Conférence à l’Unesco. Colloque pour le 23e centenaire d’Aristote. Publication par Unesco Sycomore, 1978, pp. 23-24.

 

(23)Jacques Lacan – On met une différence entre l’objet et la représentation. On sait cela, pour se le représenter mentalement. Il suffit de mots qui, comme on dit, « évoquent », soit « appellent », la représentation.

Comment Aristote conçoit-il la représentation ? Nous ne le savons que par ce qui a retenu un certain nombre d’élèves de son temps. Les élèves répètent ce que dit le maître. Mais c’est à condition que le maître sache ce qu’il dit. Qui en juge sinon les élèves ? Donc ce sont eux qui savent. Malheureusement – c’est là que je dois témoigner en tant que psychanalyste – ils rêvent aussi.

Aristote rêvait, comme tout le monde. Est-ce lui qui s’est cru en devoir d’interpréter le rêve d’Alexandre assiégeant Tyr ? Satyros – Tyr est à toi. Interprétation-jeu qui est typique.

Le syllogisme – Aristote s’y est exercé, – le syllogisme procède-t-il du rêve ? Il faut bien dire que le syllogisme est toujours boiteux – en principe triple, mais en réalité application au particulier de l’universel. « Tous les hommes sont mortels », donc un d’entre eux l’est aussi. Freud là-dessus arrive, et dit que l’homme le désire.

Ce qui le prouve, c’est le rêve. Il n’y a rien d’affreux comme de rêver qu’on est condamné à vivre à répétition. D’où l’idée de la pulsion de mort. Les freudo-aristotéliciens, mettant la pulsion de mort en tête, supposent Aristote articulant l’universel et le particulier, c’est-à-dire le font quelque chose comme psychanalyste.

Le psychanalysant syllogise à l’occasion, c’est-à-dire aristotélise. Ainsi Aristote perpétue sa maîtrise. Ce qui ne veut pas dire qu’il vive – il survit dans ses rêves. Dans tout psychanalysant, il y a un élève d’Aristote. Mais il faut dire que l’universel se réalise à l’occasion dans le bafouillage.

Que l’homme bafouille, c’est certain. Il y met de la complaisance. Comme il se voit dans le fait que le psychanalysant revient à heure fixée chez le psychanalyste. Il croit à l’universel, on ne sait pas pourquoi, puisque c’est comme individu particulier qu’il se livre aux soins de ce qu’on appelle un psychanalyste.

C’est en tant que le psychanalysant rêve que le psychanalyste a à intervenir. S’agirait-il de réveiller le psychanalysant ? Mais celui-ci ne le veut en aucun cas – il rêve, c’est-à-dire tient à la particularité de son symptôme.

Le Peri psuchès n’a pas le moindre soupçon de cette vérité, qui constitue la résistance à la psychanalyse. C’est pourquoi Freud contredit Aristote, lequel, dans cette affaire de l’âme, ne dit rien de bon – si tant est que ce qui reste écrit soit un dire fidèle.

La discrimination du « to ti esti » et du « to ti en einai », qu’on traduit par « essence »et par « substance » en tant que bornée – « to horismon » – reflète une distinction dans le réel, celle du verbal et du réel qui en est affecté. Ce que j’ai moi-même distingué comme symbolique et comme réel.

S’il est vrai, comme je l’ai énoncé, qu’il n’y a pas de rapport sexuel, à savoir que dans l’espèce humaine il n’y a pas d’universel féminin, qu’il n’y a pas de « toutes les femmes » il en résulte qu’il y a toujours, entre le psychanalyste et le psychanalysant, quelqu’un en plus. Il y a ce que j’énoncerai non pas comme représentation, mais comme présentation de l’objet. Cette présentation est ce que j’appelle à l’occasion l’objet a. Il est d’une extrême complexité.

Aristote néglige cela, parce qu’il croit qu’il y a représentation, et cela entraîne que Freud l’écrit. Aristote pense – il n’en conclut pas qu’il soit pour autant – il pense le monde, en quoi il rêve comme ce qu’on appelle tout le monde, c’est-à-dire les gens. Le monde qu’il pense, il le rêve, comme tous ceux qui parlent. Le résultat c’est – je l’ai dit – que c’est le monde qui pense. La première sphère est ce qu’il nomme le « nous ».

On ne peut savoir à quel point le philosophe délire toujours. Freud bien sûr, délire aussi. Il délire, mais il note qu’il parle de nombres et de surfaces. Aristote eût pu supposer la topologie, mais il n’y en a pas trace.

J’ai parlé du réveil. Il se trouve que j’ai rêvé récemment que le réveil sonnait. Freud dit qu’on rêve du réveil quand on ne veut en aucun cas se réveiller.

À l’occasion, le psychanalysant cite Aristote. Cela fait partie de son matériel. Il y a donc toujours quatre personnes entre le psychanalyste et le psychanalysant. À l’occasion, le psychanalysant fournit Aristote. Mais le psychanalyste a derrière lui son inconscient dont il se sert à l’occasion pour donner une interprétation.

C’est tout ce que je peux dire. Que j’hallucine dans mon rêve le réveil sonnant, je considère cela comme un bon signe, puisque, contrairement à ce que dit Freud, il se trouve, moi, que je me réveille. Au moins me suis-je, dans ce cas, réveillé.