Neuvième congrès de l’École freudienne de Paris, Palais des congrès de Strasbourg, Lettres de l’École freudienne, 1976, n°19, pp. 555-559.

 

(555)J. Lacan – Comme je me le suis fait confirmer par Solange Faladé, c’est bien moi qui ai choisi pour un congrès qui à ce moment-là n’était pas pour demain, ces deux thèmes, l’inhibition et l’acting out. Il est certain que c’était faire confiance aux Strasbourgeois, et votre présence ici dans cet amphithéâtre magnifique est la confirmation du soin qu’ont mis les Strasbourgeois à faire ce congrès, c’est-à-dire ce qui pour nous (je parle de l’analyste idéal) est un frotti-frotta, enfin quand même ce frotti-frotta répond à un besoin de se chauffer entre soi ; mais ce n’était pas seulement pour ça que j’ai préféré ces deux thèmes. Je les proférais aussi en écho à Strasbourg ; je veux dire que de même que, dit-on (métaphore comme d’habitude !) Strasbourg, c’est une extrémité de ce lopin de terre qu’on appelle la France, de même ça m’avait porté à proférer inhibition et acting out comme étant les confins de l’analyse.

Le comble du comble, c’est que je suis comblé ; je veux dire qu’à entendre les divers orateurs, j’ai eu ce sentiment d’être comblé. L’ennuyeux – mais c’est uniquement pour moi, car je pense que tout le monde l’a été, comblé ; on a été comblé d’un certain nombre de thèmes dont je me demande pourquoi je les ai frayés ; ça veut dire que comblé, comblé par tous ceux qui ont parlé de cette place et des différentes autres salles, ça ne m’a pas satisfait ; ça m’a même perturbé quant à l’utilité de ce que je fais.

C’est certain que cette question, ce n’est pas la première fois que je me la formule. Le manque me manque. Quand le manque manque à quelqu’un, il ne se sent pas bien. C’est une affaire comme ça que j’essaye de réduire au fait que je suis de l’espèce de cet hommâle dont j’ai parlé comme d’une hommelle, voire d’une hommelette. L’hommâle en a trop, mais ça ne l’empêche pas d’être sensible au manque. Pourquoi est-il si sensible au besoin de manque, si je puis m’exprimer ainsi ? Je ne vois absolument pas d’autre raison à en donner, sinon qu’il a des habitudes. Il a l’habitude de manquer. Et ses habitudes, il en fait un principe qui, dans l’analyse, a été intitulé – d’ailleurs on n’a jamais entendu parler que de ça – le principe du plaisir.

Le principe du plaisir a été repéré depuis toujours ; c’est même bien ça qui nous écrase, et qui m’écrase, moi aussi ; heureusement, j’ai un honorable précédent, c’est Freud. Lui aussi, il a fallu qu’il tombe là-dedans, dans le principe du plaisir. Le principe du plaisir, il l’a défini évidemment un peu autrement que ne le définissaient les Grecs, qui prenaient ça au pied de la lettre, ²don® :lui, quand même, (Freud), a dit que c’était le moindre déplaisir, en d’autres termes que la vie, ça ne pouvait se supporter qu’à condition de la tamponner un peu sérieusement.

(556)C’est évidemment nouveau, et ça n’est pas très encourageant. Pourquoi, puisque j’ai parlé de l’hommêle, pourquoi celle que j’appellerai dans l’occasion la femmeuse ou l’affameuse, celle qui n’est pas toute, au point que de la dire la, j’ai mis ça en suspicion, en suspension, pourquoi est-ce qu’elle, de ce manque, elle s’en fout bien, c’est le cas de le dire ?

