Jacques Lacan conclut ces journées qui se sont passées à Lille. La publication a été faite dans les Lettres de l’École, 1978, n °22, pp. 499-501.

 

(499)Jacques Lacan – J’ai pris ce matin quelques notes. J’espère que j’en décollerai.

Naturellement, je me trompe puisque ce que j’ai entendu, d’Alain Didier-Weill, c’est que j’ai tout compris.

Qu’est-ce que ça veut dire de comprendre, surtout quand on fait un métier qu’un jour, chez quelqu’un qui est là, qui s’appelle Dominique Thibault, j’ai qualifié d’escroquerie.

J’ai tout compris donc, et paraît-il La Lettre volée de Poe que j’ai placée en tête de mes Écrits, comme ça, par hasard, en témoigne puisque c’est ce qu’on appelle le sujet dont Alain Didier-Weill a bien voulu s’occuper – enfin « s’occuper », il y a pris appui.

C’est bien ce que je m’efforce de dénoncer, ce « tout », « tout compris ». Non seulement le « pas tout » est là à sa place, mais il est sûr que l’équivoque que j’ai pris soin d’éviter dans mon séminaire – si je l’ai évitée, ce n’est pas sûr – c’est : tout (et là je passe d’une langue à l’autre), m¯ psa, puisque c’est du  m¯  pw   que j’ai admis concernant la fumelle d’homme, ce m¯  pntew concernant la négation de l’universel, que je me suis fondé, ce que j’appelle (il faut quand même que j’écrive) stock-occasion.

Vous voyez quand même la résistance qu’a l’orthog, que je qualifie de raphe.

Il faut interroger l’équivoque, dont j’énonce que c’est de là que se fondent toutes les formations, les formations de l’inconscient.

C’est un type affreud qui a imaginé ça. À partir de quoi l’a-t-il imaginé, cet inconscient, à quoi il a rapporté un certain nombre de formations ? Ce n’est pas commode à imaginer. Mais quand même, l’orthog doit y jouer un certain rôle.

Ce qu’il a dit, Freud, l’affreud, c’est qu’il n’y a pas du su-je. Rien ne supporte le su-je. Autrement dit, au jeu du je se substitue – c’est ce que je tente d’énoncer aujourd’hui – le baffouille-à-je.

Une bafouille, qu’on dit, c’est une lettre. Et ce qu’il faut voir, c’est que, comme l’a réévoqué –, je ne sais pourquoi parce que ça ne valait pas tant d’honneur, le genre en français, comme je l’écris, ex-siste à tout. Le plus ou moins d’ex-sistence, voilà ce qui règle l’affaire des langues, autrement dit la linguistique.

(500)Ce n’est pas étonnant, ça ne m’étonne plus que je me sois référé à la linguistique, parce que la linguistique – je ne voudrais pas forcer la note – est aussi une escroquerie.

Je voudrais vous dire quand même que la distance de la logique à la langue, c’est là ce que je voudrais – « je voudrais », en réalité je n’en ai pas la moindre envie, j’ai énoncé un certain nombre de bafouillages, et peut-être, si on veut bien, que je ferai mon séminaire encore une année. Mais tout ce que je souhaite, c’est de ne pas le faire. On me comblera, pour tout dire, à ce que je ne le fasse pas. C’est moi qui en jugerai, mais enfin, parce que je suis las.

Mais il y a quelque chose qui quand même est intéressant, c’est l’affaire qui s’est déclarée quand Newton a parlé de la gravitation. Il a dit que les corps – les corps c’est-à-dire la matière – gravitaient entre eux selon la masse d’autres corps. Ça n’est pas passé tout seul au temps de Newton parce que les gens de son temps se sont creusé la tête sur le fait que dans la formule de Newton, il y a une question de distance, et cette distance, les gens du temps de Newton se sont interrogés pour savoir comment chaque corps pouvait bien le savoir, cette distance.

C’est bien la même question qui se pose à nous sur le sujet de savoir la distance où est la langue de la logique. La langue ex-siste à la logique, mais comment l’inconscient le sait-il ? Comment s’oriente-t-il là en fonction du réel, réel dont la distance fait partie ? Pas d’autre définition – j’ai hasardé ça – du réel que l’impossible. C’est de l’ordre de la définition, et la définition, ça n’a rien à voir avec la vérité. La vérité, je me suis permis d’avancer qu’on ne peut pas la dire. C’est quand même drôle qu’il y ait des gens dénommés analystes qui s’efforcent de faire dire à ce qu’on appelle leurs analysants – (c’est comme ça tout au moins que je les désignais) qui s’efforcent de leur faire dire la vérité. La vérité est strictement impossible à dire. Disons qu’elle ne peut se dire qu’à moitié. J’ai parlé, et Alain DidierWeill y a fait allusion, de mi-dire, et le mi-dire, c’est comme chacun le voit un pur et simple ratage de la vérité.

Comment est-ce concevable que des personnes, comme ça, tordues s’efforcent de reconstruire ce que j’ai appelé l’ex-sistence de la langue à la logique ? De deux choses l’une : ou l’inconscient sait d’avance tout ce qui se construira dans l’histoire, ce qu’on appelle, j’ai appelé ça l’histoire, c’est l’hystérie ; ou il sait déjà la distance où il est de la logique, ou l’élucubration dont j’ai essayé de fournir à Freud, à l’affreux Freud, le soutien, n’a aucune espèce de sens. Qu’est-ce que c’est qu’une névrose ? Ça m’a amené à élucubrer cette histoire de nœud, que j’ai appelé borroméen. Ce nœud est un symbole pour manifester – la manifestation, c’est une métaphore, et l’enchaînement dont il s’agit, c’est désignable de cette métaphore qu’est l’usage du mot métonymie.

Il faudrait explorer ce que la signification, l’usage des mots en d’autres termes, représente pour chacun. Nous voilà ramenés à la linguistique. To glance a nose, c’est comme ça que ça se dit en anglais, jeter un regard sur un nez ; grâce à quoi quelqu’un qui avait parlé l’anglais dans son enfance avait une trouille particulière de voir je ne sais quel brillant auf der Nase, c’est comme ça que ça se dit en allemand.

(501)Tout ce qui marque la distance de la langue à la logique (et là c’est un abîme) mérite d’être exploré. Autant dire que l’irrationnel, ce qu’on sait, met en colère, ira. Le Ça ira est en effet le chant de la colère.

Voilà ce que, si je continue mon bafouillage, j’ai le projet de jaspiner ; de jaspiner comme je pourrais, parce que le su-je, ce dont se supporte le je, ça semble être à la portée de la main ; chacun se promène avec un je ; tout au moins énonce-t-il ce je à tort et à travers.

J’en ai assez dit pour aujourd’hui. Si je réussis à persévérer dans ce que j’appellerai la suite, je vous y donne rendez-vous.