Interventions lors des Conférences du « Champ freudien ». Analytica 4 (supplément au n° 9 d’Ornicar ?), 1977, n° 4, pp. 16-18. Extraits de la discussion qui eut lieu après l’exposé de Jacques Aubert : « Galerie pour un portrait » aux « Conférences du Champ freudien ».

 

Jacques-Alain Miller – À vous suivre, et c’était déjà le cas lors de votre intervention au Séminaire du Dr Lacan, on touche du doigt que la dimension du symptôme est manifeste chez Joyce, parce que celle du fantasme n’y vient pas faire écran. Sade par exemple impose l’évidence du fantasme, de son fantasme. Ici au contraire, il ne s’agit certainement pas du fantasme de Joyce, ni même d’un symptôme qui lui serait attribuable. Il répète, il effectue la structure du symptôme, et rien ne le montre mieux que l’effet de son texte sur le lecteur, qu’il met dans la position d’avoir à déchiffrer interminablement, à dévider une interprétation infinie qui ne comporte aucun principe d’arrêt. Vous dites « en guise de conclusion », mais vous ne pouvez rien conclure.

 

Jacques Aubert – J’avais oublié de mentionner une chose qui était pourtant…

 

Jacques-Alain Miller – Il est nécessaire que vous ayez oublié quelque chose.

 

Jacques Aubert – Oui, oui ! Vous allez voir ce que c’est. Si j’ai parlé d’analyse c’est qu’entre autre choses il inscrit dans le Journal, à la fin, des transcriptions de rêves, qui figuraient dans les fameuses et curieuses épiphanies qu’il a soigneusement sélectionnées, laissant tomber ce qui n’était pas problématique, les notations réalistes, sociales, ne retenant que celles qui sont de l’ordre du rêve. Lorsque j’ai prononcé tout à l’heure le mot de fantasme, c’était à propos d’un rêve qui commençait d’une manière suffisamment non-réaliste pour qu’on puisse, au début, s’y laisser prendre.

 

Jacques-Alain Miller – La façon même dont vous abordez le texte de Joyce montre à quel point celui-ci ne spécule pas sur le fantasme, mais plutôt qu’il le défie. Que cela le conduise à défier la grammaire, c’est dans l’ordre. Il me paraît qu’une littérature qui spécule sur le symptôme, qui l’imite, est tout autrement constituée que celle qui se fonde sur le fantasme. Il est clair qu’à prendre les choses comme vous le dîtes, vous dépassez la question qui embarrasse tous ces critiques dont les articles sont recueillis dans l’édition que vous avez recommandée : dans quelle mesure Joyce adhère-t-il au personnage de Stephen ? On a d’abord tout pris pour argent comptant et puis on s’est dit que non, qu’il devait marquer beaucoup d’ironie à l’égard du personnage, qu’il ne le donnait pas en exemple. Mais on reste incertain : Joyce est-il sérieux ou pas ? La théorie de l’art qu’il expose est-elle la sienne ? Est-ce bien ce prétentieux personnage qu’il propose pour modèle ? Cette problématique est trop psychologique, mais enfin quelle est votre position à propos de cet embarras de la critique anglo-saxonne ? Quelle est la fonction de Stephen dans l’économie subjective de Joyce ?

 

Jacques Aubert – Vous avez prononcé le terme d’ironie. Je ne suis pas sûr qu’il n’y ait que de l’ironie. La position de surplomb, de domination par rapport au texte que suppose l’ironie, n’est pas celle de Joyce, il y a plutôt humour. Il fait fonctionner le texte dans sa logique. Il l’accompagne, ou plutôt est accompagné par lui comme par son énigme. Ce que, comme vous l’avez dit, Joyce essaye de déchiffrer, c’est son énigme.

 

Jacques Lacan – Je vais vous dire la réflexion qu’en vous écoutant je me suis faite, à propos de la confesse, et de tout ce qui s’ensuit – à quelle prodigieuse végétation cela aboutit, avec Alphonse de Liguori, Suarez, le probabilisme ! Je pensais à un de mes analysants qui est un vrai catholique, mûri dans la saumure catholique, à un point qui n’est certainement égalé par personne ici, sans cela personne n’y serait. En somme, un catholique vraiment formé dans le catholicisme est inanalysable. Il n’y a aucun moyen de l’attraper par le bout de quelque oreille.