Je suggère en réponse que c’est elles – elles au pluriel quoique j’ai parlé de la d’abord – c’est elles, au pluriel, qui sont, si tant est qu’on puisse employer le mot être, qui sont l’inconscient. La femmeuse dont je parlais n’est pas toute ; si elle n’est pas toute, en fin de compte, je ne sais pas bien si c’est comme le réel, ou si j’ai été introduit à formuler que le réel n’est pas tout à cause d’elles (comme vous voudrez l’écrire, au singulier ou au pluriel). Tout ce que je peux avancer dans l’occasion, c’est que si elle n’est pas toute comme le réel, elle n’en sait rien. Le réel non plus d’ailleurs, puisqu’il n’est pas question d’un savoir quelconque pour le réel.

J’avance en somme que le réel, quoique discordant, il se trouve – c’est un fait que nous constatons – que ça marche. La façon dont nous nous cassons la tête pour faire quelque chose qui marche comme lui (quoique discordant) a abouti à la fabrication des automates. Il est évident qu’il y a là quelque chose de faussé dans l’automate : l’idée que ça marche par soi, que ça marche tout seul a l’air plutôt de dire le contraire ; mais l’idée d’« auto » en question, à savoir qu’il y aurait un soi, est bien ce que l’analyse au dernier terme met en question.

Ce que j’avance, ce que j’avance au dernier terme, c’est que, dans la mesure où le réel fonctionne pour l’homme, je parle de cette chose malgré tout tout à fait stupéfiante que l’homme, on ne sait pas pourquoi, est arrivé à catégoriser le réel comme tel, eh bien le réel en tout cas n’atteint le dit homme que de sa discordance, et c’est bien pour ça qu’on est stupéfait qu’il se soit élevé jusqu’à une conception du réel dont moi, timidement, j’ai avancé qu’elle ne saurait s’ébaucher, contrairement aux monomanies humaines, qu’elle ne saurait s’ébaucher, cette conception du réel, que comme d’un réel éclaté.

Voilà. J’ai entendu ici des échos de ça, qui est la pointe de ce que j’ai essayé d’énoncer, des échos de ce qu’on peut appeler mon bavardage. Dans le train, quelqu’un qui, je crois, était la personne qui est là en face, trimballait avec elle un torchon qui s’appelle Le Nouvel Obs comme on dit, dans lequel deux crétines disaient que ce siècle était lacanien ! (Rires) C’est naturellement pour dire qu’il faut que ça finisse. L’ennuyeux simplement, pour moi, c’est que ça ait commencé, aux dires des types en question.

En réalité, si ça a commencé dans ce siècle, comme on dit, on peut dire qu’il y a mis le temps ! Ça m’est venu sur le tard, cette espèce de poussée, comme ça, si tant est qu’elle existe. Mais enfin ça n’en a pas moins l’effet que je ne peux plus me souffrir. Voilà. Je voudrais bien limiter les dégâts que j’ai fait – malgré tout on n’est pas un très grand nombre ; dans les 800 ; ça ne suffit pas à dire que le siècle est lacanien ! – Je voudrais bien limiter les dégâts que j’ai fait en somme dans ce champ limité, ce petit bout de réel.

L’ennui – l’ennui pour moi – c’est que je n’y peux rien. Une fois qu’on est entré dans la voie de certains choix, c’est fait. Il faut quand même qu’on sache ça. On ne sait pas pourquoi on choisit quelque chose. Le plus souvent on commence comme ça au hasard. Et puis après ça a des suites.

 

(557)Naturellement, je ne suis pas le seul à être dans le cas que ça m’embête. Les dégâts que j’ai fait ne sont plus en mon pouvoir. Alors comme tout le monde, parce que c’est comme ça que ça se passe pour ce qu’on appelle tout le monde – bien sûr, là aussi c’est un résidu – je ne vois qu’une issue, c’est, puisque le choix est fait, de le pousser au moins jusqu’à ses dernières conséquences.

J’ai imaginé l’inconscient comme participant à ce réel mitigé qui ne se réduit pas à des bouts, à savoir qui s’imagine comme faisant partie de quelque chose qui tourne rond. C’est pour ça que je dis que j’ai imaginé l’inconscient comme participant du réel. À ce titre, je l’ai sûrement raté. Mais pas plus que tout ce qui s’imagine. Ce ratage étant au principe de ce peu que j’ai de réalité, on peut dire que, comme tout ratage, c’est une ré-ussite, je veux dire que c’est la réussite d’une réalité qui se trouve, comme ça, être mise sous mon chef, mais se caractérise d’un autre côté de communiquer avec une réalité commune.

