur l’identification, par trait unaire. C’est autour du trait unaire que pivote toute la question de l’écrit. Que le hiéroglyphe soit égyptien ou chinois, c’est à cet égard la même chose. C’est toujours d’une configuration du trait qu’il s’agit. Ce n’est pas pour rien que la numération binaire ne s’écrit rien qu’avec des 1 et des 0. La question devrait se juger au niveau de – quelle est la sorte de jouissance qui se trouve dans le psychosomatique ? Si j’ai évoqué une métaphore comme celle du gelé, c’est bien parce qu’il y a certainement cette espèce de fixation. Ce n’est pas pour rien non plus que Freud emploie le terme de Fixierung – c’est parce que le corps se laisse aller à écrire quelque chose de l’ordre du nombre.

 

M.Vauthier – Il y a quelque chose de paradoxal. Quand on a l’impression que le mot jouissance reprend un sens avec un psychosomatique, il n’est plus psychosomatique.

 

Dr J. L. – Tout à fait d’accord. C’est par ce biais, c’est par la révélation de la jouissance spécifique qu’il a dans sa fixation qu’il faut toujours viser à aborder le psychosomatique. C’est en ça qu’on peut espérer que l’inconscient, l’invention de l’inconscient, puisse servir à quelque chose. C’est dans la mesure où ce que nous espérons, c’est de lui donner le sens de ce dont il s’agit. Le psychosomatique est quelque chose qui est tout de même, (21)dans son fondement, profondément enraciné dans l’imaginaire.

 

M. Z. – Soll Ich werden, vous avez plus ou moins transcrit avec le travail de « il est pensé ». Je pense au discours de l’obsessionnel qui pense, qui repense, qui cogite, qui en tous cas arrive lui aussi au « il est pensé ». Le « il est pensé », peut-on le comprendre aussi comme « dépensé », dans le sens ou le « dé » veut dire de haut en bas, démonter, désarticuler, et finalement faire tomber la statue ? Peut-on conjoindre le « dépensé » au « il est pensé » ?

 

Dr J. L. – Cela a le plus grand rapport avec l’obsession. L’obsessionnel est très essentiellement quelqu’un qui est pense. Il est pense avarement. Il est pense en circuit fermé. Il est pense pour lui tout seul. C’est par les obsessionnels que cette formule m’a été inspirée. Vous en avez très bien reconnu l’affinité avec l’obsessionnel, car je ne l’ai pas dit.

 

Mme Vergopoulo – Il y a quelque chose qui m’a frappée dans le séminaire, par rapport au temps. Le concept est le temps de la chose. Dans le cadre du transfert, vous dites que la parole n’a que valeur de parole, qu’il n’y a ni émotion, ni projection, ni déplacement. Je dois dire que je n’ai pas très bien compris ce qu’est le sens de la parole dans le transfert ?

 

Dr J. L. – Sur quoi visez-vous à obtenir une réponse ? Sur le rapport du concept avec le temps ?

 

– Sur le rapport de la parole ancienne avec la parole actuelle. Dans le transfert, si l’interprétation vise juste, c’est parce qu’il y a une coïncidence entre la parole ancienne et la parole actuelle.

 

Dr J. L. – Il faut bien que de temps en temps, je m’exerce à quelque chose de tentatif. Que le concept soit le temps est une idée hégélienne. Mais il se trouve que, dans une chose qui est dans mes Écrits, sur le Temps logique et l’assertion de certitude anticipée, j’ai souligné la fonction de la hâte en logique, à savoir qu’on ne peut pas rester en suspens puisqu’il faut à un moment conclure. Je m’efforce là de nouer le temps à la logique elle-même. J’ai distingué trois temps, mais c’est un peu vieillot, j’ai écrit cela il y a longtemps, tout de suite après la guerre. Jusqu’à un certain point, on conclut toujours trop tôt. Mais ce trop tôt est simplement l’évitement d’un trop tard. Cela est tout à fait lié au fin fond de la logique. L’idée du tout, de l’universel, est déjà en quelque sorte préfiguré dans le langage. Le refus de l’universalité est esquissé par Aristote, et il le rejette, parce que l’universalité est l’essentiel de sa pensée. Je puis avancer avec une certaine vraisemblance que le fait qu’Aristote le rejette est l’indice du caractère en fin de compte non nécessité de la logique. Le fait est qu’il n’y a de logique que chez un vivant humain.

 

M. Melo – Dans votre première réponse, vous êtes parti du mot sérieux, et vous êtes arrivé à la notion de série. J’ai été très frappé de voir comment nous avons réagi à ce mot série, en alignant une série de malades les uns après les autres. Il y a eu l’autiste, l’obsessionnel, le psychosomatique, et il y a eu la femme. Cela m’a amené à penser au fait (22)que vous étiez venu nous parler, et que nous étions venus vous écouter.

Voici ma question. Ne pensez-vous pas qu’entre transfert et contre-transfert, il y a réellement une différence qui se situe au niveau du pouvoir ?

