Journées de l’École freudienne de Paris : « Les mathèmes de la psychanalyse » Paru dans les Lettres de l’École, 1977, n° 21, pp. 506-509.

 

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(506)J. Lacan – Je m’en vais clore maintenant, parce que ça a assez duré !

Le principal bénéfice que l’on puisse tirer d’un tel rassemblement – ce n’est pas pour rien qu’on appelle ça quelque chose comme congrès, on tempère bien sûr, on dit « journées », c’est quand même un congrès – le principal bénéfice qu’on puisse en tirer (je parle de tout un chacun) c’est de s’instruire en somme, c’est de s’apercevoir qu’il n’y a pas que sa petite façon à soi de tourner la salade.

Alors vu le bénéfice que j’en ai tiré quant à moi, dont je ne peux pas vous faire le bilan, je dois quand même faire quelque chose, très exactement remercier ceux qui se sont donné la peine de rassembler tout ce monde, à savoir Solange Faladé, ici présente, et Jacques-Alain Miller.

Solange a fait plus en somme que de me rassembler tout ce monde, dont après tout disons que je me passe fort bien ; je m’en passe parce que, pour vous dire la vérité, j’ai assez de gens qui viennent me voir chez moi pour que je m’instruise auprès d’eux ; alors c’est avec eux que je m’instruis plus qu’avec ce qui peut se produire dans les assemblées. Ceci explique certainement que je ne sois pas très amateur de congrès. Mais Solange a fait plus que de rassembler tout ce monde ; elle s’est risquée, elle a construit un mathème de la perversion, et je dois dire qu’à la vérité (je ne vois pas pourquoi je ne me permettrais pas de dire la vérité comme tout le monde) je nage dans ce mathème de la perversion ; je nage non sans avoir des objections à y faire ; je ne sais plus très bien où elle fourre le S1, qui veut dire signifiant indice 1, non pas le signifiant qui prime mais le signifiant au nom duquel quelqu’un se manifeste, je veux dire un sujet, et c’est bien pour ça que j’ai dit que le (507)fondement d’un sujet, ce n’était rien d’autre que ce qui arrivait de ce qu’un signifiant se présente à un autre signifiant. Ça, évidemment, c’est bien embêtant, c’est le savoir ; c’est le savoir dont après tout c’est bien l’essence de la psychanalyse que de s’apercevoir que rien n’y marche si on n’a pas d’une certaine façon décanté, isolé cette fonction du signifiant.

On ne voit pas du tout en quoi on peut détacher cette fonction du savoir de quelque chose qui en dernière analyse se décante de n’être que du – parce que ce n’est rien du tout, le signifiant, c’est une habitude comme ça, la seule chose intéressante, c’est le signifié, c’est avec du signifié que l’analyste pousse ses pions, c’est avec ça qu’il signifie lui-même quelque chose. Le truc, c’est de s’apercevoir de ce qui peut avoir de la portée, de la portée de signification pour celui qui vient là en position de demande ; il demande qu’on lui donne quelque chose à se mettre sous la dent qui ait du sens.

Ce qui est important à voir, c’est que ce sens n’aurait pas de portée si ça ne l’affectait pas. Je n’aime pas beaucoup l’usage peu traditionnel dans la langue du mot « affect ». Je pense qu’affecter, c’est un verbe, c’est une action, c’est une intervention, c’est une suggestion, pourquoi pas. Mais il est troublant que ce soit avec des signifiants que l’analyse affecte. Ces signifiants bien sûr ne sont pas étroitement liés à la linguistique. Le ton a aussi quelque chose à faire dans l’affaire, et aussi bien ce qu’on appelle le style. Il y a quelqu’un qui a avancé tout à l’heure le terme du style de chacun. Le style de chacun, ce n’est certainement pas le mathème qui le rend possible. Et à cet égard, je remercie, je remercie même beaucoup Petitot d’avoir fait cette remarque qui est celle que j’aurais pu lui faire après son intervention d’hier que j’ai écoutée avec beaucoup d’attention. J’aurais pu lui faire cette remarque qu’en fin de compte, le mathème, c’est cet élément en fin de compte tiers, c’est bien pour ça que je l’ai isolé dans ce qui jusqu’à présent était le balancement de la psychanalyse, balancement entre le corps propre et d’un autre côté ce quelque chose qui, ce corps, l’encombre ; ce n’est pas naturellement tout à fait ce qu’on croit, c’est la fonction phallique, c’est-à-dire en fin de compte quelque chose comme son prolongement, à ceci près que ce prolongement lui est tout à fait étranger et senti comme autre.

Je ne vois pas pourquoi je me suis risqué à écrire ce S(A) ; ce n’est pas un mathème, c’est une chose tout à fait de mon style ; enfin j’ai dit ça comme j’ai pu, en imitation si l’on peut dire de mathème. Mais on a bien vu, précisément en écoutant Petitot, que le mathème, ce n’est pas ça. Ça ne veut pas dire quand même que je ne suis pas responsable d’un certain nombre d’issues de lettres qui ressemblent fort à des mathèmes, et c’est bien ce qui les justifie que je l’aie mis en somme en débat au cours de ces journées que, comme je viens de le dire, on a eu la bonté d’organiser pour moi.

Je crois quand même qu’il y a un point – et c’est là ce que personne n’a dit – où moi aussi, j’ai fait de vrais mathèmes. Seulement comme personne ne l’a dit, je ferai ça à la prochaine occasion puisque je reprends hélas mon séminaire pas plus tard que le 16 novembre. Je me suis réservé le 16 novembre, non pas qu’il n’y ait pas un 9 où j’aurais pu commencer, mais parce que cette année, je suis vraiment poussé (c’est moi qui me pousse, bien sûr) dans le coin, je veux dire que ce que j’essaie, c’est tout de même de me rendre compte si l’inconscient, c’est bien ce qu’a dit Freud.