Bien sûr, comme tout le monde, ma réalité est faite de ceci qu’elle est ponctuelle, par rapport à ce dont on fait mémoire monumentale sous le nom d’histoire. Comme pour chacun, chacun de ceux qui sont ici et chacun de ceux qui sont aussi dehors. Il n’y a pas de ce que j’appellerai l’Histoire avec un grand H, la grande Histoire. Il n’y a que des historioles. J’ai été pris dans une historiole qui n’est pas de moi, l’historiole freudienne, et simplement parce que j’y ai glissé. Mais il n’y a absolument rien de commun entre l’historiole freudienne et toutes celles qui l’ont précédée. Ce n’est pas parce qu’un certain nombre de gens, Herbart, Hartmann, Du Bois-Reymond, n’importe qui, ce n’est pas parce que Freud a fait ses choux gras d’un certain nombre d’épaves qui restaient des précédentes historioles que son historiole, à lui, les continue. C’est bien pour ça que la seule chose qui pourrait me faire abandonner mon enseignement, c’est la logique que j’en ai engendrée, logique qui ne vaut pas mieux que les précédentes, qui vaut en fait tout aussi peu.

C’est une façon de faire un aveu. Oui. L’aveu, c’est ceci : c’est qu’une analyse fait avouer quiconque s’y risque, chacun dans l’analyse s’avoue-rité, si je puis dire, pour faire équivoque avec sa vérité ; mais chacune de ces vérités, il faut le dire. C’est très difficile de savoir ce qu’elle a de commun avec les autres. Il n’y a que des vérités particulières, et c’est bien ça qui m’a frappé dans ce congrès. Il est certain que j’avais tendu un piège en essayant d’encadrer ce qui concerne l’analyse avec ces frontières que sont l’inhibition et l’acting out. Alors le résultat – c’est le cas de le dire, je l’ai déjà dit – m’est revenu dans la figure, parce que combler quelqu’un, c’est quand même ça. Ce n’est pas tellement que l’aveu ait été la caractéristique de ce qui m’a été rapporté, mais comme c’était aux frontières que je m’étais porté, avec l’équivoque d’un congrès aux frontières, c’est évidemment aussi des frontières que j’ai reçu la réponse, à savoir la réponse de ce qui a le plus manqué dans ce congrès, mis à part quelques petits points que chacun reconnaîtra facilement, à ce repérage par exemple que je suis étonné qu’on n’ait pas plus parlé de la phobie, mais quelqu’un l’a fait quand même.

La phobie, c’était résonner au cœur même de ce problème que j’ai évoqué à propos du comble, du manque, de l’insatisfaction, de l’insatisfaction qui était la mienne. Ce qu’on n’a pas assez senti, ce qui aurait pu se faire, en réaction à cette indication de l’inhibition et de l’acting out, c’est que quelque chose témoigne plus de l’expérience de ce que j’appellerai l’analyse – pour ne pas parler de l’analyste, parce que je vais commencer quand même à déballer mon truc : si j’ai institué la passe, c’est quand même pour voir s’il y a des analystes, et pas seulement des gens qui à ça ne s’autorisent, comme je l’ai dit, que d’eux-mêmes. Évidemment, qui ne s’autorise pas de (558)soi-même ! Le soi-même, il y en a à la pelle. Qu’on s’autorise d’être analyste, c’est à la portée de bien du monde pourvu qu’on en ait pratiqué une certaine expérience. Mais ce n’est pas pour rien que j’ai laissé pointer ceci : c’est que quant à moi, j’en suis encore réduit à faire l’analysant. Ce qu’il y a de merveilleux, c’est que j’ai trouvé pour ça un alibi : je fais de l’enseignement.

