Journées de l’École freudienne de Paris : « Les mathèmes de la psychanalyse ». Paru dans les Lettres de l’École, 1977, n° 21, pp. 471-475.

 

(471)Quelques questions sont posées à J. Lacan. […]

 

(472)Jacques lacan – Je ne peux pas me plaindre de n’avoir pas de réponse, au sens où le mot « réponse » veut dire foisonnement. Je ne peux pas m’en plaindre, je dirai même plus – j’en gémis. Mais un gémissement n’est pas forcément une plainte.

(473)On s’imagine que le refoulement originaire ça doit être un trou. Mais c’est purement imaginaire.

Ce qui fait trou n’est pas le refoulement, c’est ce qui est tout autour, et que je me suis permis d’appeler le symbolique – non sans réserve, une réserve à part moi.

Je me suis précipité pour lui donner corps dans la linguistique. On ne peut pas dire que cette linguistique m’encourage. Il est très singulier que quelqu’un comme Roman Jakobson fasse tant de réserves sur Frege. Frege s’est employé à expliquer comment tous les bavardages, le bla-bla de la parole, arrivent à quelque chose qui peut prendre corps, et dans le réel.

Pour que ça prenne corps dans le réel, Frege est amené à faire un jeu d’écritures, dont le statut est encore en suspens. Pourquoi toutes les sottises vraiment sans limite de ce qui s’énonce, pourquoi ça donnerait-il accès au réel ?

Néanmoins, le fait est que, sans qu’on puisse savoir comment ça fait avènement, le langage sait compter. Ou faut-il que les gens savent compter grâce au langage ? Ce n’est pas encore tranché. Mais il est frappant que l’écriture n’éclaire pas la fonction du nombre, si ce n’est par ce que j’ai appelé – l’ayant découvert dans Freud – le trait unaire. Et pourtant cette fonction du nombre est bien ce qui donne accès, non pas directement, au réel.

Ce réel, j’ai essayé de l’articuler dans la chaîne borroméenne.

La chaîne borroméenne n’est pas, contrairement à ce qui s’énonce, un nœud. C’est à proprement parler une chaîne, une chaîne qui a seulement cette propriété que, si on enlève un quelconque de ses éléments, chacun des autres éléments est de ce fait même libéré de tous les autres. Si le trou était une autre affaire, cela se concevrait difficilement.

Si j’ai posé tout à l’heure la question de qu’est-ce qu’un trou ? C’est bien que j’espère cette année en tirer parti, mais ce n’est pas du tout-cuit.

Ce qui me stupéfie, c’est que ce que j’ai pu faire jusqu’à présent vous a suffi. Il faut croire que la place n’était pas remplie d’un certain bavardage – puisqu’en fin de compte, tout ça, ce ne sont que des bavardages, je le redoute – même s’il y a quelques petits éléments qui me font penser que j’arrive quand même à éviter de faire de la philosophie, qui me mettent moi-même à l’abri.

La philosophie, il n’y en a qu’une, qui est toujours théologique, comme dans mon aire tout le monde s’en aperçoit – encore tout à l’heure quelqu’un écrivait au tableau « théologie-philosophie ». Se sortir de la philosophie, et du même coup de la théologie, n’est pas facile, et nécessite un incroyable criblage dont on peut dire que la psychanalyse soit quelque chose qui se tienne. Elle est perpétuellement mise à l’épreuve, elle donne certains résultats, mais ce que je pense, c’est qu’il n’y a pas de progrès, qu’il n’y a même pas de progrès concevable, qu’il n’y a aucune espèce d’espoir de progrès. Voilà ce que je me permets de mettre au centre de tout ce que nous élucubrons, de façon à ce que nous ne nous imaginions pas avoir tranché des montagnes.

Ce que nous cogitons ne va pas loin. Pour ma part, j’ai essayé, de ce qui a été pensé par Freud – je suis un épigone –, de manifester la cohérence, la consistance. C’est une œuvre de commentateur.