 

Jacques Alain Miller – Vous avez déjà exclu les Japonais de l’analyse…

 

Jacques Lacan – J’ai déjà exclu les Japonais, bien sûr, mais c’était pour d’autres raisons. Les vrais catholiques sont inanalysables parce qu’ils sont déjà formés par un système auquel on a essayé de survivre avec l’analyse de Freud. C’est en cela que Freud est un catholique timide, prudent. Il a fait passer là un courant d’air frais, mais en fin de compte son apport est du même principe, comme on le voit dans Malaise dans la civilisation : il retourne tout bonnement au fait qu’il y a quelque chose qui ne tourne pas rond. Il est quand même curieux, pour user d’un mot que vous avez employé, curious, que l’analyse soit la forme de survie dans le catholicisme. On verra peut-être un jour un pape qui s’en apercevra et invitera tout le monde à se faire psychanalyser. Mais pour les gens qui sont déjà formés, l’analyse, c’est sans espoir. Peut-être, avec le temps, cela arrivera-t-il a s’évaporer. Je voudrais soulever une autre question qui est celle de la traduction anglaise du Ich des Allemands par ego. Nous avons donné à cela un poids plus raisonnable en traduisant par le moi. C’est là que je retrouve la question tout à fait pressante qu’a soulevée Jacques-Alain Miller, des rapports de Stephen avec James Joyce. Stephen Dedalus, n’est-ce pas ce qu’on appelle communément l’ego ? Je serais assez porté à y pointer un imaginaire redoublé, un imaginaire de sécurité si l’on peut dire. Est-ce que Stephen Dedalus ne joue pas par rapport à James Joyce le rôle d’un point d’accrochage, d’un ego ? Est-ce un ego fort comme disent les Américains, ou est-ce un ego faible ? Je crois que c’est un ego fort, d’autant plus fort qu’il est entièrement fabriqué. C’est faire retour à la question d’où je partais : quelle est la fonction de l’ego dans la formation catholique ? Est-ce que la formation catholique n’accentue pas ce caractère en quelque sorte détachable de l’ego ? Il est très frappant que les anglais n’aient pas traduit le Ich par I. Il faut que quelque chose les en ait empêchés, parce que cela semble aller de soi, quelque chose qui tient à la langue anglaise.

 

Philippe Sollers – En anglais, ils ont aussi gardé le latin pour le ça et le surmoi.

 

Jacques Aubert – Cela tient peut-être à la tradition théologique anglaise, qui, pour l’essentiel n’est pas catholique.

 

Philippe Sollers – En anglais, le I s’écrit toujours avec une majuscule même à l’intérieur d’une phrase.

 

Jacques Lacan – Oui, mais ce n’est pas une explication, puisque les Anglais écrivent aussi ego un E majuscule.

 

Jacques-Alain Miller – En tout cas, je voudrais souligner qu’il n’y a pas d’ambiguïté sur le type de moi que Joyce se construit (« se construire » figure dans le Portrait) : un moi qui se construit, le moi classique des romans d’éducation, est un moi obsessionnel.

 

Jacques Lacan – C’est ça. D’ailleurs, le Français marque bien que le moi est en fin de compte déterminé, qu’on le choisit. C’est une sorte d’objet. Pichon a fait là-dessus des remarques qui ne sont pas idiotes.

 

Jacques-Alain Miller – Or, il ne me semble pas qu’il était obsessionnel, Joyce. S’il se construit un moi obsessionnel, c’est un moi qui n’a rien à faire avec sa structure. Sa personne ténue, pour reprendre les termes de Pichon, et sa personne étoffée ne coïncident pas du tout.

 

Jacques Aubert – Je me demande si cela n’est pas en partie fabriqué par l’éducation catholique, à base d’Imitation de Jésus-Christ.