Puisque je suis sur la voie des confidences, je vais quand même vous en dire un petit bout de plus : je suis le seul névrosé à avoir compris qu’il n’y a d’ego que du névrosé. Bien sûr, c’est ça qui fait poids. Alors comment moi j’ai réussi à le faire flotter, cet ego, je vous dirai ça la prochaine fois, à mon séminaire, parce que je ne vois pas pourquoi, une fois sur cette pente, je m’arrêterais.

Je peux tout de même vous en donner un petit bout : je ne fais pas d’alliance (parce que c’est ça qu’ils ont découvert, les ego-psychologists, c’est qu’on fait des alliances avec ce qu’on considère comme la partie saine. Qu’est-ce que ça veut dire ! L’ego est un chancre ! Il n’y a pas de partie saine de l’ego. Il y a des ego qui s’agglutinent. Ça n’en fait pas moins un chancre toujours – je ne fais pas d’alliance avec d’autres ego. Ce n’est pas comme ça que je les attrape, ceux qui ont la folie de se confier à moi. Mais enfin c’est un fait que, justement parce que c’est une folie, ça a comme résultat de faire que, dans un congrès comme ici par exemple, on ne déconne pas trop, ou on déconne d’une façon qui est pour moi reconnaissable, qui est sensible.

J’engendre – j’en ai posé la question à quelqu’un qui est dans ma familiarité – j’engendre assez souvent un bafouillage. Mais, comme j’ai pu le constater heureusement chez la plupart de ceux qui se sont risqués à cette tribune, c’est un bafouillage plutôt astucieux. Ça n’empêche pas que ça m’accable. Mon sentiment, comme ça, à la clôture de ce congrès, est vraiment plutôt celui de ma responsabilité.

Ne vous frappez pas ! Ça ne me déprime pas pour autant. Je ne me console qu’avec cette histoire du bout de réel ; et ce bout de réel, il faut quand même tâcher d’un tout petit peu l’incarner. Ce bout de réel, qu’est-ce que ça veut dire, en somme ? Quand on prend celui qui est le plus, si je puis dire, à la portée de notre main, s’il y a quelque chose qui témoigne que de réel il n’y a que des bouts, c’est bien ce qu’on appelle communément la résistance, et ce qu’on appelle également la castration.

On arrivera bien, bien sûr, à me faire lâcher cette résistance ; on arrivera bien à me châtrer, puisque c’est le sort commun des pères. Voilà. Ce que Freud ne dit pas, sauf comme ça, en oblique, par équivoque, c’est que les vrais de vrais, les vrais de pères, c’est ça le secret du prétendu meurtre, c’est qu’il faut les tuer pour ça, pour qu’ils lâchent le bout de réel.

Voilà. C’est le principe de ce mystère que soi-disant la civilisation en somme ne se transmettrait pas s’il n’y avait pas le meurtre du père. Tout ça est lié à cette petite affaire du bout de réel en question, ce bout de réel dont je voudrais bien pouvoir en trouver un autre pour vous en parler. Je vous ai laissé entendre que je ne désespère pas. Je ne dis pas que j’espère. Mais enfin qu’il pourrait bien arriver que je trouve quelque chose qui montrerait bien que le réel, ce n’est pas si simple que ça, ce n’est pas si simple qu’on le dit, que la simplicité n’est nullement le témoignage qu’on est dans le vrai. Mais à ça vous reconnaîtrez que je n’ai pas le sentiment du beau ; les deux se tiennent, le vrai et le beau, et quelqu’un a dit ce matin sur le beau une réflexion fort pertinente.

(559)Il est quatre heures. Je m’en tiendrai là, à charge pour vous de rétorquer ce qui vous conviendra.

Qui a à sussurer quelque chose ? … Personne ? Alors, j’en ai assez dit. J’ai conclu le congrès. Je renouvelle mes remerciements aux Strasbourgeois.

 

(Applaudissements)