(474)Freud est quelqu’un de tellement nouveau – nouveau dans l’histoire si tant est qu’il y ait une histoire, mises à part ces sortes d’émergences – Freud est quelqu’un de tellement nouveau qu’il faut encore s’apercevoir de l’abrupt de ce qu’il a cogité. C’est cet abrupt que je me suis employé à frotter, à astiquer, à faire briller. Opération dont je suis étonné que personne à part moi ne s’y voit employé, si ce n’est pour le répéter de façon insipide – « insipide » veut dire sans goût.

Les pichenettes dont Freud a animé un certain nombre de personnes sont évidemment frappantes quant à ce qui concerne les femmes.

Les femmes analystes sont les seules qui semblent avoir été un tant soit peu chatouillées par les dites pichenettes. Si tant est qu’il y ait une vague bascule entre ce qu’on appelle la préhistoire et l’histoire, c’est bien du côté des femmes que nous la trouvons. Il est singulier que Freud, à partir d’une incompréhension vraiment totale de ce qu’était non pas la femme, puisque je dis qu’elle n’existe pas, mais les femmes, ait réussi à les émouvoir, au point de leur arracher – c’est bien le comble de la psychanalyse – quelques bouts de ce quelque chose dont elles n’ont pas la moindre idée, je parle d’une idée saisie, à savoir de la façon dont elles se sentent. C’est là un effet notable qu’il soit arrivé que des femmes disent quelque chose qui ressemble à une vérité sur ça. Nous avons grâce à Freud quelques confidences de femmes. Il arrive même que des femmes se risquent dans la psychanalyse, j’ai dit ce que j’en pensais, à savoir ce que cette espèce de provocation freudienne a tiré d’elles leur donne un titre tout à fait exceptionnel à tirer d’autres, d’un certain nombre de bébés appelés hommes, quelque chose qui ressemble à une vérité.

D’un certain nombre de choses qu’on appelle « mathèmes », et que j’appelle aussi de ce même nom, j’ai essayé de marquer des places et d’en définir quatre discours. J’ai appris à ces journées que j’en avais défini plus de quatre. Moi, je n’en ai retenu que quatre.

On a évoqué aujourd’hui que j’aurais parlé du discours du philosophe. Ça m’étonnerait, mais peut-être que si je vois les choses reproduites par Jacques-Alain Miller de ce que j’ai pu énoncer là-dessus, je serai bien forcé de l’en croire. Ces quatre discours, je me suis vraiment cassé la tête pendant les vacances qui ont suivi pour essayer d’en tirer d’autres, je n’y suis pas arrivé, et c’est en ça que je pense que ces discours ne constituent pas en eux-mêmes des matières, mais des rapports entre un certain nombre de places.

Je sais bien que les places, on l’a rappelé tout à l’heure, ont une fonction dans la théorie des ensembles. Mais il n’est pas sûr que la théorie des ensembles rende raison de quoi que ce soit dans la psychanalyse. Il n’y a pas d’ensemble du symbolique, de l’imaginaire et du réel. Il y a quelque chose qui est fondé sur une hétérogénéité radicale, et pourtant qui, grâce à l’existence de cet ustensile qu’est l’homme, se trouve réaliser ce qu’on appelle un nœud, et qui n’est pas un nœud, mais une chaîne.

Que l’homme soit effectivement par cette chaîne enchaîné, c’est ce qui ne fait pas de doute. Il est curieux que cette chaîne permette la constitution de faux-trous, constitués chacun par le pliage d’un trou sur un autre. Cette notion de faux-trou me conduit évidemment à poser la question de savoir ce que c’est qu’un trou qui serait vraiment un trou. Deux vrais trous font un faux trou. C’est bien en quoi le deux est un personnage si suspect, et qu’il faut en arriver au trois pour que ça tienne.

Voilà ce que je crois pouvoir répondre aux questions qu’on m’a posées.

J’essaierai cette année de dire quelque chose qui soit un peu plus aventuré que ce que j’ai fait jusqu’à présent.