 

Dr J. L. – C’est tout de même très démonstratif, que le pouvoir ne repose jamais sur la force pure et simple. Le pouvoir est toujours un pouvoir lié à la parole. Il se trouve qu’après avoir seriné des choses très longtemps, j’attire du monde par mon jaspinage qui, évidemment, n’aurait pas ce pouvoir s’il n’était pas sérié, s’il ne convergeait pas quelque part. C’est tout de même un pouvoir d’un type très particulier. Ce n’est pas un pouvoir impératif. Je ne donne d’ordre à personne. Mais toute la politique repose sur ceci, que tout le monde est trop content d’avoir quelqu’un qui dit En avant marche – vers n’importe où, d’ailleurs. Le principe même de l’idée de progrès, c’est qu’on croit à l’impératif. C’est ce qu’il y a de plus originel dans la parole, et que j’ai essayé de schématiser – vous le trouverez dans un texte qui s’appelle Radiophonie, et que j’ai donné je ne sais plus où. Il s’agit de la structure du discours du maître. Le discours du maître est caractérisé par le fait qu’à une certaine place, il y a quelqu’un qui fait semblant de commander. Ce caractère de semblant – « D’un discours qui ne serait pas du semblant » a servi de titre à un de mes séminaires – est tout à fait essentiel. Qu’il y ait quelqu’un qui veuille bien se charger de cette fonction du semblant, tout le monde en est en fin de compte ravi. Si quelqu’un ne faisait pas semblant de commander, où irions-nous ? Et par un véritable consentement fondé sur le savoir qu’il faut qu’il y ait quelqu’un qui fait semblant, ceux qui savent marchent comme les autres. Ce que vous venez là de saisir avec une certaine façon de prendre vos distances, c’est ce que vous évoquez d’une ombre de pouvoir.

 

O. Flournoy – Encore une question dans la série qu’a mentionné le Dr Melo. À propos de la psychose, vous avez introduit le terme de forclusion qu’on emploie sans savoir très bien ce qu’il recouvre. Je me suis demandé en vous écoutant si chez le psychotique, ce qui est forclos, c’est la jouissance. Mais est-ce qu’il s’agit d’une vraie forclusion, ou est-ce qu’il s’agit d’un semblant de forclusion ? Autrement dit, la psychanalyse peut-elle atteindre un psychotique, ou pas ?

 

Dr J. L. – C’est une très jolie question. Forclusion du Nom-du-Père. Ça nous entraîne à un autre étage, l’étage où ce n’est pas seulement le Nom-du-Père, où c’est aussi le Père-du-Nom. Je veux dire que le père, c’est celui qui nomme. C’est très bien évoqué dans la Genèse, où il y a toute cette singerie de Dieu qui dit à Adam de donner un nom aux animaux. Tout se passe comme s’il y avait là deux étages. Dieu est supposé savoir quels noms ils ont, puisque c’est lui qui les a créés, soi-disant, et puis tout se passe comme si Dieu voulait mettre à l’épreuve l’homme, et voir s’il sait le singer.

Il y a là-dessus des histoires dans Joyce – Jacques Auber (23)doit très bien savoir à quoi je fais allusion, n’est-ce pas ? Celui qui, le premier, dira gou à la gouse, dira oua à la oua. Il est manifeste que dans le texte, tout implique que l’homme est mis dans une position grotesque. Moi, je serais assez porté à croire que, contrairement à ce qui choque beaucoup de monde, c’est plutôt les femmes qui ont inventé le langage. D’ailleurs, la Genèse le laisse entendre. Avec le serpent, elles parlent – c’est-à-dire avec le phallus. Elles parlent avec le phallus d’autant plus qu’alors pour elles, c’est hétéro.

Quoique ce soit l’un de mes rêves, on peut tout de même se poser la question – comment est-ce qu’une femme a inventé ça ? On peut dire qu’elle y a intérêt. Contrairement à ce qu’on croit, le phallocentrisme est la meilleurs garantie de la femme. Il ne s’agit que de ça. La Vierge Marie avec son pied sur la tête du serpent, cela veut dire qu’elle s’en soutient. Tout cela a été imaginé, mais d’une façon essoufflée. On peut le dire sans le moindre sérieux, puisqu’il faut quelqu’un d’aussi dingue que Joyce pour remettre ça.

Lui savait très bien que ses rapports avec les femmes étaient uniquement sa propre chanson. Il a essayé de situer l’être humain d’une façon qui n’a qu’un mérite, c’est de différer de ce qui en a été énoncé précédemment. Mais en fin de compte, tout ça, c’est du ressassage, c’est du symptôme.

Ce à quoi je suis le plus porté, c’est-à-dire que c’est la dimension humaine à proprement parler. C’est pourquoi j’ai parlé de Joyce-le-sinthôme, comme ça, d’un seul trait.



[1]. La transcription d’un moment de la conférence fait ici défaut.