(508)Il est certain que… je vais commencer : l’Unbewusst qu’il appelle ça ! Il a ramassé ça dans le cours d’un nommé Hartmann qui ne savait absolument pas ce qu’il disait, et ça l’a mordu, l’Unbewusst.

Et alors comment est-ce que je traduis ça ? Je traduis ça comme ça par une sorte d’homophonie. C’est très bizarre que je me le permette ; c’est une méthode de traduire après tout comme un autre ! Supposez que quelqu’un entende le mot Unbewusst répété 66 fois et qu’il ait ce qu’on appelle une oreille française. Si ça lui est seriné bien sûr, pas avant, il traduira ça par Une bévue. D’où mon titre, où je me sers du « du » partitif, et je dis qu’il y a de l’une bévue là-dedans.

Une bévue, ce n’est pas du tout une chose une, puisque pour qu’il puisse y avoir bévue, il faut qu’il y en ait au moins deux. Et je crois que c’est très difficile d’éviter de faire de l’une bévue quelque chose qui soit marqué de ce que j’appellerai – ce n’est pas moi qui ai trouvé ça tout seul, j’ai consulté, parce que de temps en temps j’essaie de me mathématiser, alors je vais voir un mathématicien ; et ce mathématicien, je lui ai demandé qu’est-ce qui faisait qu’il y avait de l’un ? Ça fait longtemps que je me suis aperçu qu’il y avait de l’un mais je me suis aussi aperçu que l’un, ça n’a rien à faire avec l’inconscient, puisque pourquoi est-ce qu’on dit une bévue ? Elle n’est pas une, elle consiste justement à glisser, à déraper de quelque chose dont on a l’intention dans quelque chose qui se présente comme exactement ce que je viens de dire, comme un dérapage. Alors comment exprimer mathématiquement ce défaut d’unitude, puisque c’est le terme que m’a suggéré le mathématicien que je vais voir de temps en temps, le nommé Guilbaud, unitude, ça veut dire ce qui en somme fait rond ; on retrouve là mes histoires de ronds, de ronds de ficelle notamment, ces ronds de ficelle débouchent sur bien d’autres questions, nommément sur qu’est-ce qui le fait rond ? Est-ce que c’est le trou ? C’est bien pour ça que je n’ai pas pu m’empêcher de poser la question, pour le cas où quelqu’un en aurait une petite idée et m’apporterait quelque chose qui ressemblerait à une réponse à la question « Qu’est-ce qu’un trou ? » Je crois que j’en ai fait confidence à la fin de l’exposé de Petitot.

Qu’est-ce qu’un trou ? Ce serait curieux quand même que ça ait rapport avec la fonction phallique. Ce n’est certainement pas en tout cas un signifiant de première main. Évidemment que le mot trou est un signifiant, mais justement c’est un signifiant dont personne ne sait ce qu’il peut vouloir dire. Il faudrait peut-être pousser un peu les choses là-dessus.

Je voudrais aussi, puisque j’ai remercié Solange Faladé et que je lui ai avoué que le S1 à la place où elle le mettait n’était pas quelque chose qui me paraissait convaincant quand au mathème de la perversion, je voudrais aussi remercier Jacques-Alain Miller, parce que lui a fait un autre truc : il m’a photographié en train de faire cette fameuse présentation de malades que je ne me laisse pas seulement reprocher, que je suis très gêné de faire moi-même ; mais enfin même les personnes qui me le reprochent me disent que c’est de l’ordre de la fâcheuse habitude, que j’ai été très mal élevé et que c’est à cause de ça que je me permets de présenter des malades. Je ne me le permets pas sans certainement un vif sentiment de culpabilité. C’est même pour ça que j’essaie de limiter les dégâts et que je n’y laisse pas entrer n’importe qui ; il y a un certain nombre de gens familiers que je laisse entrer parce (509)je crois savoir qu’eux me le pardonneront. Si Maud Mannoni par exemple voulait y venir, peut-être qu’elle s’en ferait une autre idée, mais naturellement c’est la seule que je n’y attirerai jamais, c’est certain. Bon. Je le regrette. Je l’invite publiquement. Elle sait qu’elle pourrait même, si ça l’amusait, glapir pendant que je suis en train de présenter comme on dit mon malade, et même on a parlé à ce propos de bilinguisme, à savoir qu’il ne parle pas la même langue, ce malade, que celle que je parle. C’est absolument vrai, je suis absolument d’accord. C’est même pour ça que je cherche un mathème, parce que le mathème, lui, n’est pas bilingue.

Voilà ce qui me paraît dans cette affaire le plus sérieux. Je voudrais bien trouver le mathème qui par sa nature évite tout à fait ce bilinguisme. Alors que Jacques-Alain Miller ait si bien – sans du tout mettre de côté ce sur quoi on pourrait m’agresser, bien loin de là, je dirai même que jusqu’à un certain point, il l’a mis en valeur, mais il l’a mis en valeur exactement comme c’est ; c’est comme ça que j’opère, que je me débrouille avec cette fameuse présentation ; cette présentation bien sûr est faite pour quelqu’un ; quand on présente, il faut toujours être au moins trois pour présenter quelque chose ; naturellement j’essaie le plus possible de tamponner les dégâts, à savoir de faire que les personnes qui m’entendent ne soient pas trop bouchées, et c’est ce qui nécessite que je fasse un tout petit peu attention.

Là-dessus, je clos les journées.